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Laure d’Estell (1864)/24

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 95-101).
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XXIV


Tu te rappelles que je te quittai pour voler au secours de Lucie : quand j’arrivai, je la vis entourée de plusieurs personnes dont les forces ne suffisaient pas pour arrêter ses mouvements convulsifs ; elle était dans cet état affreux où tu dis m’avoir vue à la mort de Henri ; mais je souffrais seule de mes douleurs, et la pauvre Lucie joignait aux siennes celles de son enfant. Je craignis que tous deux y succombassent ; et, dans ce moment de désespoir, le ciel voulut que le souvenir du bon curé vint me donner les moyens de sauver mon amie ; je me rappelai qu’en visitant sa pharmacie, il m’avait fait remarquer une potion dont l’effet était certain pour calmer les convulsions : il l’appelait pour cette raison la potion miraculeuse. Je fis mettre des chevaux et l’envoyai chercher sur-le-champ, il arriva bientôt : sa présence me rendit quelque espoir ; il ne parut pas effrayé de l’état de Lucie, et nous dit qu’avant une heure elle serait beaucoup mieux. À ces mots sir James, dont la pâleur faisait frémir, prit la main du curé, la serra, et ne put proférer une seule parole. Nous choisîmes l’instant où l’accablement succéda aux douleurs, pour donner à la malade cette potion qui devait la rendre à la vie. Juge de ce que nous éprouvâmes, ma Juliette, quand au bout d’un quart d’heure nous vîmes cesser les convulsions et la pauvre Lucie tomber dans un profond assoupissement. Alors M. Bomard nous dit :

— Je ne crois point que nous ayons à craindre une rechute, surtout si le sommeil se prolonge encore quelque temps ; mais il est important qu’il ne soit pas interrompu : veillez à ce qu’on ne fasse pas le moindre bruit ; je vais rester près de la malade, et je vous ferai avertir aussitôt son réveil.

Nous fîmes sortir tout le monde, et après avoir donné les ordres nécessaires et recommandé qu’on éloignât les enfants, nous montâmes, sir James et moi, dans le salon le plus près de l’appartement de Lucie. Il me dit en entrant :

M. Bomard se flatte ; ma sœur est plus mal que jamais, et je vais perdre le seul être qui s’intéresse à moi.

Son accent était celui du désespoir ; je m’approchai de lui, et je tentai de calmer sa douleur. Après lui avoir détaillé toutes les raisons qui devaient le rassurer, j’ajoutai :

— Vous êtes injuste, milord, en pensant qu’un homme doué de vos vertus, ne soit apprécié par personne. Vous n’avez pas le droit de douter ainsi de l’amitié de celles qui vous connaissent.

— Serait-il vrai, interrompit-il, vous, Laure ! vous prendriez quelque intérêt à mon sort ?

— Je ne suis pas la seule, lui ai-je dit ; n’avez-vous pas un ami et des parents qui vous sont attachés ?

— Non, s’écria-t-il, Laure et Lucie sont les seules que je puisse aimer ; mais vous, le modèle des perfections ! vous l’ange consolateur de tous les infortunés ! pourriez-vous regarder comme un frère celui que la fatalité condamne à d’éternels malheurs, et dont le caractère aigri par les chagrins, par les remords peut-être, est devenu méfiant, atrabilaire, et dénué de tout ce qui fait le charme d’une liaison intime ? Non ! vous devez me refuser une affection dont je ne suis pas digne.

En prononçant ces mots, des larmes coulaient de ses yeux ; j’en fus attendrie, il vit mon émotion, et dit avec chaleur :

— Voilà la première fois que je suis injuste envers le ciel ; j’excite votre pitié, je vous intéresse, Laure, et mes plaintes doivent cesser.

Dans cet instant le bon curé vint lui-même nous apprendre que Lucie était absolument hors de danger. Le médecin la trouvait si calme, qu’il avait ordonné une saignée pour faciliter son accouchement et prévenir tout accident fâcheux. Sir James aurait voulu que sa fortune pût l’acquitter envers M. Bomard, de l’action bienfaisante qui venait de lui rendre sa sœur : il lui prodiguait les témoignages de sa reconnaissance, tandis que ce vénérable vieillard me remerciait de lui avoir donné les moyens d’être utile à une famille aussi intéressante.

Lucie était réveillée, et nous passâmes dans sa chambre.

— Je vous ai causé bien de l’inquiétude, dit-elle, en nous voyant, mais je me sens beaucoup mieux, et le plaisir de vous voir va me guérir tout-à-fait.

Sir James lui raconta comment le soin que j’avais eu d’envoyer chercher M. Bomard, et la potion que celui-ci s’était empressé de lui faire prendre, l’avait rappelée à la vie. Le bon curé ne voulut pas qu’on lui fît un mérite d’avoir, à ce qu’il disait, simplement secondé la nature ; mais Lucie ne cédant point aux raisons que donnait sa modestie, le nomma son sauveur. On convint que ce serait lui qui baptiserait le nouveau-né. Lucie nous apprit qu’ayant depuis longtemps formé le projet de donner à son enfant le nom de son frère, elle avait prié son mari d’obtenir les dispenses nécessaires pour cet acte ; qu’elles venaient d’arriver, et elle ajouta, en me prenant la main :

— Mon amie ne refusera pas le titre de seconde mère de mon enfant ; il faut qu’il porte le nom de Laure ou de James, et je compte sur tous deux pour le protéger. Me trompé-je ?

— Non, lui répondis-je en l’embrassant, je ne refuserai pas de m’unir plus étroitement à vous.

Sir James gardait le silence, et nous avions les yeux fixés sur lui pour chercher à deviner sa pensée, lorsque sortant de sa rêverie, il s’écria :

— Bizarre destinée !

Puis tout à coup passant à une autre idée :

— C’est avec madame d’Estell, ajouta-t-il, que je vais contracter un engagement sacré, je ne serai plus un étranger pour elle : ah ! ma Lucie, je te dois un bonheur dont je n’aurais jamais osé concevoir l’espérance !

— Je prévois, interrompit M. Bomard, que nous allons être tous heureux.

À ces mots, les yeux de sir James ont rencontré les miens ; ils semblaient vouloir lire dans mon âme, si je partageais ce pressentiment. Hélas ! je n’en ai plus que de tristes ? Il a deviné que j’étais loin de me livrer à d’aussi douces illusions, et bientôt il est retombé dans sa mélancolie.

La nuit du même jour Lucie est accouchée d’un fils ; la joie qu’elle en a éprouvée a compensé grandement ses douleurs ; sa première pensée a été pour son époux ; elle m’a chargée de lui annoncer que leurs vœux étaient comblés, et sa félicité m’a rappelé les moments les plus doux de ma vie ; elle lui a rendu la santé, et nous attendons qu’elle soit tout à fait rétablie pour lui donner une fête le jour du baptême de son enfant. Emma et Jenny en font les préparatifs ; elles ont commandé un berceau tout en fleurs, et malgré la saison, elles veulent qu’on se croie au printemps. Tout le château de Varannes est invité ; j’ai écrit à ma belle-mère pour lui apprendre l’heureux accouchement de Lucie, et quelques jours après je suis allée la voir. Elle m’a reçue avec sa bonté ordinaire ; mais madame de Gercourt m’a traitée avec un air de dédain qui m’a choquée. Caroline n’était pas au salon quand je suis arrivée ; j’ai demandé de ses nouvelles et de celles de son frère ; madame de Varannes m’a répondu qu’elle devait être dans un des cabinets qui sont auprès de la chapelle.

— L’abbé de Cérignan, a-t-elle ajouté, a promis de lui lire ce soir une oraison de Bossuet, et je présume qu’il est avec elle.

Je trouvai singulier qu’on laissât ainsi des soirées entières une jeune personne avec un homme qui, quelque saint qu’il puisse être, n’est pas à l’abri d’une faiblesse ; mais je me gardai bien de faire part de ma réflexion, elle eût été trop mal accueillie.

— Quant à son frère, continua-t-elle, il ne quitte plus D***, et lorsqu’il vient ici ce n’est que pour y faire de bien courtes visites.

Comme elle achevait cette phrase, Caroline et l’abbé entrèrent ; ce dernier m’accabla de politesses, il avait un certain air satisfait qui répandit sur ses discours une douceur extraordinaire ; mais Caroline vint m’embrasser avec autant de froideur qu’à mon départ. Je la trouvai changée ; les jeûnes, et les continuelles prières qu’elle fait à genoux, finiront par la rendre malade. As-tu quelquefois remarqué la pâleur de ces pauvres religieuses ? Je suis sûre que cette manière de vivre en est la cause, et je ne conçois pas que ma belle-mère s’aveugle au point de prendre pour un air raisonnable l’air languissant de Caroline.

Adieu, ma Juliette, j’espère qu’un événement malheureux ne viendra plus interrompre notre correspondance.