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Le Banquet (Trad. Talbot)/4

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Le Banquet (Trad. Talbot)
Traduction par Eugène Talbot.
Le BanquetHachetteTome 1 (p. 276-286).



CHAPITRE IV.


Développement des raisons qui rendent chaque convive fier de tel ou tel talent : Critobule loue la justice ; Nicératus, l’utilité d’Homère ; Critobule, sa beauté ; Charmide, sa pauvreté ; Antisthène, ses richesses ; Hermogène, ses amis ; Philippe, sa profession de bouffon ; le Syracusain, la sottise humaine qui le fait vivre de ses spectacles ; Socrate, l’excellence et les avantages du métier d’entremetteur.


Après cela, Socrate prenant la parole : « Reste maintenant à démontrer, dit-il, suivant notre promesse, l’excellence de ce que chacun de nous a placé par-dessus tout le reste. — Écoutez-moi le premier, dit Callias. « Dans le moment même où je vous entends vous demander en quoi consiste la justice, moi, je rends les hommes plus justes. — Comment cela, excellent homme, dit Socrate ? — En donnant de l’argent, ma foi ! » À ce mot Antisthène se lève, et d’un ton tranchant : « Les hommes, selon toi, Callias, lui demande-t-il, ont-ils donc la justice dans le cœur ou dans la bourse ? — Dans le cœur. — Et toi, en versant de l’argent dans la bourse, tu rends le cœur plus juste ? — Certainement. — Comment cela ? — Parce que, sachant qu’ils auront de quoi acheter le nécessaire, ils ne veulent pas risquer de mal agir. — Te rendent-ils donc ce qu’ils reçoivent de toi ? — En aucune façon. — Tout au moins as-tu des remercîments pour ton argent ? — Non ma foi, pas de remercîments ; quelques-uns même me haïssent encore plus qu’avant de recevoir. — Voilà qui est étonnant, dit Antisthène en regardant fixement Callias comme pour le confondre ; tu peux rendre les hommes justes envers les autres, et non pas envers toi ? — Qu’y a-t-il d’étonnant, dit Callias[1] ? Ne vois-tu pas nombre de charpentiers et d’architectes qui bâtissent des maisons pour je ne sais combien d’autres, et qui, hors d’état de le faire pour eux-mêmes, se logent à loyer ? Souffre donc, beau sophiste, que je te batte à ton tour. — Par Jupiter, dit Socrate, il faut bien qu’il le souffre : puisqu’il y a, dit-on, des devins qui prédisent l’avenir aux autres, tandis qu’ils ne prévoient pas pour eux-mêmes ce qui doit arriver. » Ils brisèrent là-dessus. Sur ce point Nicératus : « Écoutez, dit-il, de ma bouche le moyen de devenir meilleurs, si vous suivez mes leçons. Vous savez, sans doute, qu’Homère, ce sage accompli, a embrassé dans ses poëmes presque tout ce qui a trait à la vie humaine. Ainsi quiconque de vous voudra devenir économe, orateur, général, ressembler à Achille, à Ajax, à Nestor, à Ulysse, qu’il m’écoute ; car je puis enseigner tout cela. — Sais-tu aussi l’art de régner, dit Antisthène ? Tu n’ignores pas qu’Homère louait Agamemnon[2]

D’être à la fois bon prince et brave combattant.

— Mais oui, par Jupiter, continua Nicératus, je sais également qu’un conducteur de char doit se pencher en arrivant près de la borne[3] :

Sur ce char élégant penche-toi vers la gauche ;
Que le coursier de droite, animé par ta voix,
S’élance, entraînant tout et brides, et harnois.

Outre cela, je sais une autre chose, et vous pouvez à l’instant même en faire une preuve. Homère a dit quelque part[4] :

Rien n’assaisonne mieux la boisson que l’oignon.

Que quelqu’un vous apporte de l’oignon, et sur-le-champ vous vous trouverez bien, vous boirez avec plus de plaisir. » Alors Charmide : « Mes amis, dit-il, Nicératus veut retourner chez lui sentant l’oignon, afin que sa femme croie que personne n’a songé à l’embrasser. — Par Jupiter, dit Socrate, j’aurais peur qu’on ne prît de nous une autre idée plaisante. Comme assaisonnement, il paraît que l’oignon ne rend pas moins agréable le manger que le boire. Si donc nous en mangions au dessert, on pourrait dire que nous avons mené joyeuse vie chez Callias. — Pas du tout, Socrate, dit Nicératus ; car quand on marche au combat, c’est une bonne chose de manger un peu d’oignon : c’est ainsi que parfois on fait manger de l’ail aux coqs avant de les faire battre ; mais peut-être ici songeons-nous moins à nous battre qu’à nous embrasser. » Le propos se termina là.

Alors Critobule : « À mon tour, dit-il, je vais vous expliquer pourquoi la beauté me rend fier. — Parle, lui dit-on. — Si je ne suis pas beau, comme je le pense, vous méritez de passer pour des imposteurs : car, sans que personne vous demande de serment, vous jurez toujours que je suis beau ; et moi je vous crois, parce que je vous regarde comme des gens beaux et bons. Si donc je suis réellement beau, et si je produis sur vous la même impression que quelqu’un de beau produit sur moi, je jure par tous les dieux que je ne préférerais pas le pouvoir du grand roi à la beauté. En effet, je contemple Clinias avec plus de plaisir que tout ce qu’il y a de beau parmi les hommes, et je souffrirais volontiers d’être aveugle pour tout autre objet que Clinias ; j’en veux à la nuit et au sommeil, parce que je ne le vois plus, et je sais un gré infini au jour et au soleil, parce qu’ils me font revoir Clinias. Il est juste aussi que, nous qui sommes beaux, nous éprouvions quelque fierté de ce qu’un homme vigoureux ne peut acquérir de biens qu’en travaillant, le brave qu’en affrontant les dangers, le sage qu’en parlant, tandis que le beau, sans rien faire, en vient à bout. Moi donc, qui sais pourtant quelle douce possession est la richesse, je trouverais plus doux de donner mon bien à Clinias que d’en recevoir autant d’un autre ; j’aimerais mieux être esclave que libre, si Clinias voulait être mon maître ; le travail, pour le servir, me serait plus doux que le repos, et j’aurais plus de plaisir à braver le danger pour lui qu’à vivre sans danger. Si donc toi, Callias, tu es fier de pouvoir rendre les autres plus justes, il est bien juste que je croie pouvoir, mieux que toi, conduire les hommes à toute espèce de vertu.

« En effet, la passion, que nous autres beaux nous inspirons aux cœurs aimants, les rend plus affranchis de l’amour des richesses, plus épris du travail et de la gloire acquise par les dangers, plus modestes et plus réservés, puisqu’ils rougissent de demander ce qui leur manque le plus. C’est être fou que ne pas choisir de beaux hommes pour généraux. Pour ma part, avec Clinias je passerais même à travers le feu, et vous tous avec moi, j’en réponds. N’hésite donc plus à dire, Socrate, que ma beauté est utile aux hommes. En outre, il ne faut point la dédaigner, si elle se flétrit promptement, puisque, de même que l’enfant a sa beauté, l’adolescent, l’homme fait et le vieillard ont chacun la leur. Témoin les thallophores[5] de Minerve, qui sont choisis parmi les beaux vieillards, comme pour déclarer que la beauté est de tous les âges. Or, s’il est doux d’obtenir sans peine ce qu’on désire, je suis sûr qu’en ce moment même, sans dire un mot, je persuaderais plus vite à ce garçon et à cette fille de me donner un baiser, que tu ne le ferais, Socrate, avec toutes tes belles paroles. — Eh quoi, dit Socrate, tu te vantes comme si tu étais plus beau que moi. — Oui, par Jupiter, dit Critobule, ou bien alors je serais plus laid que tous les Silènes de nos drames satiriques. » Socrate, en effet, se trouvait ressembler à ces personnages[6]. « Souviens-toi bien, dit Socrate, qu’il faut qu’on prononce sur notre beauté, lorsque chacun de nous aura parlé ; et notre juge ne sera pas Alexandre, fils de Priam[7], mais ceux-là mêmes auxquels tu crois une grande envie de te donner un baiser. — Et Clinias, Socrate, tu ne le prendrais pas pour juge ? — Mais tu ne cesseras donc pas de nous parler de Clinias ? — Mais, si je ne le nomme pas, penses-tu que je songe moins à lui ? Tu ne sais pas que j’ai son image si nettement dessinée dans mon âme, que, si j’étais statuaire ou peintre, je la ferais aussi ressemblante que si j’avais le modèle même sous les yeux. Alors Socrate : « Eh ! bien, puisque tu en as une image si ressemblante, pourquoi me donnes-tu tant de mal en m’entraînant où tu espères le voir ? — C’est que, Socrate, sa vue peut me charmer, tandis que son image, sans me donner de jouissance, éveille en moi le désir. — Quant à moi, Socrate, dit à son tour Hermogène, je ne trouve pas bien de ta part de laisser là Critobule en proie à un si vif amour. — Mais crois-tu, reprit Socrate, qu’il en soit épris depuis qu’il me fréquente ? — Depuis quand donc ? — Ne vois-tu pas ce duvet naissant qui serpente près de ses oreilles, tandis que la barbe de Clinias frise déjà ? — C’est dès le temps qu’il fréquentait avec lui les écoles que ce feu violent s’est allumé. Son père s’en apercevant me le confia, dans l’espoir que je pourrais le guérir ; et certes il est déjà beaucoup mieux. Autrefois, semblable à ceux qui regardent les Gorgones[8], il restait pétrifié en face de Clinias, et ne le quittait pas d’un instant ; maintenant je ne le vois plus que lancer des œillades. Cependant, au nom du ciel, il m’a semblé, soit dit entre nous, mes amis, qu’il a donné un baiser à Clinias. Or, il n’y a rien qui attise plus vivement l’amour, puisque, sans le satisfaire, le baiser lui offre un doux espoir. Peut-être même que le baiser n’est pas encore proscrit, parce que c’est le seul acte où l’union des lèvres porte un nom qui rappelle l’union des âmes[9]. C’est aussi pour cela qu’il faut s’abstenir de donner des baisers à ceux qui sont beaux, quand on vit chaste. » Alors Charmide : « Mais pourquoi donc, Socrate, nous faire un épouvantail de la beauté, à nous tes amis ? Un jour pourtant, j’en atteste Apollon, que vous étiez tous deux chez un copiste à chercher un passage dans un livre, je t’ai vu approcher ta tête de la tête de Critobule et ton épaule nue de son épaule nue également. — Hélas ! dit Socrate, j’ai été mordu là comme par un animal terrible ; mon épaule s’est ressentie de cette douleur pendant plus de cinq jours, et j’ai éprouvé comme une démangeaison au cœur. Aussi maintenant, Critobule, je te le dis devant témoins, ne m’approche plus, avant que tu aies autant de poil au menton que de cheveux à la tête. »

C’est ainsi que l’on mêlait le plaisant au sérieux. Alors Callias : « À ton tour, Charmide, dit-il, de nous expliquer pourquoi tu es fier de ta pauvreté. — N’est-ce pas, répondit-il, une vérité reconnue qu’il vaut mieux vivre dans la sécurité que dans la crainte, être libre qu’esclave, recevoir des hommages qu’en rendre, avoir la confiance de sa patrie qu’être en butte à ses soupçons ? Or, dans cette ville-ci, quand j’étais riche, je craignais d’abord qu’un voleur n’enfonçât ma maison, n’enlevât mon argent et ne me fît à moi-même un mauvais parti ; je faisais ensuite ma cour aux sycophantes, me sentant plus en état de souffrir le mal que de le faire ; c’était d’ailleurs chaque jour quelque ordonnance pour payer une nouvelle taxe publique ; et jamais la liberté de voyager. À présent que je suis dépouillé de ce que j’avais hors des frontières, que je ne tire aucun revenu de mes immeubles, que tout mon mobilier est vendu, je dors paisiblement couché tout de mon long ; la république a confiance en moi, je ne suis plus menacé, mais c’est moi qui menace les autres ; en ma qualité d’homme libre, j’ai le droit de voyager ou de rester ici. Quand je parais, les riches se lèvent de leurs siéges ou me font place dans la rue ; aujourd’hui je ressemble à un tyran, lorsque jadis j’étais esclave : jadis je payais tribut à l’État ; aujourd’hui la république est devenue ma tributaire et me nourrit. Il y a plus : quand j’étais riche, on m’injuriait à cause de mes relations avec Socrate ; maintenant que je suis devenu pauvre, personne n’en prend aucun souci. Quand je possédais de grands biens, tour à tour je m’en voyais enlever par l’État ou par la fortune ; à présent, je ne perds rien, puisque je n’ai rien, et j’ai toujours l’espoir de gagner quelque chose. — Ainsi, reprit Callias, tu ne désires plus être riche, et si tu vois un beau songe, tu sacrifies aux dieux Apotropes[10]. — Ma foi, non ; mais j’attends bravement, si j’espère quelque bien.

— À ton tour maintenant, dit Socrate à Antisthène ; dis-nous pourquoi toi, qui es si à court, tu es fier de ta richesse. — Parce que je crois, mes amis, que les hommes n’ont pas leur richesse ou leur pauvreté dans leurs maisons, mais dans leurs âmes. Je vois, en effet, un grand nombre de particuliers qui, avec une grande fortune, se croient si pauvres, qu’ils bravent tous les travaux, tous les dangers pour acquérir plus encore. Je sais des frères qui ont hérité par portions égales, dont l’un a le nécessaire et même le superflu, tandis que l’autre manque de tout. J’observe même qu’il y a certains tyrans si affamés de richesses qu’ils commettent des crimes dont rougiraient les plus nécessiteux. L’indigence, en effet, conseille à ceux-ci de dérober, à ceux-là de percer les murailles, à d’autres de vendre des hommes libres ; mais il y a des tyrans qui ruinent des familles entières, égorgent des millions d’hommes, et souvent même asservissent des villes entières pour s’en approprier les trésors. Franchement, j’ai pitié de leur affreuse maladie. Ils ressemblent, selon moi, à un homme qui, ayant beaucoup et mangeant sans cesse, ne se rassasierait jamais. Pour ma part, ce que je possède est si considérable, que j’ai grand’peine à le trouver ; cependant il me reste du superflu, même en mangeant jusqu’à ce que je n’aie plus faim, en buvant jusqu’à ce que je n’aie plus soif, en m’habillant enfin de manière à ne pas souffrir du froid plus que cet opulent Clinias. Quand je suis au logis, les murailles me semblent des tuniques chaudes ; les planchers, des manteaux épais ; et j’ai une si bonne couverture que je dors de manière que c’est toute une affaire de m’éveiller. Suis-je sollicité par quelque désir amoureux ? Qui se présente me suffit. Celles à qui je m’adresse me comblent de caresses, parce qu’elles n’ont personne qui veuille aller avec elles. Toutes ces jouissances me ravissent au point qu’en les goûtant je ne les souhaite pas plus agréables ; je les voudrais même moins vives, parce que j’en éprouve quelques-unes qui vont au delà de ce qu’il faut. Mais ce qu’il y a, selon moi, de plus précieux dans ma richesse, c’est que, si l’on m’enlevait ce que je possède à présent, je ne vois pas d’occupation, si misérable qu’on la suppose, qui ne pût me procurer une nourriture suffisante. Si j’ai résolu de me régaler, je n’achète point au marché des morceaux rares, ils coûtent trop cher ; je consulte mon appétit : car je trouve bien plus délicieux ce que je mange après avoir attendu le besoin, que ce qu’il a fallu se procurer à grands frais ; témoin ce vin de Thase qui se trouve à cette table, et dont je bois sans soif[11]. D’ailleurs, il est beaucoup plus juste de considérer plutôt la simplicité que la somptuosité des mets. Ceux qui, en effet, se contentent de ce qu’ils ont, ne convoitent pas le bien des autres. Il est encore à propos d’observer qu’une semblable richesse inspire l’indépendance. Socrate que voici, et qui m’a procuré cette fortune, ne calculait, ne pesait jamais avec moi, mais tout ce que je pouvais emporter, il me le donnait. Et moi, maintenant, loin d’être jaloux de mon opulence, je la montre à tous mes amis, et je partage avec qui veut les richesses de mon âme. Il est encore une possession bien douce, le loisir, que vous me voyez posséder tous, et qui me permet de voir ce qui mérite d’être vu ou d’entendre ce qui mérite d’être entendu, et enfin, ce que je prise par-dessus tout le reste, de passer à l’école de Socrate des journées entières. Or, Socrate n’admire pas avant tout ceux qui comptent des sommes d’or, mais ceux qui lui plaisent : c’est avec ceux-là qu’il passe sa vie. »

Ainsi parla Antisthène. Alors Callias : « Par Junon, dit-il, il y a bien des choses qui me font envie dans ta fortune, mais c’est surtout de ce que la république ne te commande point comme à un esclave, et que les hommes, quand tu ne prêtes pas, ne s’emportent point contre toi. — Par Jupiter, reprit Nicératus, ne lui porte point envie : je vais lui emprunter l’avantage de n’avoir besoin de rien. Instruit par Homère à compter

Sept trépieds veufs du feu, vingt cuvettes brillantes,
Et puis dix talents d’or, et puis douze chevaux[12] ;


toujours calculant et comptant, je ne cesse de soupirer après de plus grandes richesses, et peut-être quelques-uns me trouveront-ils trop intéressé. » À ce mot, tout le monde éclate de rire, pensant qu’il venait de dire la vérité.

Mais un autre continuant l’entretien : « C’est à toi, Hermogène, dit-il, de nous faire connaître quels sont tes amis, de nous prouver qu’ils sont puissants, et cependant qu’ils te ne négligent point, et l’on verra par là si tu as raison d’en être fier. — Les Grecs et les barbares, dit alors Hermogène, croient que les dieux voient tout, le présent et l’avenir ; c’est un fait reconnu. Aussi toutes les villes et toutes les nations recourent-elles à la divination, pour interroger les dieux sur ce qu’elles doivent faire ou non. Nous croyons encore que les dieux ont le pouvoir de nous faire du bien ou du mal ; c’est un fait également notoire. Tous, en effet, les prient de détourner d’eux les maux et de leur envoyer les biens. Eh bien ! ces dieux qui voient tout, qui peuvent tout, sont tellement mes amis, s’intéressent tellement à moi, qu’ils ne me perdent de vue, ni jour, ni nuit, ni quand je voyage, ni quand j’entreprends quelque chose. Et comme ils savent d’avance l’issue de chaque événement, ils m’avertissent en m’envoyant pour messagers des voix, des songes, des augures, sur ce que je dois faire ou non ; et moi je leur obéis, et je ne m’en suis jamais repenti, tandis que ma désobéissance a parfois été punie. » Alors Socrate : « Il n’y a rien d’incroyable à cela ; mais j’apprendrais avec plaisir par quels hommages tu en fais tes amis. — Par Jupiter, reprit Hermogène, il m’en coûte peu. Je les loue sans aucuns frais ; je leur offre leurs propres dons ; j’en parle aussi bien que possible ; et, si je les prends à témoin, jamais je ne mens volontairement. — Sur ma foi, dit Socrate, si, en agissant ainsi, tu as les dieux pour amis, les dieux évidemment aiment la probité. »

Ainsi la conversation avait pris une tournure grave. Mais quand on en vint à Philippe, on lui demanda ce qu’il voyait dans sa bouffonnerie de propre à le rendre fier. « N’est-ce pas tout naturel, dit-il, quand je vois tout le monde, sachant que je suis bouffon, s’empresser, dès qu’il leur arrive une bonne fortune de m’inviter à en prendre ma part, puis, s’il leur arrive quelque malheur, fuir sans se retourner, de peur de rire malgré eux ? — Par Jupiter, dit Nicératus, tu as bien sujet d’en être fier. Pour moi, quand mes amis sont dans la prospérité, ils me tournent les talons ; dès qu’ils sont dans le malheur, ils me prouvent leur parenté par généalogie et ne me quittent pas d’un instant. — Soit ; et toi, Syracusain, dit Charmide, de quoi es-tu fier ? Sans doute d’avoir ce garçon ? — Par Jupiter, il s’en faut bien ; j’ai à son sujet des craintes sérieuses : je vois certaines gens qui complotent de le perdre. — Par Hercule, dit Socrate, en entendant ces mots, quel tort croient-ils donc que leur a fait ton garçon pour vouloir le tuer ? — Mais ils ne veulent pas le tuer, ils veulent lui persuader de coucher avec eux. — Et toi, à t’entendre, si cela arrivait, tu le croirais donc perdu ? — Oui, par Jupiter, et perdu sans ressource. — Mais, toi, ne couches-tu pas avec lui ? — Oui, toutes les nuits, les nuits entières. — Par Junon, dit Socrate, le grand bonheur d’être le seul dont la peau soit faite de sorte que tu ne tues pas ceux qui couchent avec toi ! Il n’est donc rien dont tu sois plus fier que de ta peau. — Mais non, ce n’est pas de cela que je tire le plus vanité. — Et de quoi donc ? — Des fous ; ma foi ! ce sont eux qui me nourrissent en venant voir mes marionnettes[13]. — C’est donc pour cela, Philippe, qu’hier je t’entendais prier les dieux de verser, partout où tu irais, abondance de fruits, mais disette de raison.

— Bien, dit Callias. Et toi, Socrate, que peux-tu dire pour justifier la fierté que te donne cette honteuse profession dont tu as parlé ? » Alors Socrate : « Convenons d’abord des faits qui constituent le métier d’entremetteur. À tout ce que je vous demande n’hésitez point à répondre, afin que nous sachions sur quoi nous sommes d’accord. Y consentez-vous ? — Sans doute, » répondit-on ; et, ce « sans doute » une fois dit, tous le répétèrent jusqu’au bout de l’entretien. « Eh bien, dit Socrate, l’emploi d’un bon entremetteur n’est-il pas, selon vous, de mettre celui ou celle pour qui il s’entremet, en état de plaire à ceux qu’il veut pourvoir ? — Sans doute. — Un bon moyen de plaire, n’est-ce pas d’avoir une bonne tenue de cheveux et de vêtements. — Sans doute. — Ne savons-nous pas qu’un homme, avec les mêmes yeux, peut avoir des regards tendres ou farouches ? — Sans doute. — Que la même voix peut être tour à tour modeste ou fière ? — Sans doute. — Et les discours, n’y en a-t-il pas qui provoquent la haine, et d’autres qui font naître l’amitié ? — Sans doute. — Un bon entremetteur enseignera donc ces divers moyens de plaire ? — Sans doute. — Mais lequel est le plus habile, de celui qui rend agréable à un seul ou de celui qui rend agréable à plusieurs ? » Ici, il y eut scission ; les uns répondirent : « Évidemment, celui qui rend agréable à plusieurs ; » et les autres : « Sans doute. » Alors Socrate : « Voilà qui est encore convenu ; mais si un homme mettait les gens en état de plaire à toute la ville, celui-là ne serait-il pas un entremetteur accompli ? — Certainement, par Jupiter ! dirent tous les convives. — Et si quelqu’un formait ainsi ceux qu’il instruit, n’aurait-il pas raison d’être fier de son métier, et ne mériterait-il pas un ample salaire ? » Tout le monde en tomba d’accord. « Eh bien, reprit Socrate, tel est, à mon avis, Antisthène. » Alors Antisthène : « Eh mais, Socrate, tu m’attribues ta profession ! — Oui, par Jupiter ! car je te vois très-fort dans celle qui est la suivante de la mienne. — Laquelle ? — Celle de courtier[14]. » Antisthène, vivement froissé, répliqua : « Mais où m’as-tu donc vu, Socrate, rien faire de pareil ? — Je t’ai vu, reprit Socrate, servir de courtier à Callias que voici, auprès du sage Prodicus, voyant l’un épris de la philosophie et l’autre manquant d’argent ; je t’ai vu l’introduire chez Hippias d’Élée, de qui il a appris la mnémonique ; et depuis lors il est devenu bien plus amoureux, puisqu’il n’oublie jamais rien de ce qu’il a vu de beau. Dernièrement encore, tu louais en ma présence notre hôte d’Héraclée[15] ; tu m’as inspiré le désir de le connaître, tu me l’as présenté, et je t’en sais gré ; c’est un homme tout à fait beau et bon. Quant à Eschyle de Phliase[16], l’éloge que tu m’en as fait et celui que tu lui as fait de moi ne nous ont-ils pas si étroitement unis, grâce à tes paroles, qu’épris d’un amour mutuel nous sommes toujours à la piste l’un de l’autre ? En te voyant cette puissance, je te juge un excellent courtier. Quiconque, en effet, a le talent de connaître les personnes qui se deviendront utiles, et leur fait désirer d’entrer en relation, celui-là me paraît capable de rendre des villes amies, de négocier d’importants mariages, et la possession d’un tel homme est chose précieuse pour des républiques, des amis, des alliés. Cependant, toi, comme si c’était une injure[17] de dire que tu es bon courtier, tu t’es fâché. — Non, par Jupiter ! plus maintenant ; car si j’ai ce pouvoir, j’aurai l’âme toute bondée[18] de richesses. » Ainsi fut achevé le cercle des questions que chacun devait traiter.



  1. Tout ce passage, suivant la remarque de Weiske, a été mal traduit par les interprètes de Xénophon. Afin d’éviter le même reproche, nous avons suivi avec attention les indications du savant éditeur.
  2. Iliade, III, 179.
  3. Iliade, XXII, 335. Cf. Horace, Od., i, liv. I, v. 4 et 5.
  4. Iliade, XI, 630.
  5. Vieillards qui portaient un rameau d’olivier dans les fêtes de Minerve.
  6. « Alcibiades, on dialoge de Platon, intitulé le Bancquet, louant son précepteur Socrates, sans controuerse prince des philosophes, entre aultres pareilles, le dict estre semblable es Silenes. Silenes estoyent iadiz petites boytes, telles que voyons de presentes bouticques des apothecaires ; painctes au dessus de figures ioyeuses et friuoles, comme de harpyes, satyres, oysons bridez, Heures coniuz, canes batees, boucqz vollans, cerfs lymonniers, et aultres telles painctures contrefaictes a plaisir, pour exciter le monde a rire : quel feut Silene, maistre du bon Bacchus ; mais, on dedans, Ion reseruoyt les fines drogues, comme banlme, ambre griz, amomon, muscq, ziuette, pierreries, et aultres choses pretieuses. Tel disoyt estre Socrates : par ce que, le voyans au dehors, et lestimant par lexteriore apparence, nen eussiez donné un coupeau doignon, tant taid il estoyt de cors, et ridicule en son maintien ; le nez poinctu, le reguard dung taureau, le visaige dung fol, simple en meurs, rusticq en vestimens, paoure de fortune, infortuné en femmes, inepte a tous offices de la république ; tousiours riant, tousiours beuuant dautant a ung chascun, tousiours se guabelant, tousiours dissimulant son diuin scauoir. Mais ouurans ceste boyte, eussiez, en dedans, trouué une céleste et impreciable drogue ; entendement plus que humain, vertu merueilleuse, couraige inuincible, sobresse non pareille, contentement certain, asseurance parfaicte, desprisement incroyable de tout ce pourquoy les humains tant veiglent, courent, trauaillent, nauiguent, et battaillent. » RABELAIS, prologue de Gargantua.
  7. Autrement dit Paris, juge des trois déesses. Voy. Lucien, Dialog, des dieux, xxe dialogue, t.1, p. 87 de notre traduction.
  8. Voy. Lucien, Philopatris, 8 et 9.
  9. Phrase difficile et controversée. J’ai suivi le sens indiqué par Bach et adopté par Weiske.
  10. C’est-à-dire qui détournent le mal : surnom que les Grecs donnaient aux dieux auxquels ils attribuaient cette vertu. Voy. les mots Averruncus et Robigus dans le Dict. mytholog. de Jacobi.
  11. Cf. Lucien, les Amours, 27. Thase était une île située près de la côte de Thrace dans la mer Égée.
  12. Voy. Iliade, IX, 122 ; cf. Iliade, VIII, 290, et XIII, 13.
  13. Cf. Lucien, t. II, p. 447, pour l’intelligence complète du mot grec.
  14. L’expression grecque a une énergie toute spéciale.
  15. Le peintre Zeuxippe, et, selon d’autres, le fameux Zeuxis.
  16. Il ne faut pas le confondre avec le célèbre tragique ; d’ailleurs il n’est guère connu que par ce passage.
  17. C’est ainsi que je crois devoir traduire κακῶς ἀκούσας, d’après l’autorité de Zeune et malgré Weiske : les autres traducteurs et réviseurs de traductions m’ont paru n’avoir rien entendue ce passage.
  18. J’ai pris à dessein ce terme d’une familiarité presque triviale.