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Le Bouif errant/1/4

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J. Ferenczi & fils (p. 55-67).

Chapitre IV

Un roi sans royaume

— Vive le roi !

Plusieurs détonations successives accueillirent ce cri séditieux. On débouchait du champagne, au Bahr-el-Gazal, le bar de nuit montmartrois où le jeune prince Ladislas de Carinthie occupait ses nombreux loisirs en compagnie d’aimables personnes d’un autre sexe que le sien.

Ladislas de Carinthie était un roi sans royaume. Il avait été, à l’âge de six mois, exilé par son oncle, le grand-duc Yvan, à la suite d’une de ces conspirations balkaniques qui se renouvellent tous les cinq ou six ans, pour donner à ces régions de l’Europe la publicité nécessaire à leur existence politique.

La Carinthie était naturellement située entre les Balkans et les Karpathes, comme tous les pays de nationalité indécise, qui fournissent à la diplomatie tant de sujets d’inquiétudes et aux librettistes d’opérettes tant de scénarios réjouissants.

Ladislas était un jeune homme fort élégant, très joli garçon, très sportif, qui connaissait Paris beaucoup mieux que Sélakzastyr, sa capitale, dont il ne se rappelait que le nom.

Il y avait vingt ans qu’il menait en France l’existence désœuvrée des souverains en demi-solde.

Il recevait semestriellement de mystérieuses sommes d’argent qui lui permettaient cependant de continuer sa vie fastueuse. Il s’inquiétait peu de connaître l’origine de cet argent, ce qui dénotait déjà une assez profonde diplomatie.

La Carinthie était gouvernée (ainsi que beaucoup d’autres États) par des nationalistes intransigeants et par des révolutionnaires outranciers. Les deux factions se détestaient et occupaient leurs adeptes à des conspirations continuelles. Chaque parti avait eu maintes fois l’occasion d’anéantir totalement son adversaire, mais c’eût été renoncer à la lutte perpétuelle qui constituait la seule raison d’être des hommes politiques de Carinthie. Les nationalistes étaient donc autant intéressés à conserver les communistes, que les communistes à ménager les loyalistes. Cette politique procurait à la Carinthie un gouvernement aussi instable que stationnaire.

À l’instar des ministres interchangeables de la République française, les Dictatures et les Autocraties se succédaient en Carinthie sans grand danger pour le courant des affaires. Comme le Commerce, le Clergé, la Magistrature et l’Armée étaient toujours les soutiens dévoués du parti qui possédait le Pouvoir, les modifications du Gouvernement n’apportaient aucun changement dans les abus et dans les scandales ; si bien que le peuple philosophe avait pris le parti de demeurer neutre, et criait aussi volontiers « Vive le Roy ! » que « Vive la Révolution ! » sans attacher d’importance aux cavalcades politiques qui défilaient dans Sélakzastyr.

Ainsi le grand-duc Yvan, qui avait usurpé la place de son neveu Ladislas, avait été, depuis cette époque, cinq ou six fois détrôné, puis retrôné, puis condamné comme tyran, puis acclamé comme sauveur de la Patrie. La Police et l’Armée l’avaient tour à tour protégé et poursuivi. Si bien que le grand-duc avait fini par organiser sa vie conformément à ces convulsions politiques. Il se retirait à la campagne quand il fallait abandonner le pouvoir  ; il revenait avec un nouvel uniforme quand la Révolution jugeait opportun de lui laisser reprendre les rênes.

Les cochers du char de l’État se relayaient ainsi à l’amiable et prenaient de petites vacances. Seuls les chevaux et les contribuables continuaient à demeurer dans les brancards. Mais les chevaux du char de l’État ne sont jamais dételés.

Pendant que ces événements s’accomplissaient, l’héritier présomptif du trône de Carinthie achevait au lycée Lakanal ses études universitaires et sportives.

La rente qu’il recevait annuellement lui permettait de mener une vie facile. Il avait pu se perfectionner dans tous les sports coûteux qui font remarquer un jeune fils de famille. Il connaissait tous les boxeurs éminents et tous les as de cinéma. Il avait gagné un match international de tennis. Il menait une Bugatti-deux litres, sur les routes, avec une maestria turbulente. Il fréquentait les salons littéraires et les bars de nuit en renom. Il était l’objet des attentions de la Haute Banque et catalogué sur les registres des agences matrimoniales qui fournissent l’Amérique du Nord de prétendants pour petites milliardaires.

Mais le prince Ladislas Samovaroff ne tenait pas à se marier. La vie lui semblait encore fort belle.

Son titre lui procurait la considération des salons du noble faubourg et les attentions des habitués des crémeries coûteuses de la Butte.

Car les Princes ont l’avantage, sur les autres hommes, de plaire à la fois à la Noblesse, au Clergé, à l’Armée et à la Galanterie. Ils sont les grands favoris de ces quatre soutiens de l’Ordre moral, qui adorent les gigolos de marque, les chevaux de course, les autos de grande vitesse et tous les objets décoratifs et inutiles.

Cette adoration perpétuelle était encouragée par le physique sympathique de Ladislas et par son caractère expansif.

C’était un gavroche couronné, qui affectait le langage des hautes sphères de la Butte, qui parlait l’anglais, l’argot et le « louchébem », et connaissait les noms de tous les cocktails et toutes les spécialités des petites femmes chargées d’embellir les promenoirs, les dancings et les restaurants de nuit.

Ces belles personnes traitaient le jeune prince avec une respectueuse familiarité. Elles le considéraient un peu comme un membre de leur corporation, comme un jeune frère dont elles surveillaient l’éducation politique. Elles couchaient avec lui, autant par satisfaction sensuelle que par le désir apostolique de lui prodiguer, sur l’oreiller, des conseils diplomatiques pleins de sagesse.

La Politique est le violon d’Ingres des filles de joie. Ces dames suivaient donc les événements des Karpathes avec un intérêt qu’elles s’efforçaient vainement de faire partager à Ladislas. Elles s’indignaient de l’indifférence du gigolo découronné qui, malgré leurs exhortations, s’obstinait à ignorer la Carinthie et à lui préférer Paname. Son entêtement à repousser les perspectives grandioses auxquelles sa naissance lui donnait droit, lui avait attiré les sympathies du populaire et du parti Mécano. On l’acclamait comme un poteau opulent, quand il menait son auto en vitesse, bloquant les freins dans les virages et disparaissant au milieu d’un nuage de poussière qui enchantait les connaisseurs. Sa bonne humeur inaltérable, son mépris du pessimisme, sa facilité à trouver le bon côté des choses lui avaient fait donner un surnom : Ça va !

Et c’était la plus grande célébrité du jeune héritier présomptif du trône de Carinthie. Car il n’était guère connu que sous ce surnom. On ignorait Samovaroff. C’était « Ça va ! » qu’on acclamait, le Prince Ça va ! Et ça allait !

Si bien qu’à force d’être popularisé à Paris, Ladislas finit par émouvoir l’opinion publique étrangère et même la Diplomatie, malgré son habitude invétérée de tout ignorer.

Le parti légitimiste de Sélakzastyr était justement fort embarrassé par l’agitation politique que suscitait le décès du grand-duc Yvan, l’usurpateur.

Le grand-duc était mort subitement, dans les bras d’une femme du monde, que le parti révolutionnaire avait subtilement entraînée à ce genre d’exercice politique.

Par suite de cet accident de métier, le grand-duc n’avait pu désigner officiellement son successeur à la couronne.

Le parti royaliste, qui avait totalement délaissé le jeune prince Ladislas, dont il ignorait à peu près l’existence et absolument l’adresse, se trouvait donc fort perplexe.

Il n’y avait, comme héritière possible à la couronne qu’une jeune fille de dix-sept ans, la Princesse Mitzi, la propre nièce d’Yvan.

Malheureusement la petite princesse ne pouvait monter sur le trône, d’après la loi carinthienne, qu’après son mariage avec un prince consort. Le royaume ne pouvait être gouverné par une femme seule. Il fallait assurer une descendance légitime, sinon la succession devenait une source de conflits européens.

Mais la princesse Mitzi, qui était fort jolie et très indépendante, entendait formellement n’épouser que le mari qu’elle choisirait. Elle n’en avait trouvé aucun dans le royaume et se contentait, comme distractions, de ses chevaux, de ses chiens, de ses professeurs de Charleston, de ses toilettes et de ses coiffures.

Elle éprouvait pour la politique une aversion comparable à celle du prince Ladislas, son cousin. L’horreur du pouvoir était un atavisme particulier à cette famille régnante. Il en résultait un grand mécontentement dans le parti légitimiste que cette situation ridicule rendait à peu près inutile.

En revanche, elle autorisait toutes les audaces du parti révolutionnaire et de son chef, Stiépanof Kolofaneski.

Car le parti révolutionnaire de Carinthie était tellement avancé qu’il en devenait rétrograde.

Kolofaneski nourrissait le secret espoir d’obtenir, par la douceur ou par la violence, la main de la princesse Mitzi et de s’emparer ainsi légitimement du trône, ce qui eût contenté, à la fois, les comités révolutionnaires et muselé l’opposition de la coterie royaliste.

Il trouvait également Mitzi fort à son goût. Il estimait que son grand uniforme de chef de la révolution serait très décoratif dans un landau de gala à côté de cette jolie fille, dont les yeux sombres, la bouche, les cheveux, les dents et la merveilleuse anatomie avaient été chantés par tous les poètes subventionnés, et photographiés dans toutes les cérémonies patriotiques.

En revanche, Mitzi trouvait ce prétendant odieux et absolument grotesque.

Elle cachait toutefois son opinion, par crainte de la vengeance de la société secrète officielle de la Carinthie, dont Kolofaneski était le Grand Maître, la terrible association des C. D. E. L. P. (Les Cinq doigts et le Pouce), qui terrorisait ses adversaires et s’en débarrassait mystérieusement quand ils devenaient trop gênants.

C’est pourquoi Mitzi ne put qu’encourager secrètement le conseil de la Couronne à retrouver le prince Ladislas, égaré à Paris depuis son enfance.

La seule difficulté était de rencontrer le jeune héritier présomptif.

Pendant le règne du grand-duc Yvan, le parti loyaliste avait, en effet, absolument laissé tomber les intérêts de Ladislas pour jurer fidélité à l’usurpateur.

Quelques vieux partisans du droit divin adressaient bien, en secret, des vœux au ciel pour le rétablissement de la branche aînée, mais tout leur effort se bornait à cette démonstration platonique et tout l’argent du parti servait à grossir la caisse de la propagande du Bon Droit, pour le cas où la Révolution, toujours imminente en Carinthie, forcerait le parti légitimiste à devenir militant.

Car ce n’était pas le parti royaliste qui subventionnait le jeune prince.

C’était le parti révolutionnaire.

Le parti révolutionnaire avait remarqué que les souverains bambocheurs sont beaucoup moins disposés à gouverner que les autres. Il avait donc consacré une bonne part des cotisations populaires à entretenir chez Ladislas une tendance naturelle à l’oisiveté et au plaisir, ainsi que le désir fort accentué de demeurer à Paname et de songer le moins possible à son pays d’origine.

Cette astucieuse combinaison avait fort bien réussi. Ladislas Samovaroff se considérait comme un prince très parisien et rien de plus. Il avait horreur des comités d’action royalistes, qu’il regardait comme un troupeau de turbulents imbéciles et qu’il fuyait avec obstination.

Cette tendance d’esprit n’était pas de nature à favoriser les investigations du comte Michaël Bossouzof, trésorier de la caisse de la propagande du Bon Droit, que le Conseil de la Couronne avait chargé de ramener le prince Ladislas en Carinthie.

Bossouzof, muni des pleins pouvoirs nécessaires pour dépenser largement les fonds consacrés à la réussite de la cause, avait établi son centre de recherches à Montmartre et noué des relations assez adroites avec les volailles de cette région montagneuse, qui lui semblaient toutes désignées pour l’aider dans ses recherches diplomatiques.

Il y avait quinze jours qu’il interrogeait les plus délurées soupeuses des bars et des dancings sans avoir obtenu le moindre résultat.

Cela ne l’empêchait pas d’adresser chaque matin des dépêches au conseil de la Couronne, assurant que tout allait bien.

Naturellement ces dépêches étaient interceptées par la société secrète officielle des Cinq Doigts et le Pouce, qui commentait avec ironie les recherches du plénipotentiaire dans les journaux de l’opposition.

Si bien que le parti royaliste crut politique de stimuler l’activité du comte Michaël Bossouzof par cette note diplomatique insérée dans l’Intransigeant :

La mort du grand-duc Yvan rend vacant le trône de Carinthie. Il est question d’appeler le prince Ladislas Samovaroff à succéder au défunt souverain.

Cette note avait fait l’effet d’une pierre dans une mare à grenouilles.

Les grenouilles, d’après leur historien La Fontaine, ont toujours adoré les rois et soutenu l’autorité absolue.

Elles ne manquèrent donc point à la tradition et se mirent, en chœur, à acclamer le prince « Ça-Va » dans toutes les mares de nuit de Montmartre, de Montparnasse et d’ailleurs.

Cela eût facilité beaucoup les recherches du comte Michaël si, conformément à un usage invétéré dans la diplomatie yougo-slave, Bossouzof n’avait pas été constamment saoul. Ce fâcheux état d’esprit l’empêchait de se rendre parfaitement compte du motif de ces manifestations extérieures.

Il s’imaginait naïvement que le cri de « Vive le Roy ! » était une exclamation naturelle des poules de la République française, qui poussaient cette clameur lorsqu’elles étaient excitées, amoureuses, assouvies ou simplement tapageuses.

En Carinthie, il était aussi d’usage de crier « Vive le Roy ! » chaque fois qu’on reposait sur la table une bouteille vide.

Bossouzof n’avait garde d’oublier cette coutume moldo-valaque. Ce soir-là, installé au Bahr-el-Gazal entre deux petites volailles de luxe attachées à l’établissement, il avait particulièrement acclamé son jeune souverain sans se douter le moins du monde que Ladislas, juché à dix mètres de lui sur un haut tabouret du comptoir des cocktails, protestait avec la plus grande indignation contre l’ovation qu’on lui faisait.

— Vive le Roi ! Vive Ça-Va Ier ! Vive le prince Ça-Va !

— Vive Paname ! hurla avec force le jeune homme. Émile, priez le cheptel du Bar-el-Gazal de la boucler et de se taire, ou je ne remets plus les pieds dans votre usine.

Le gérant rétablit le silence.

Mais Michaël Bossouzof, très congestionné par ses nombreuses libations et par la présence de ses compagnes de fête, crut devoir ajouter au milieu du silence :

— Triple hurrah d’honneur pour Sa Majesté de Carinthie, mon souverain orthodoxe !

— Ça-Va ! hurlèrent les clients à l’unisson.

— Tais-toi donc, souffla dans l’oreille de Bossouzof une des jeunes volailles de sa suite. C’est pas Orthodoxe qu’il s’appelle. C’est Ça-Va ! Le prince Ça-Va, de Paname.

— Cela est néanmoins une suggestive occasion le manifester mon attachement à la dynastie, expliqua avec difficulté le plénipotentiaire au gérant. Vive le Roy donc, cher ami, et apportez une autre Jéroboam.

— Quel type ! affirma une des poules. C’est un diplomate de la Société des Nations.

— Il est assez pochard pour cela, ricana le gérant.

Du haut de son tabouret, Ladislas avait suivi des yeux le manège de Bossouzof.

— Quel idiot ! fit-il à haute voix en désignant le plénipotentiaire à un jeune homme corpulent qui était son voisin de table. As-tu remarqué la bobine de cet ivrogne ?

Right ! nasilla laconiquement le gros jeune homme avec un accent d’outre-Atlantique.

— C’est un de mes sujets, fit Ladislas.

Well, fit l’Américain. Il boit beaucoup !

— Il est répugnant, murmura le prince. Il ne boit pas, il s’emplit. Et l’on voudrait que j’aille présider aux destinées d’un royaume de semblables moujiks ? Me vois-tu à la tête d’un régiment de Cosaques tous du même modèle que ce lourdaud ?

Yes ! objecta son compagnon. Ce catégorie d’imbéciles, il est simplement supportable sur un cheval et sous un grand uniforme, couvert de médailles et de crachats.

— J’ai horreur des figures à plaques et des thorax à grands cordons, gouailla Ladislas. Ces gens-là font adorer la France. Ne me parle jamais d’aller régner en Carinthie ou je refuse de te serrer la main. Je ne serai jamais roi. Jamais !

— Cependant tenta d’objecter le gros jeune homme, si la Carinthie te rappelle ?

— La Carinthie m’indiffère. Il y a assez d’imbéciles dans le monde pour ramasser ma couronne. La ramasserais-tu ?

— Non, fit le gigolo corpulent. Je suis Américain libre.

— Et moi Parisien conscient, dit Ça-Va. Cela me suffit.

Il omettait de confier à son ami qu’il avait reçu le matin même une dépêche fort brève du comité révolutionnaire de Selakzastyr qui portait simplement ceci : « Si acceptez proposition couronne, supprimons illico subvention socialiste.Kolofaneski, dictateur (C. D. E. L. P.). »

Cela avait beaucoup contribué à décider le prince Ça-Va à renoncer au trône de ses ancêtres et au gouvernement de ses sujets.

— Quels sujets ! affirmait-il. Une aristocratie de gâteux et une démocratie de déments… j’aime bien mieux demeurer le Prince des Gigolos et régner sur les poules de luxe. Et puis j’ai horreur des ivrognes.

— Il y en a aussi à Paris.

— Du tout, protesta Ladislas. À Paris, il y a des poivrots. Les poivrots ne sont pas sinistres et ne portent pas des lunettes carrées qui leur donnent l’air de hiboux. Ils sont expansifs et rigolos. Tiens, vois plutôt celui-ci.

Un éclat de rire général saluait en effet l’apparition brusque, dans la grande salle du bar, d’un fêtard enveloppé dans un grand macfarlane et coiffé d’un gibus énorme, qu’il ôta pour saluer la société en ces termes empreints d’une grande distinction :

— Salut, messieurs et dames, et bonjour à vos poules !

Ce poivrot, c’était Bicard.