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Le Baiser de Narcisse/04

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L. Michaud (p. 13-16).


CHAPITRE IV



Le temple était là, portique blanc, qui s’ouvrait sur la mer. Ses colonnes massives, aux chapiteaux doriques incurvés comme des cornes, alternaient leur marbre vert et leur marbre noir, ceignant le sanctuaire d’une large terrasse d’où l’on découvrait l’horizon. Sur cette terrasse, entre les colonnes, de hauts trépieds de cuivre jaillissaient, sveltes ; ils supportaient les vases d’offrande où sans cesse brûlent des parfums mystiques, les vases sur lesquels on lit en relief le nom du dieu entre les têtes de bélier. Un escalier immense, large de vingt palmes, montait vers le portique ; les marches étaient couvertes jour et nuit de tapis épais, comme on en fait au Liban, de tapis en pourpre pâle, afin que les adorateurs de la jeunesse et de la vie ne sentent pas sous leurs pieds la dureté des pierres. Au dernier palier, tout en mosaïque, deux grands velums tissés d’or tombaient en larges plis de l’architrave ; sur l’étoffe à la fois somptueuse et légère s’arquaient des guirlandes de myrte, retenues çà et là par des chaînes d’argent.

Sur une hauteur que l’atmosphère bleutait, sur une hauteur du côté de la mer, et tournée vers elle comme une image propitiatrice, la statue de l’éphèbe divin, blanche, on eût dit sculptée dans la crête des vagues, luisait sur le ciel profond, au milieu du recueillement calme et de la sérénité. À peine une différence de teinte se distinguait-elle près des poignets, vers l’endroit où l’ivoire remplaçait le marbre jadis mutilé par les barbares. Car c’était après le siège et la capture d’Attalée qu’on avait dû réparer le sacrilège et mettre à la divinité des mains d’ivoire pour qu’elle soit encore plus douce dans ses caresses aux malheureux. Autour du temple, sur la colline, des aloès, des lauriers, des figuiers juteux enchevêtraient leurs feuillages et leurs épines, troués quelquefois par des cyprès obscurs, aux minces flammes immobiles.

Cependant les prêtres, qu’on avait prévenus de l’arrivée de Milès, vinrent le prendre aux portes de la ville, dans la tente sous laquelle l’enfant avait passé la nuit. Ils le virent, le trouvèrent beau, et le saluèrent. Eux étaient des adolescents d’une dix-huitaine d’années. — Ils semblèrent, pour Milès souriant, des frères aînés. Leur visage était aussi plein de grâce. Alors Milès dit adieu à Séir et sentit qu’il était loin désormais de ceux qui l’avaient aimé. L’esclave s’agenouilla pour embrasser les chevilles du petit maître qui s’en allait, et dans ses orbites blancs, sur ses prunelles obscures, on lisait le dévouement humble des bêtes. Puis les jeunes prêtres et Milès partirent. Ils traversèrent une partie de la ville. Sur leur passage, le peuple, reconnaissant les robes soufrées et les cannes d’ébène sacerdotales, s’inclinait en prononçant des paroles que Milès ne comprenait pas. Par instants, il fallait se frayer un passage à travers une foule grouillante, nue, au sein de laquelle fermentaient des odeurs. Un moment, Milès crut tomber, s’étant embarrassé les jambes dans le rétiaire d’un gladiateur qui s’en allait vers le cirque. Puis ce fut un énorme chien jaune, errant, qui s’enfuyait courant de travers, comme un crabe, les oreilles dressées, la queue basse, un morceau de viande volée à la gueule. Il se jeta sur l’enfant. Heureusement les prêtres chassèrent l’animal affolé, et tout se termina par un éclat de rire, étincelant. Désormais, la glace rompue, plus confiants, ils se parlèrent, et les guides interrogèrent Milès sur sa famille, son âge et sa patrie. Déjà ils se trouvaient à l’autre bout de la ville. En face d’eux le temple dressait sa pure architecture. À plusieurs distances avant d’arriver ils rencontrèrent un chemin, dont les côtés étaient remplis de fleurs séchées ou fraîches encore, dont les dalles s’usaient sous les pas des cortèges. On avait dit à Milès quelles seraient ses premières purifications et quels soins il recevrait des pocillateurs avant d’entrer dans l’enceinte sacrée. Comme ils se dirigeaient vers les thermes, ils croisèrent une théorie de jeunes hommes dont les tuniques de lin transparentes laissaient voir les formes juvéniles et musclées. — Ces garçons étaient tous couronnés de myrte : les uns tenaient dans des coupes l’encens, le vin et les pétales de rose destinés aux libations. D’autres portaient, rigides sceptres aux têtes souples, des lys de Judée, dont les pétales ont la couleur des cédrats murs. D’autres enfin, des torches renversées. Derrière eux une dizaine d’éphèbes merveilleusement beaux et pâles, suivaient, soutenant une litière couverte d’un voile et semée d’asphodèles. Les porteurs étaient nus, et le soleil du matin veloutait leurs hanches incurvées, minces comme un contour de lyre. Milès et ses compagnons s’étaient arrêtés pour voir le cortège. Un silence impressionnant planait. Nul de ces passants ne semblait vouloir desceller les lèvres. Seulement, dans leurs regards mélancoliques erraient des supplications. Et leur nudité paraissait une prière vivante.

Apercevant les prêtres, ils s’arrêtèrent. Deux des premiers dans la procession tendirent sans un mot les lys qu’ils tenaient à la main. Et les prêtres, devenus graves à leur tour, prirent ces lys et les effeuillèrent au-dessus de la litière couverte. Alors ils repartirent et gravirent sur la pourpre l’escalier sublime que l’on eût cru monter au ciel. Un à un ils découpèrent leur profil clair sous les portiques. Un à un ils disparurent : à leur arrivée les trépieds s’allumèrent et de lourdes fumées bleues glissaient maintenant vers la terre. Puis soudain un grand cri déchirant s’éleva, cri poussé par ces voix qui pourtant auraient dû ignorer la douleur.

Devant la statue aux mains d’ivoire quelque chose de long, de lourd et de fuselé venait d’être hissé au sommet d’un piédestal sombre. Et comme le cri tragique expirait, des flammes soudaines léchèrent ce piédestal qui devenait un bûcher. Maintenant, parmi les volutes noires, de grands serpents de feu giclaient vers la mer.

Celui qui était mort venait d’avoir quinze ans.