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Lausanne à travers les âges/Aperçu/06

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Collectif
Librairie Rouge (p. 31-36).


VI

Mœurs lausannoises sous les évêques.

Avant de parler de l’introduction de la Réforme, disons encore quelques mots des mœurs sous le régime des évêques. La ville, qui comptait six ou sept mille habitants, tout au plus, possédait, au quinzième siècle, outre la cathédrale de Notre-Dame, cinq églises paroissiales : Saint-Maire, Saint-Paul, Saint-Pierre, Saint-Étienne, Saint-Laurent ; le prieuré de Saint-Maire ; le couvent de Saint-François, avec sa belle église, où se tint le concile de Lausanne, et son cloître, où habita l’anti-pape Félix V ; enfin le couvent des Dominicains de la Madeleine, dont l’église était très fréquentée, au grand chagrin du Chapitre. Celui-ci, en effet, se plaignait, à l’évêque de ce que les offices de la cathédrale étaient délaissés ; un accord survint, par lequel les Dominicains s’engagèrent à n’ouvrir leur église au public qu’après l’heure de la messe.

Mais le grand nombre des lieux de culte ne développe pas nécessairement la piété ; en dépit de tous ces moyens d’édification, les mœurs de l’ancienne Lausanne étaient fort relâchées. Saint Bernard de Clairvaux, qui y était venu sous l’épiscopat de Gui de Merlen (1134 à 1143) déplorait avec amertume les désordres dont il y fut témoin.

Un siècle plus tard, l’évêque saint Boniface, après un épiscopat de neuf ans, signale les mêmes débordements. Renonçant à un siège qui lui cause tant de tourments, il demande au pape de le relever de son mandat. En quittant Lausanne, qu’il compare à Babylone, il écrit une lettre à son clergé, dans laquelle il se désole de n’avoir pu guérir cette ville et déclare qu’il n’y a rien en elle de sain depuis la plante des pieds jusqu’au sommet de la tête (1239). Durant les siècles suivants, les mœurs ne s’améliorèrent pas. En 1398, les États de Lausanne prirent des mesures de police très sévères ; pour lutter contre la débauche, ils lui assignèrent un quartier en dehors duquel elle était prohibée ; les femmes qui s’y vouaient, pour ne pas être confondues avec les femmes respectables, étaient tenues de porter comme signe distinctif des galons blancs sur leurs manches.

Le mal était si profondément invétéré que les Bernois, dont l’énergie était grande, eurent beaucoup de peine à ramener les Lausannois à des mœurs honnêtes. « En 1541, il se voyait à Lausanne, dit l’historien Ruchat, une abbaye[1], c’est-à-dire une société de jeunes gens qui s’assemblaient et faisaient leurs exercices militaires deux fois par semaine, avec toutes sortes d’insolences ; c’était un véritable carnaval. Ils couraient tout nus, ou masqués dans la ville représentant le dieu Bacchus. Ils chantaient des chansons impudiques, dansaient en pleine rue, buvaient et « ivrognaient » par les rues, et, à la fin de leurs divertissements, brûlaient au milieu de la rue avec une infinité d’extravagances le tonneau qu’ils avaient vidé. Ils protégeaient ouvertement les filles de mauvaise vie et maltraitaient les ministres lorsqu’ils parlaient contre eux. »

Ces mœurs, quoique un peu atténuées, étaient encore celles des « escholiers » de l’ancienne Académie, que tançait vainement le réformateur Viret.


Escaliers du Marché, partie supérieure.
La ville de Lausanne n’était pas riche. Ses revenus ne provenaient que des tributs levés sur les Juifs et les Lombards[2] ; ils ascendaient, en 1507, à 454 livres, ce qui, si l’on tient compte de la dépréciation de l’argent (en prenant comme terme de comparaison la valeur du froment), représenterait aujourd’hui 4 400 francs. Les dépenses étaient la même année de 433 livres, soit 4 193 francs. À la fin du même siècle, en 1582, les revenus de Lausanne étaient de 14 723 florins, soit 47 877 francs, et les dépenses de 13 591 florins, soit 44 165 francs. Lorsque les revenus ordinaires de la ville ne suffisaient pas, en cas de réparation à faire aux fortifications, de levée de troupes ou autre dépense extraordinaire, les Conseils décrétaient des impôts spéciaux, appelés giètes : c’étaient des contributions de tant par feu. Quelques indications puisées dans les Manuaux par Ernest Chavannes permettront de se faire une idée du prix de la vie au commencement du seizième siècle. En 1505, une livre de bœuf se vendait 6 deniers (= 26 centimes en valeur actuelle), une livre de mouton 6 deniers, une livre de porc 6 deniers, 12 perdrix 60 sols (= 32 francs). En 1526, une livre de bœuf 5 deniers (= 19 centimes), une livre de mouton 6 deniers (= 24 centimes). Le goût des plaisirs était très vif ; les bourgeois profitaient de toutes les occasions pour banqueter et se réjouir. Les repas de noce se faisaient dans les hôtelleries ; il était d’usage que les amis des époux et même de simples relations puissent s’y rendre et participer au banquet en offrant des étrennes aux époux. Quand se mariait quelque personnage influent, il se trouvait des centaines de personnes à sa noce ; les ménétriers étaient appelés, et la nuit se passait en danses jusqu’au matin.

La ville étant la propriété de l’Église de Lausanne, la Commune n’avait que peu de biens propres ; mais les nombreux actes de vente et testaments des quatorzième et quinzième siècles qui nous ont été laissés, nous représentent une population aisée, se vouant essentiellement au commerce. Auprès de la cathédrale, à portée des pèlerins, se trouvent les ateliers des orfèvres, des scriptores ou fabricants de manuscrits et enlumineurs, des marchands d’objets pieux. Plus loin les merciers, qui formaient une confrérie (corporation) importante, vouée à saint Jacques, et qui embrassait les commerces de drap et de cuir. Un acte de 1337 montre qu’on faisait en particulier un trafic étendu de draps coloriés de France. Les bouchers, les serruriers avaient aussi leurs confréries, toutes au vocable d’un saint ; celle des serruriers était vouée à saint Éloi. La
Escaliers du Marché, partie inférieure.
rue de Bourg avait le monopole des auberges. Un testament de 1385 signale la corporation des journaliers. Ces associations étaient au fond semblables aux abbayes de métiers de Berne et de Bâle. Si elles n’ont pas survécu, comme celles-ci, c’est que les baillis de Lausanne tenaient peu au maintien de corporations plus ou moins autonomes et les ont laissé s’éteindre.

À côté de ces associations de métiers, il y avait les associations pieuses. Chaque paroisse avait sa société de charité ou confrérie du Saint-Esprit. La confrérie de Notre-Dame, fondée dans un but exclusivement religieux, s’étendait à toute la ville. D’autres avaient un but militaire. Les membres de la confrérie des arbalétriers devaient s’exercer à l’arbalète au moins une fois par mois. Si l’un d’eux se trouvait en danger à moins de cinq lieues de Lausanne, ses confrères devaient aller le chercher à leurs frais, en uniforme, avec arbalète et carquois garni de douze carreaux. La confrérie élisait ses prieurs ou présidents, qui réglaient les conflits surgissant entre sociétaires. Chaque année, le jour de l’Assomption, les arbalétriers, ouverts d’une cotte et d’un capuchon de couleur, suivaient en procession leurs prieurs et allaient porter à la Cathédrale une grande torche de cire. Au décès de chaque confrère ou de sa femme, les arbalétriers devaient assister à la cérémonie funèbre, une chandelle de cire à la main, et verser un denier pour la messe de requiem[3].

Les chanoines étaient une gent batailleuse ; ils se recrutaient généralement parmi les jeunes nobles du pays, très friands des grasses prébendes du Chapitre[4]. Mais l’habit ne fait pas le moine ; les cadets de famille étaient plus préoccupés de se procurer une existence agréable que d’avancer le règne de Dieu. Or donc, un dimanche, le 18 mai 1533, une vive dispute s’éleva au jeu de paume, entre un banneret de la ville et Barthélémy de Prez, chanoine et curé de Saint-Paul, fils du seigneur de Corcelles-le-Jorat. Ce chanoine était un homme violent ; il aimait mieux manier les armes que chanter messe ; deux ans plus tard, il marchait au secours de Genève, à la tête d’une compagnie de Lavaux. Un différend étant survenu entre deux joueurs, le chanoine donna un démenti au banneret et en vint immédiatement aux voies de fait. Le capitaine de la jeunesse, Ferrand Loys, prit fait et cause pour le banneret et demanda une réparation à son agresseur, qui la refusa. Aussitôt le bouillant capitaine fait sonner le tocsin, assemble sa troupe et annonce l’intention de mettre au pillage la maison du chanoine. Celui-ci, prévenu, appelle des amis à la garde de sa cure menacée ; l’attaque fut vive, la défense opiniâtre ; il y eut des tués et des blessés ; à la fin la jeunesse victorieuse prit la cure d’assaut et la pilla impitoyablement[5].

Il faudrait se garder de généraliser : les chroniques et les mémoires, comme les manuaux, relatent de préférence les événements qui sortent de l’ordinaire, et l’on doit penser qu’à côté de ces chanoines viveurs, il y avait des prêtres qui prenaient au sérieux le mandat sacré dont ils étaient revêtus et qui donnaient au peuple l’exemple de la piété. Il est évident cependant que le besoin d’une réforme se faisait sentir ; la curie romaine le comprit bien, et pour mettre un terme aux abus dont on se plaignait, le Concile de Trente (1545-1558) prit, mais un peu tard, une série de mesures énergiques qui produisirent d’heureux résultats.

Si les mœurs des vieux Lausannois laissaient à désirer, les épreuves d’autre part ne leur avaient pas manqué. Trois incendies, coup sur coup, en 1219, 1235 et 1240 consumèrent une grande partie de la ville ; la cathédrale eut beaucoup à en souffrir ; lors du premier, 1374 maisons furent détruites. Dans le second, 80 personnes périrent, toutes les églises, à l’exception de Saint-Laurent, furent brûlées, et avec elles une foule de documents précieux pour notre histoire. Le troisième de ces grands incendies fut allumé dans la lutte qui eut lieu entre les partisans de Jean de Cossonay et ceux de Philippe de Savoie, tous deux prétendants à l’évêché de Lausanne. Un autre incendie général détruisit la Cité et endommagea la cathédrale en 1320, un autre en 1377 ou 1378.

La peste visita la ville en 1439, 1521, 1527, 1528, 1530, 1531, 1532, 1542, 1551, 1564, 1565 et 1613. Des mesures de police furent prises pour combattre le fléau. Les pestiférés étaient internés dans des maisons préparées pour les recevoir, et soignés par des infirmiers, que l’on appelait « marrons » ou aussi « corbeaux. » Ceux-ci étaient des hommes qui avaient été atteints de la peste, puis guéris, et que l’on considérait comme étant à l’abri de la contagion. On leur faisait prêter serment à leur entrée en fonctions ; ils devaient être gens de bien et savoir lire pour pouvoir faire la lecture des prières aux malades.

En 1494, le Conseil décréta la construction d’un hôpital pour les pestiférés, au lieu dit au Praz du Marchier, sur le territoire
Entrée de la rue du Pré.
de Saint-Laurent. Le bâtiment, élevé en partie au moyen de quêtes, fut inauguré l’année suivante et dédié aux saints Roch, Sébastien et Antoine. C’était une infirmerie plus que modeste, comprenant 4 chambres et 5 bois de lit[6].

Il y avait aussi à l’usage des lépreux, des établissements spéciaux. Le plus ancien avait été créé au treizième siècle dans le domaine actuel du Désert. En 1300, cette maladière contenait 14 lépreux. Il y avait, à la même époque, des recluses à la Vuachère et à Vidy, avec des chapelles dédiées à saint Nicolas et à saint Lazare. En 1461, une nouvelle léproserie fut construite à Vidy ; celle du Désert fut abandonnée. En 1630, il y avait encore deux lépreux à Vidy[7].

Si les Conseils de Lausanne et le clergé s’étaient efforcés de conjurer les dangers de la peste et de la lèpre, ils s’étaient aussi préoccupés de créer des moyens d’instruction. Les comptes de la ville nous apprennent qu’il y avait à Lausanne, dès 1381, des écoles. Les régents étaient nommés par le Conseil de la ville basse ; il recevait un petit subside de la bourse communale. L’écolage fut fixé, en 1467, à 8 sols par an pour les plus jeunes écoliers et à 12 sols pour les plus âgés. Les instituteurs sont qualifiés tantôt de recteurs, de maîtres, ou même de maîtres ès arts, tantôt de régents. Ces écoles se trouvaient à la place de la Palud et à la rue de Saint-Jean.

De son côté, l’évêque Guillaume de Challant fonda, en 1419, un institut dit « des Innocents, » où étaient élevés des jeunes garçons, au nombre de six, qui devaient être de naissance légitime, âgés d’au moins huit ans, bien conformés, d’une figure agréable et avoir des dispositions pour le chant. Cet établissement avait sans doute pour but de former des jeunes gens en vue du sacerdoce. Le Chapitre entretenait aussi des écoles, qui paraissent avoir pris fin avec l’établissement de la Réforme, et avoir été remplacées par le Collège, que fondèrent LL. EE.

Tel était, esquissé à grands traits, l’aspect que présentait Lausanne avant l’annexion bernoise : c’était une ville joyeuse, frivole et sans énergie, qui devait être facile à conquérir.

  1. Un édit bernois la supprima en 1544. Les membres de l’abbaye furent condamnés à une amende de 100 écus d’or. À l’époque de la catholicité, d’ailleurs, le Chapitre avait à plusieurs reprises protesté contre ces mœurs déplorables, ainsi qu’on le voit par le procès-verbal de ses séances ; mais il était impuissant.
  2. On désignait alors sous le nom de Lombards ou de Cahorsiens les banquiers : les ressortissants de la Lombardie et ceux de la ville de Cahors, s’étaient fait une spécialité du commerce de l’argent.
  3. Ces renseignements, qui nous ont été fournis par M. Reymond, proviennent des recherches faites dans les archives cantonales sur les corps de métiers.
  4. Le Chapitre possédait les seigneuries de Crans, Saint-Prex, Jolens, Tolochenaz, Crissier, Epalinges, Romanel, Chavornay, Essertines, Vuarrens, Dommartin, Daillens, Ogoz, Granges et Yvonand.
  5. Ferrand ou Ferdinand Loys, qui prit part en 1536 à la dispute de Lausanne, fut dans la suite bourgmestre (de 1557-1560) et se montra zélé partisan des protestants de France. Il acquit par son mariage avec Claude Champion la terre de Cheseaux. C’est à sa famille qu’appartient le physicien et astronome Jean-Philippe Loys de Cheseaux († 1751), qui s’est acquis une réputation européenne.
  6. Les restes de la chapelle de Saint-Roch furent démolis en 1820.
  7. Voir Extraits des manuaux du Conseil de Lausanne 1383 à 1511, annotés par Ernest Chavannes.