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Laure d’Estell (1864)/9

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 30-34).
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IX


Tu veux encore t’éloigner de moi, ma Juliette ; n’est-ce donc pas assez de tout l’espace qui nous sépare ? As-tu si vite oublié la promesse que tu m’as faite de venir passer quelques mois avec ta Laure, aussitôt que les affaires de M. de Norval te le permettraient. Sans cet espoir, je n’aurais pas eu le courage de me séparer de toi, malgré toutes les raisons qui m’y forçaient. Devais-je m’attendre à te voir faire un autre voyage que celui de Varannes : mais j’oublie que ta volonté n’entre pour rien dans les démarches qu’exige le commerce de la maison de ton mari, et je me borne à plaindre le sort qui m’impose un sacrifice bien coûteux à l’amitié, après m’en avoir fait subir tant d’autres. Ne crains pas, chère amie, que ton absence rende notre correspondance moins active ; elle a trop de charmes pour moi, et puisque tu t’intéresses si vivement au récit des moindres événements de ma vie, je continuerai à te parler même de ceux qui ne me touchent que faiblement. Par ce moyen, tu croiras toujours vivre avec moi, je serai plus en état de recevoir tes conseils, et nous serons réellement moins éloignées l’une de l’autre.

Madame de Savinie m’a écrit ce matin pour m’annoncer sa visite, et m’apprendre le départ de son frère ; il est absent pour quinze jours. Caroline était seule avec moi quand je reçus son billet, la bonne petite s’est mise à pleurer en me disant :

— Il est parti sans nous faire ses adieux ; ma sœur, ne trouvez-vous pas cela bien mal ?

— Mais pas autant que vous, lui ai-je dit, une affaire importante l’a sûrement forcé de quitter Savinie, et vous saurez bientôt la raison qui doit l’avoir empêché de nous prévenir de son départ.

— Je conçois que vous pensiez ainsi, vous ne connaissez point le caractère de sir James, vous ne savez pas que peut-être il ne reviendra plus.

Et ses larmes recommençaient à couler.

Ce moment était favorable pour l’engager à me faire l’entier aveu de ses sentiments, et je crus devoir en profiter.

— Vos pleurs m’instruisent assez, lui répondis-je, de tout l’intérêt que vous portez à sir James ; mais, bonne Caroline, avez-vous réfléchi quelquefois sur le danger qui en peut résulter. Si je ne craignais pas de vous paraître indiscrète, je vous ferais part des craintes que mon amitié en conçoit, et peut-être mes réflexions vous seraient-elles de quelque utilité.

— Oh ! ma chère Laure, a-t-elle repris avec l’accent le plus tendre, vous êtes seule digne de toute ma confiance, vous seule pouvez comprendre mes peines, et surtout excuser ma faiblesse. Il est trop vrai, sir James a fait la plus vive impression sur mon cœur ; ses malheurs, sa tristesse m’ont inspiré le désir de lui offrir des consolations ; et l’espoir d’y réussir, fondé sur quelques préférences de sa part, a bientôt fait d’égarer ma raison. Je sais tous les obstacles qui s’opposent à mon bonheur ; je me suis répété cent fois qu’il était impossible : cette vérité n’a servi qu’à me rendre plus malheureuse, sans diminuer…

Elle s’arrêta, n’osant pas prononcer le mot amour. Je compris son embarras, et sans avoir l’air de m’en apercevoir, je l’embrassai. Je n’ai pas voulu la flatter d’un succès sur lequel je ne compte pas, mais je lui ai promis de m’informer, près de Lucie, du caractère de milord Drymer, et de ses vues relatives à son fils. Je n’ai pas osé non plus lui demander si ce dernier répondait assez à son amour pour s’exposer au courroux de son père, ce doute l’aurait affligée ; mais comme il est important de l’éclaircir avant de se compromettre par aucune démarche, je vais, plus que jamais, observer cet amant mystérieux ; ce qui le trahira, et ce que me diront Lucie et Frédéric, m’apprendront, j’espère, tout ce que j’en veux savoir.

Vois, ma Juliette, comme on se trompe dans ses projets ; en me retirant ici, j’ai cru me soustraire aux soins fatigants qu’entraîne la société ; j’ai cru n’avoir plus à entendre parler ni d’ambition, de fraude, ni d’amour malheureux. Eh bien, mon amie, le monde est partout le même, il n’y a que la différence d’une miniature à un tableau. Cette femme, qui devait vivre dans la plus profonde solitude, qui ne devait s’occuper que de l’éducation de son enfant, la voilà déjà distraite par mille événements, et forcée d’y prendre part pour le bonheur de ceux qui l’intéressent. C’est ainsi que j’ai passé ma vie dans le temps où elle était embellie par la réunion de tout ce qui peut combler les désirs d’une âme tendre ; j’ai vu souvent ma félicité empoisonnée par l’aspect des malheurs dont mes amis étaient victimes ; je pleurais sur leur sort, sans prévoir que le mien serait un jour plus à plaindre ; je me disais seulement : ils seront aussi sensibles à mes peines que je le suis aux leurs, et cette idée me consolait d’avance. Tu sais, Juliette, à quel point je m’abusais, et si d’autres que toi ont été touchés de ma douleur. N’importe, ce triste souvenir ne m’empêchera point de servir encore des amis ingrats ; le ciel en me donnant une véritable amie, m’a ôté le droit de murmurer contre eux, et je te dois en cela une vertu dont je n’eusse peut-être pas été capable. Adieu.