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Le Banquet (Trad. Talbot)/8

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Le Banquet (Trad. Talbot)
Traduction par Eugène Talbot.
Le BanquetHachetteTome 1 (p. 291-298).



CHAPITRE VIII[1].


Discussion sur l’amour.


Le Syracusain sort pour tout disposer, et Socrate, commençant un nouveau discours : « Amis, dit-il, puisque nous sommes en présence d’un dieu puissant, égal en âge aux dieux éternels, qui a les traits d’un enfant, dont l’immensité embrasse tout, et qui a l’âme d’un homme, en un mot de l’Amour, serait-il juste de ne pas nous en entretenir, vu que nous faisons tous partie d’un thiase en l’honneur de ce dieu ? Pour moi, je ne puis citer aucune époque de ma vie où j’aie vécu sans aimer : je sais que Charmide, ici présent, a eu de nombreux soupirants et qu’il a soupiré lui-même ; que Critobule, encore aimé, est encore aimant. On m’a dit même que Nicératus est l’amant de sa femme qui le paye de retour. Quant à Hermogène, qui de nous ignore que l’honnêteté, sous quelque forme qu’elle se présente, le passionne et le consume ? Ne voyez-vous pas ces sourcils austères, ce regard fixe, ces discours mesurés, cette voix douce, ces manières affables ? Quoiqu’il ait pour amis les dieux vénérés, il ne nous dédaigne pas, nous autres hommes. N’y a-t-il donc que toi, Antisthène, qui n’aimes personne ? — Par tous les dieux, reprit Antisthène, je t’aime de tout mon cœur. » Alors Socrate raillant et faisant le renchéri : « Ne me dérange pas en ce moment, dit-il ; tu le vois, je m’occupe d’autre chose. — Ohé ! l’entremetteur, reprit Antisthène, comme tu exerces bien ton métier ! tantôt c’est ton démon qui t’empêche de converser avec moi ; tantôt c’est parce que tu es à la piste d’une idée. — Au nom des dieux, Antisthène, dit Socrate, ne m’obsède pas ; j’ai déjà supporté ton humeur et je la supporterai toujours en ami ; mais dissimulons ton amour, puisqu’il n’en veut pas à mon âme, mais à ma beauté. Pour toi, Callias, tu aimes Autolycus ; toute la ville le sait, et aussi, je pense, bon nombre d’étrangers. La cause en est que vos pères sont gens bien connus, et que tous deux n’êtes point sans renommée. Quant à moi, j’ai toujours admiré ton heureux naturel, Callias, mais à présent bien plus encore, puisque je te vois aimer un jeune homme qui, loin de languir dans les plaisirs et de s’oublier dans la mollesse, fait preuve aux yeux de tous, de vigueur, de patience, de courage et de sagesse. La recherche de semblables amours prouve l’excellent naturel de celui qui aime[2]. N’y a-t-il qu’une seule Vénus ou bien deux, la Vénus Uranie et la Vénus Pandème[3] ? Je l’ignore : car Jupiter, qui sans doute est seul, a lui-même tant de noms ! Mais ont-elles leurs autels et leurs temples distincts ? offre-t-on à la Vénus Pandème des sacrifices moins relevés, et à la Vénus Uranie des offrandes plus chastes ? C’est ce que je n’ignore point. Et l’on peut croire que la Vénus Pandème inspire les amours du corps, tandis que la Vénus Uranie inspire l’union des âmes, l’amitié, les actes généreux. C’est de cet amour, Callias, que je te crois épris. Je le présume du moins, quand je songe à l’honnêteté de celui que tu aimes, quand je vois que tu n’as d’entretien avec lui qu’en présence de son père. On n’a rien, en effet, à cacher à un père, quand on est aimé par un homme beau et bon.

— Par Junon[4] ! dit Hermogène, je t’admire, Socrate, à plus d’un titre, mais surtout de ce qu’en flattant Callias, tu lui apprends aussi ce qu’il doit être. — Oui, par Jupiter ; mais, afin de lui plaire encore davantage, je veux prouver que l’amour de l’âme l’emporte de beaucoup sur l’amour du corps. Aucune liaison n’a de prix sans l’amitié ; c’est une vérité connue de nous tous : ensuite l’affection qu’on éprouve pour le caractère de celui qu’on aime s’appelle une douce et volontaire contrainte ; mais la plupart de ceux qui ne désirent que le corps blâment et détestent le moral de ceux qu’ils aiment. S’ils aiment tout ensemble le corps et l’âme, la fleur de la beauté se fane bientôt, et avec elle il faut que l’amitié se flétrisse ; plus l’âme, au contraire, marche avec le temps vers la perfection, plus elle devient aimable. D’ailleurs aux jouissances de la beauté est attaché je ne sais quel dégoût : la satiété que produisent les mets, les mignons finissent aussi par la produire ; mais l’amour de l’âme est insatiable, parce qu’il est pur. Et cependant qu’on ne lui suppose pas pour cela moins de charmes ; c’est alors, au contraire, que s’accomplit la prière faite à la déesse de n’inspirer que des paroles et des actes dignes de son nom. En effet, qu’un être aimé soit l’objet de l’affection, de la tendresse d’une âme qui joint à des formes distinguées, à un caractère généreux, une supériorité marquée sur ses égaux et une grande bienveillance, cela n’a pas besoin d’être prouvé ; mais comment la personne aimée doit payer un tel amant d’un juste retour, c’est ce que je vais démontrer. Et d’abord comment quelqu’un pourrait-il haïr celui qu’il sait le regarder comme beau et bon, qu’il voit plus occupé de la beauté de la personne aimée que de son propre plaisir, dont il est sûr que l’amitié ne s’amoindrira ni par de légers torts, ni par la maladie ? Comment deux personnes qui s’aiment d’un mutuel amour ne seraient-elles pas heureuses de se contempler à loisir, de s’entretenir affectueusement, de se témoigner une confiance, une prévenance réciproques, de partager ou la joie d’un succès ou le chagrin d’un revers, d’éprouver un bonheur continuel à se voir tous deux en santé ; et, si l’un devient malade, de s’intéresser plus à l’absent qu’au présent ? Tout cela n’est-il pas délicieux ? Oui, ce sont ces bons offices qui rendent l’amitié chère et qui en entretiennent le feu jusqu’à la vieillesse. Mais pourquoi un jeune garçon aimerait-il celui qui ne s’attache qu’au corps ? Est-ce parce qu’il se réserve la satisfaction du désir et ne laisse à l’objet aimé que la honte ? Est-ce parce que, pour faire ce qu’il souhaite de celui qu’il aime, il se plaît à éloigner de lui ses parents ? Il y a plus : si, au lieu de la persuasion, il emploie la violence, il n’en est que plus haïssable : en effet, celui qui violente ne fait preuve que de perversité ; quiconque persuade corrompt l’âme de celui qui se laisse convaincre. D’ailleurs, comment celui qui vend sa beauté pour de l’argent pourra-t-il plus aimer l’homme qui le paye qu’au marché le vendeur n’aime l’acheteur ? Parce qu’il est jeune et le soupirant hors d’âge, parce qu’il est beau et l’autre laid, parce qu’il est aimant et que l’autre ne l’est pas, ce n’est pas un motif pour qu’il lui donne sa tendresse. Un garçon en commerce avec un homme ne partage pas, comme une femme, les joies de l’amour : c’est à jeun qu’il en voit l’ivresse[5]. Il ne faut donc pas s’étonner si l’on méprise de pareils amants.

« Qu’on réfléchisse encore, et l’on verra que la passion qui a pour objet les belles qualités n’a jamais eu de funestes effets, tandis qu’un commerce honteux a souvent produit des actes criminels. Maintenant, tout ce qu’a d’indigne d’un homme libre la liaison qui s’attache au corps plutôt qu’à l’âme, c’est ce que je vais faire voir. Si celui qui enseigne à bien dire et à bien faire[6] mérite d’être honoré, comme Chiron et Phénix l’étaient par Achille, celui qui n’en veut qu’au corps est un mendiant qui vous obsède. Toujours quêtant, toujours demandant soit un baiser, soit quelque autre attouchement, il s’attache à vos pas. Que la hardiesse de mon langage ne vous surprenne point. Le sien m’inspire, et l’amour qui vit en moi m’excite à m’exprimer avec franchise contre un amour rival du mien. Oui, selon moi, ne s’attacher qu’à la forme, c’est agir comme le fermier d’un champ : il ne prend aucun souci de l’améliorer, mais il cherche à en tirer, la saison venue, le plus de fruits possible. Celui, au contraire, qui se propose l’amitié, a plutôt quelque ressemblance avec le maître héréditaire d’un champ : de toute part il apporte ce qu’il peut pour embellir ce qu’il aime.

« En outre, tout mignon qui sait qu’en prêtant sa beauté il aura de l’ascendant sur un amant, doit commettre d’autres désordres ; mais celui qui est persuadé que, s’il cesse d’être beau et bon, il perdra toute tendresse, dirigera plutôt ses sentiments vers la vertu. C’est d’ailleurs un très-grand bien pour celui qui aspire à l’amitié d’un jeune homme que d’être lui-même dans la nécessité de pratiquer la vertu. Car il lui serait impossible, en faisant le mal, de donner l’exemple du bien à son ami, et, en se montrant sans pudeur ni tempérance, de rendre celui qu’il aime pudique et tempérant.

« J’ai à cœur de te prouver, Callias, continua Socrate, même d’après la mythologie, que non-seulement les hommes, mais les dieux et les héros ont plus prisé l’union de l’âme que le commerce du corps. Toutes les mortelles dont Jupiter a aimé la beauté, après avoir eu leurs faveurs, il les a laissées mortelles ; mais ceux dont il a aimé les âmes, il leur a donné l’immortalité. De ce nombre, dit-on, sont Hercule, les Dioscures et d’autres encore. Je prétends même que Ganymède a été transporté dans l’Olympe par Jupiter[7], moins à cause de son corps que de son âme. Son nom même en porte témoignage : il y a quelque part dans Homère[8] :

..... Il est ravi d’entendre.


Autrement dit : il se plaît à entendre ; et ailleurs :

..... Et dans son cœur sont de prudents desseins[9]

,


Ce qui veut dire qu’il a l’âme pleine de sages résolutions. C’est de la réunion de deux mots grecs signifiant ravi et desseins que se compose le nom de Ganymède[10] ; et ce n’est pas parce qu’il a un corps charmant, mais un charmant esprit, qu’il est honoré par les dieux. Autre part, Nicératus, Achille est représenté dans Homère vengeant glorieusement la mort de Patrocle, non comme d’un amant, mais comme d’un ami. Oreste et Pilade, Thésée et Pirithoüs, et tant d’autres demi-dieux illustres, ne sont pas célébrés pour avoir partagé le même lit, mais pour avoir associé leur tendresse dans de grandes et belles entreprises[11]. Et maintenant encore ne trouvera-t-on pas tous les beaux exploits accomplis par des hommes prêts à tout souffrir, à tout braver pour la gloire, plutôt que par ceux qui ont accoutumé de préférer le plaisir à la renommée ? Cependant, Pausanias, amant du prêtre Agathon[12], a dit pour la défense de ceux qui se vautrent dans la fange de ces plaisirs, qu’une armée d’amants et de mignons serait invincible parce que, selon lui, tous rougiraient de s’abandonner[13]. Propos étrange ! Quoi ! des hommes insensibles au blâme, accoutumés à ne plus rougir entre eux, craindraient de se déshonorer par une lâcheté ? Il allègue comme témoignage les Thébains et les Éléens[14] élevés dans ces principes. Quoiqu’ils couchent ensemble, cependant, d’après lui, les amants sont rangés ensemble dans le même corps de bataille. Mais ce n’est point là une assertion légitime, puisque ce qui est autorisé chez eux est chez nous opprobre. À mes yeux, des gens qui se rangent ainsi dans la même bataille ont l’air de craindre que les amants, séparés les uns des autres, ne fassent pas leur devoir d’hommes de cœur. Les Lacédémoniens, au contraire, persuadés qu’en s’attachant au corps, on ne pense plus à rien de beau et de bon, font de ceux qu’ils aiment des gens si braves que, même avec des étrangers, même séparés de leur amant et dans une autre ville, ils rougiraient d’abandonner leur compagnon d’armes[15]. C’est que leur divinité n’est point l’Impudeur, mais la Pudeur[16]. Il me semble que nous serons tous du même sentiment sur ce que je dis, si nous nous demandons auquel de ce genre d’amants nous confierions plus volontiers nos biens ou nos enfants, auquel nous rendrions de préférence un service. Pour ma part, je pense que celui même qui s’attache à la forme de l’objet aimé accorderait plutôt sa confiance à celui qui n’aime que l’âme.

« Quant à toi, Callias, il me semble que tu as des actions de grâces à rendre aux dieux qui t’ont mis au cœur ton amour pour Autolycus. Il est évidemment épris de la gloire, lui qui, pour s’entendre proclamer vainqueur au pancrace, a supporté tant de travaux, enduré tant de souffrances ! S’il espère non-seulement illustrer et lui-même et son père, mais encore devenir capable par sa valeur de servir ses amis, d’agrandir sa patrie en élevant des trophées pris sur les ennemis, et d’obtenir par là et gloire et renommée chez les Grecs et chez les Barbares, comment ne croirais-tu pas que celui dont il fera le compagnon le plus actif de ses travaux, sera entouré d’honneurs immenses ? Si donc tu veux lui plaire, considère par quelles connaissances Thémistocle fut en état d’affranchir la Grèce ; considère quel était le savant qui fit de Périclès le plus sûr conseiller de son pays ; songe quelle fut jadis la philosophie de Solon, qui donna d’excellentes lois à notre république ; recherche à quels exercices les Lacédémoniens doivent leur supériorité dans la guerre. Tous les jours d’ailleurs les plus distingués d’entre eux viennent te demander l’hospitalité. Aussi la république est-elle prête à se donner à toi si tu le veux, sache-le bien. Les plus grands avantages te secondent. Tu es eupatride, prêtre des déesses[17] qui se rattachent au nom d’Érechthée[18], l’un de ceux qui, avec Iacchus, ont combattu contre le Barbare[19], et maintenant dans nos solennités tu parais plus auguste encore que tes ancêtres ; tu as un air de grandeur que n’a aucun de tes concitoyens, et tu sembles propre à supporter tous les travaux. Si vous trouvez mon discours trop sérieux pour un banquet, n’en soyez point surpris. Les cœurs naturellement bons et pris d’une ardeur généreuse pour la vertu trouvent en moi, comme dans leurs compatriotes, un amant passionné. »

Tandis que les autres convives faisaient des observations sur ce discours, Autolycus regardait Callias, et Callias lui jetait un regard furtif : « Ainsi donc, Socrate, tu vas si bien me servir d’entremetteur auprès de la république, que je vais être lancé dans la politique, que je plairai toujours au peuple ? — Oui, par Jupiter ! répondit Socrate, si l’on te voit réellement, et non pas en apparence, épris de la vertu. La fausse gloire est bientôt démasquée par l’expérience ; mais la véritable valeur, à moins qu’un dieu ne lui soit contraire, acquiert par l’action même une gloire de plus en plus brillante. »



  1. Il faut comparer ce chapitre avec le Banquet de Platon, chap. viii, et le dialogue de Lucien intitulé les Amours, t. I, p. 536 de notre traduction.
  2. Il y a là quelque difficulté de texte. J’ai suivi Weiske et Dindorf.
  3. Platon établit la même distinction dans son Banquet, VIII. Cf. Lucien, Amours, 42 ; Déesse syrienne, 32 ; Pseudolog., 11 ; Maître de rhétorique, 25 ; Dialog. des courtisanes, XVII, 1.
  4. Sorte de serment familier à Socrate, ainsi que nous l’avons déjà remarqué.
  5. Cf. Lucien, Amours, 25, 26 et 27.
  6. Allusion au v. 443 du chant IX de l’Iliade.
  7. Voy. Lucien, Dialog. des dieux, IV, t.1, p. 66 de notre traduction.
  8. Iliade, XX, 405.
  9. Iliade, XVIII, 325.
  10. Γανύς et en composition γανύ, ravi, joyeux, et μῆδος, soin, application, résolution, dessein. Peut-être y a-t-il de plus un sens obscène sous ce dernier mot.
  11. Voy. sur l’amitié, outre les passages connus des auteurs classiques tels que Cicéron, Lucien dans son Toxaris, etc., un beau chapitre de Valère Maxime, liv. IV, chap. vii.
  12. Poëte comique et tragique, contemporain de Sophocle et d’Euripide. Il avait composé, entre autres, une pièce toute d’invention appelée la Fleur, dont Aristote fait l’éloge dans sa Poétique, IX.
  13. Cf. Plutarque, Pélopidas, 48.
  14. Voy. Élien, Hist. diverses, XIII, 5.
  15. Voy. Id. Ibid., III, 4 2, et cf. Xénophon, Gouvern. des Lacédém., II.
  16. Il y avait réellement en Laconie et en Attique une statue de la Pudeur. Voy. Pausanias, Lacon., XX, § 40. — Cf. le même auteur, Attic., XVII, 4. Mais il paraît qu’il y avait également dans cette contrée une statue de l’Impudeur, élevée d’après les conseils du crétois Épiménide. L’allusion de Socrate est alors très-nette. — Cf. Cicéron, De legibus, II, xi.
  17. Voy. Helléniq., VI, iii. Cette fonction était celle de δαδοῦχος, porte-flambeau.
  18. Cérès et Proserpine dont le culte fut institué à Éleusis par Érechthée.
  19. C’était une tradition grecque que, quand Thémistocle alla livrer contre le roi de Perse Xerxès le combat naval de Salamine, les dieux conduits par Iacchus, nom mystique de Bacchus, étaient venus au secours des Grecs. Voy. le Dict. mytholog. de Jacobi aux mots Iacchus et Éleusinies.