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Le Bourreau de Berne/Chapitre 4

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Le Bourreau de Berne ou l’Abbaye des vignerons
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 13p. 42-55).

CHAPITRE IV.


Trois à toi, trois à moi, et trois encore font neuf.
Shakespeare, Macbeth.



Le vent léger qui se jouait autour du Winkelried le laissait presque immobile, et ce ne fut qu’en donnant la plus grande attention à l’arrangement des voiles et en employant toutes les petites ressources des bateliers, qu’on parvint à rentrer dans la pointe orientale au moment où le soleil atteignait la sombre ligne du Jura. Le vent tomba tout à fait, la surface du lac devint semblable à un miroir ; il ne fut plus possible d’avancer. Les hommes de l’équipage, totalement découragés et fatigués des manœuvres précédentes, allèrent se coucher au milieu des bagages et tâchèrent de dormir en attendant la brise nord qui, dans cette saison de l’année s’élève d’ordinaire une heure ou deux après le coucher du soleil.

Les passagers prirent alors libre possession du pont ; la chaleur, accablante pour cette époque de l’année, avait été rendue plus insupportable par la réflexion continuelle des rayons du soleil ; et les voyageurs, pressés, presque étouffés, se sentirent renaître en respirant l’air frais du soir. L’effet produit par ce changement ressembla à celui qu’on observe sur un troupeau de moutons qui, après avoir en vain cherché un abri sous le feuillage durant l’ardeur du jour, se dispersent joyeux dans la prairie dès que le serein vient rafraîchir leurs flancs haletants.

Baptiste, comme cela n’arrive que trop aux hommes qui possèdent une autorité passagère, avait tyrannisé sans pitié les passagers d’un rang inférieur, et plus d’une fois même menacé des dernières violences ceux qui manifestaient trop ouvertement l’impatience qu’ils ressentaient d’une position si incommode et pour eux si inusitée ; personne peut-être n’est moins sensible aux plaintes d’un novice que le marin accoutumé à braver les tempêtes, familiarisé avec les souffrances et la contrainte d’un vaisseau libre de s’en distraire par les devoirs qu’il a à remplir et par les obstacles même qu’il rencontre, peut à peine comprendre les privations et la gêne que ressent celui pour qui tout est si nouveau et si pénible. Mais dans le patron du Winkelried, une naturelle indifférence pour les souffrances des autres, et le plus étroit égoïsme, étaient venus corroborer les opinions inspirées par une vie de fatigues et de dangers. Il considérait les passagers vulgaires comme la cargaison la plus incommode ; elle lui rapportait, il est vrai, un peu plus que le même poids de matières inanimées, mais elle avait la désagréable faculté d’exprimer une volonté, et de changer de place. Malgré la jouissance qu’il paraissait prendre à effrayer ainsi ceux qui l’entouraient, l’adroit batelier faisait une silencieuse exception en faveur de l’Italien, qui s’est fait connaître lui-même au lecteur sous le nom de Maledetto ou le maudit. Ce formidable personnage avait employé un procédé très-simple et très-paisible pour se mettre à l’abri des effets de la tyrannie de Baptiste : au lieu d’être intimidé par ses farouches regards, de céder à ses grossières remontrances, il choisit le moment où il se livrait à la plus violente colère, où les malédictions et les menaces s’échappaient en torrents de ses lèvres, pour venir se placer tranquillement à l’endroit même dont Baptiste défendait l’approche ; il s’y établit avec un calme et un maintien qui pouvaient être également attribués à une extrême simplicité ou à un inexprimable mépris. C’est ainsi du moins que raisonnèrent les spectateurs ; quelques-uns pensèrent que l’étranger cherchait à sortir de tout embarras en bravant ainsi la furie du patron, et d’autres supposèrent charitablement qu’il ne savait pas ce qu’il faisait : mais Baptiste fut d’un avis différent. Il lut dans le regard assuré et dans la ferme contenance de son passager un profond dédain pour ses exigences, ses ruses et ses menaces, qu’il évita de lutter avec un tel homme, par le même sentiment qui portait les timides voyageurs à ne rien lui contester à lui-même. De ce moment, il Maledetto ou Maso ainsi qu’il était appelé même par Baptiste, qui voulait paraître ne pas ignorer entièrement ce qui le concernait, fut aussi maître de ses mouvements que s’il avait été le personnage le plus honorable de la barque ; mais il n’abusait pas de ses avantages, et quittant rarement le poste qui lui était assigné près de sa valise, il semblait satisfait de rester dans une insouciante indolence, et, comme ses compagnons, il sommeillait de temps en temps.

Mais la scène avait tout à fait changé de face. Le patron, naguère si exigeant, si querelleur, et à présent si malheureux, parce qu’il était trompé dans ses espérances, avoua qu’il lui était impossible d’arriver au port avant la brise de la nuit, et il se jeta sur une malle pour cacher son chagrin en feignant de dormir. On vit alors une multitude de têtes se lever successivement du milieu des ballots ; les corps suivirent bientôt la même impulsion, et la barque se trouva remplie d’êtres animés.

L’excitante fraîcheur de l’air, le calme du soir, la perspective d’une arrivée heureuse, sinon très-prompte, et le repos après une fatigue excessive, produisirent une réaction aussi soudaine qu’agréable dans les dispositions des passagers.

Le baron de Willading et son ami, qui n’avaient ressenti aucun des inconvénients dont je viens de parler, partagèrent cet élan général de satisfaction et de bien-être, et ils encourageaient par leur affabilité et leur sourire plutôt qu’ils ne contraignaient par leur présence les plaisanteries et les bons mots des différents individus qui composaient la masse bizarre de leurs compagnons inconnus.

Nous devons décrire à présent avec plus de détails l’aspect et la position de la barque, ainsi que les caractères de ceux qui se trouvent à son bord. La manière dont le bâtiment était chargé jusqu’à fleur d’eau a déjà été mentionnée plus d’une fois. Tout le centre du grand-pont, partie du Winkelried qui, par la saillie du passe-avant, avait une étendue plus considérable que ne l’ont partout ailleurs les vaisseaux du même tonnage, ce qui, au reste, lui était commun avec toutes les autres barques du Léman, se trouvait si encombré par la cargaison, que l’équipage ne pouvait aller de l’avant à l’arrière qu’en montant parmi les caisses et les ballots entassés à une hauteur qui surpassait la taille d’un homme. On avait réservé près de la poupe un étroit espace dans lequel les personnes qui occupaient cette partie du pont pouvaient se mouvoir, quoique dans des limites assez rétrécies, tandis que, par derrière la large barre du gouvernail s’agitait dans son demi-cercle. À l’autre extrémité, le gaillard d’avant était suffisamment libre, chose tout à fait indispensable ; mais cette partie si importante du pont était cependant chargée des pattes de neuf ancres rangées dans sa largeur, précaution d’une indispensable nécessité pour la sûreté des bâtiments qui s’aventurent dans la pointe orientale du lac. Dans cet état de repos absolu, le Winkelried ressemblait à un petit fort au milieu de l’eau, rempli de créatures humaines et si bien incorporé à l’élément liquide, qu’il semblait sortir de son sein. Cette image se présentait d’autant plus naturellement à l’esprit, que la masse entière se répétait sur la paisible surface comme dans un miroir fidèle ; on y retrouvait ses formes pesantes dessinées presque aussi distinctement que l’original.

Il faut convenir cependant que la barre, les voiles, le bec élevé et pointu, formaient de spéciales exceptions à ce tableau d’un roc immobile. La vergue suspendue offrait l’image de ce que les matelots nomment un bec de coq (cock-bill) ; elle était dans une de ces positions à la fois pittoresques et négligées que le crayon d’un artiste aime à saisir. La voile retombait en gracieux et blancs festons, et semblait placée là par le hasard, après s’être échappée des mains du batelier. Le bec, ou la proue, élevée sur sa tige ressemblait au cou d’un cygne légèrement détourné, et s’inclinait presque imperceptiblement quand le bâtiment cédait à la secrète influence des courants opposés.

Quand cet essaim de passagers commença à s’agiter, que chacun eut successivement quitté son poste, l’espace leur manqua pour étendre leurs membres fatigués ; à peine pouvaient-ils remuer : mais la souffrance est la meilleure préparation pour le plaisir, et le souvenir de la contrainte rend la liberté plus douce. Dès que les ronflements de Baptiste se firent entendre, la cargaison amoncelée sur le pont se garnit d’hommes heureux de rentrer en pleine possession d’eux-mêmes, de pouvoir à leur guise se lever et s’asseoir, et aussi satisfaits que des souris sorties de leur trou durant le sommeil de leur mortel ennemi.

Le lecteur a été suffisamment instruit de la composition morale du Winkelried, dans le premier chapitre ; et comme elle n’a subi aucun changement que celui produit par la lassitude, il se trouve tout préparé à renouveler connaissance avec ses différents membres, tous également disposés à reparaître sous leurs caractères respectifs, du moment qu’ils en trouveront l’occasion. Le pétulant Pippo, qui avait été un des plus difficiles à contenir pendant le jour, sortit le premier de son réduit, dès qu’il vit le clairvoyant Baptiste fermer les yeux et qu’il sentit la fraîcheur de l’air ; son exemple fut promptement suivi, et il eut bientôt un auditoire tout prêt à rire de ses plaisanteries, et à applaudir à ses tours. S’animant de plus en plus, le bouffon, finit par s’établir comme sur un trône, sur ce qu’on pouvait appeler la pointe avancée de monticule formé par les tonneaux de Nicklaus Wagner ; là, il se livra à l’exercice de son art, à la grande satisfaction des joyeux spectateurs pressés autour de lui, et qui le respectaient : même pas la partie privilégiée du pont, tant ils étaient avides de le voir et de l’admirer.

Quoique la fortune adverse obligeât souvent Pippo à recourir aux plus basses ressources de son état, telles que les farces de Polichinelle et l’imitation de cris bizarres, dont on aurait en vain cherché le modèle sur la terre et dans le ciel il était cependant un habile personnage dans son genre, tout à fait capable de s’élever à la hauteur de son art quand il se trouvait devant un auditoire digne d’apprécier ses talents. Il était cette fois obligé de s’adresser à des personnes placées à divers degrés de l’échelle sociale ; car la proximité du théâtre improvisé aussi bien que là bienveillante bonté qui porte à partager les plaisirs des autres ; avait attiré près de lui les plus distingués des voyageurs.

— À présent, très-illustres seigneurs, continua le rusé jongleur, après s’être attiré une salve d’applaudissements par un de ses tours les plus adroits, j’arrive à la partie la plus importante et la plus mystérieuse des sciences que je professe ; la connaissance de l’avenir et des événements futurs. Si quelqu’un parmi vous désire savoir combien de temps encore il mangera le pain de son travail qu’il s’approche ; et un jeune homme veut apprendre à quel point le cœur de celle qu’il aime est tendre ou cruel ; si une fille veut s’assurer de la sincérité et de la constance d’un jeune homme, tout en tenant ses yeux voilés de leurs longues paupières ; — ou bien si un noble seigneur a besoin de pénétrer les projets de ses rivaux à la cour ou dans le conseil ; qu’ils interrogent Pippo, il a une réponse prête pour chacun ; et une réponse si véridique que le plus habile des auditeurs jurera qu’un mensonge dans sa bouche vaut mieux que la vérité dans celle d’un autre :

— Celui qui veut qu’on croie à ses prédictions, dit gravement le signor Grimaldi, qui avait écouté en riant la longue tirade de compliments que son compatriote venait de s’adresser, ferait bien de démontrer d’abord qu’il connaît le passé. Donne-nous un échantillon de ton talent de prophète en disant quel est l’homme qui te parle et pourquoi il est ici ?

— Son Excellence est plus qu’elle ne paraît être, moins qu’elle ne mérite, et autant qu’aucun des assistants ; elle a à sa gauche un ancien ami qui lui est très-cher ; elle est venue pour sa propre satisfaction assister aux jeux de Vévey, — la même raison la fera partir quand ils seront finis ; elle retournera chez elle sans se presser, — non comme le renard qui se glisse à la dérobée dans sa tanière, mais comme le noble vaisseau qui entre à pleines voiles dans le port, à la clarté du soleil.

— Ceci ne sera pas, Pippo, reprit le bon et noble vieillard, au besoin, je puis l’assurer moi-même ; tu aurais pu dire des choses moins vraisemblables, et cependant plus vraies.

— Seigneur, nous autres prophètes nous aimons à dormir en pleine sécurité. Si ce n’est le plaisir de Votre Excellence et celui de votre noble compagnie d’écouter des choses vraiment étonnantes, je parlerai à quelques-uns de ces honnêtes gens sur des sujets qui les touchent de très-près, et qui ne leur sont pas connus ; cependant ce sera aussi évident pour toute autre personne que le soleil dans le ciel en plein midi.

— Tu veux sûrement leur dire leurs défauts ?

— Votre Excellence pourrait prendre ma place, aucun prophète ne pouvait mieux deviner mon intention, répondit le jovial Napolitain. Approchez-vous, mon ami, ajouta-t-il en s’adressant au Bernois ; vous êtes Nicklaus Wagnen, gras paysan de grand canton zélé fermier qui s’imagine avoir droit au respect de tous ceux qu’il rencontre parce qu’un de ses aïeux a acheté je ne sais quel privilège dans le Bürgerschaft. Vous avez placé un fort enjeu dans le Winkelried, et vous cherchez dans ce moment quel châtiment mérite l’impudent devin qui ose pénétrer avec si peu de cérémonie dans les secrets d’un citoyen recommandable, tandis que tous ceux qui sont ici voudraient que tous vos fromages n’eussent jamais quitté la laiterie pour rendre nos membres tout endoloris, et retarder la marche de cette barque.

Cette saillie aux dépens, de Nicklaus excita les éclats de rire de tous les assistants : le caractère égoïste et intéressé que tout trahissait en lui n’avait pas trouvé grâce parmi ses compagnons de voyage, qui possédaient toutes ces généreuses inclinations, apanage ordinaire de ceux qui n’ont rien ou peu de chose dont ils puissent disposer : ils étaient de plus si portés à la joie dans ce moment, que la moindre bagatelle aurait réussi à les

— Si cette bonne cargaison était à vous, mon ami, vous trouveriez sa présence moins incommode que vous ne semblez disposé à le supposer, répondit le lourd paysan qui n’aimait pas à plaisanter et pour qui la moindre raillerie sur un sujet si respectable avait ce caractère d’irrévérence que l’opinion populaire et de saintes paroles attribuent au démon ; les fromages sont bien où ils sont si leur compagnie vous déplaît, vous avez l’alternative du lac.

— Faisons la paix, honorable citoyen, et terminons cette escarmouche d’une manière utile à tous deux : vous avez ce qui me serait très-agréable, et moi je possède ce qu’aucun marchand de fromages ne refuserait s’il savait les moyens de l’obtenir honnêtement.

Nicklaus murmura quelques mots d’indifférence et de doute, mais il était évident que le langage obscur du jongleur était parvenu, comme c’est l’ordinaire, à éveiller sa curiosité ; ce fut avec l’affectation d’un esprit qui sent sa propre faiblesse qu’il prétendit être très-indifférent à tout ce que l’autre pouvait dire, tandis que la rapacité de son âme intéressée trahissait le désir d’en savoir davantage.

— Je vous dirai d’abord, continua Pippo d’un air de bonté, que vous mériteriez de rester dans l’ignorance, en punition de votre orgueil et de votre peu de foi ; mais c’est la faute du prophète d’avoir mis au grand jour ce qui devait rester caché. Ne nourrissez-vous pas la flatteuse idée que ces fromages sont les plus gras, les meilleurs qui traversent dans cette saison les lacs de la Suisse pour se rendre en Italie ? Ne secouez pas la tête. — Il est inutile de chercher à me tromper.

— Je sais qu’il y en a d’aussi pesants, et même d’aussi bons ; mais ceux-ci ont l’avantage d’arriver les premiers, circonstance qui me laissera maître des prix.

— Tel est l’aveuglement de celui que la nature a placé sur la terre pour vendre des fromages ! — Le sieur de Willading et ses amis ne purent s’empêcher de sourire à la froide impudence du charlatan. — Tu t’imagines qu’il en est ainsi, et dans ce moment même une barque pesamment chargée nous précède, et s’approche, sous l’influence d’un vent favorable, de l’extrémité supérieure du lac des Quatre-Cantons ; de nombreux mulets l’attendent à Flüellen et porteront au travers du Saint-Gothard sa riche cargaison à Milan et aux autres marchés du midi. En vertu de mon secret pouvoir il m’est démontré qu’en dépit de ton insatiable avidité, ils arriveront avant les tiens.

Nicklaus s’agita, car les détails géographiques de Pippo le portaient jusqu’à croire que l’augure pourrait bien se réaliser.

— Si cette barque avait mis à la voile suivant nos conventions, dit-il avec une simplicité qui laissait voir toutes ses inquiétudes, on chargerait à présent les mulets que j’ai retenus à Villeneuve. Et s’il y a une justice dans le pays de Vaud, Baptiste sera responsable de toutes les pertes que sa négligence me causera.

— Le généreux Baptiste dort, fort heureusement, reprit Pippo ; sans cela le plan pourrait souffrir quelques objections. Mais, Signori, je vois que vous êtes satisfaits de cet aperçu du caractère de ce bon paysan, qui, pour dire la vérité, n’a pas grand’chose à nous cacher ; et je veux tourner un regard scrutateur dans l’âme de ce pieux pèlerin, le révérend Conrad, dont la contrition profonde suffirait pour expier les fautes de tous ceux qui sont ici.

— Tu portes avec toi, lui dit-il aussitôt, la pénitence et les prières de plusieurs pécheurs, et de plus, quelque marchandise du même genre pour ton propre compte.

— Je porte à Lorette les vœux et les prières de chrétiens qui sont trop occupés pour faire eux-mêmes le voyage, répondit le pèlerin qui ne mettait jamais tout à fait de côté le caractère de sa profession, quoiqu’il se souciât fort peu que son hypocrisie fût connue ; je suis pauvre, et humble en apparence, cependant j’ai vu plus d’un miracle dans ma vie.

— Si on t’a confié une offrande de quelque valeur, tu es un miracle vivant ! Je n’aurais jamais cru que tu portasses autre chose que des Ave.

— Je ne prétends pas à beaucoup plus ; les grands et les riches, qui envoient des vases d’or et de magnifiques parures à Notre-Dame, emploient leurs propres messagers ; je suis seulement l’envoyé et le remplaçant des pauvres pénitents ; mes souffrances leur appartiennent, ils recueillent le bénéfice de mes gémissements et de mes fatigues, et je ne prétends pas à un autre rôle qu’à celui de médiateur, comme ce marin l’a dit il y a peu de temps.

Pippo se retournant vivement, suivit la direction des yeux du pèlerin et rencontra le regard du Maledetto. Cet individu était le seul qui se tint éloigné de la foule qui entourait le jongleur. Soit paresse, soit manque de curiosité, il était resté tranquille sur la plate-forme qui se trouvait au sommet des bagages ; remarquable à la fois par sa position élevée et par son maintien toujours si calme, et qui avait de plus cette expression d’intelligence particulière au marin quand il est sur son élément.

— Veux-tu que je te raconte les périls qui t’attendent, ami voyageur ? cria le jovial charlatan ; dans le calme où tu es, le récit des tempêtes futures t’amuserait peut-être ? Veux-tu qu’une peinture fidèle des monstres qui habitent ces cavernes de l’Océan où dorment tant de marins, te donne le cauchemar pendant des mois entiers, et te fasse rêver, le reste de ta vie, de naufrages et d’os blanchis ? Dis seulement que tu le désires, et les aventures de ton prochain voyage vont se dérouler à tes yeux.

— J’aurais meilleure opinion de ta science si tu pouvais me raconter le dernier.

— La demande est raisonnable, elle sera exaucée, car j’aime le courageux aventurier qui se confie aux vagues agitées, répondit l’audacieux Pippo ; j’ai reçu les premières notions de nécromancie sur le môle de Naples, au milieu de gros Anglais, de Grecs au nez aquilin, de Siciliens basanés et de Maltais dont l’esprit est aussi fin que l’or de leurs belles chaînes. C’est dans cette école que je me suis formé ; et j’ose dire que j’avais des dispositions à tout ce qui touche la philosophie et l’humanité. Signore, ta main ?

Sans quitter sa place, Maso étendit sa main nerveuse du côté du Napolitain, d’un air qui exprimait assez que sans vouloir contrarier les dispositions générales, il était bien supérieur à l’admiration et à la crédulité enfantine de la plupart de ceux qui attendaient le résultat de cet examen. Pippo affecta de se pencher pour mieux en étudier les lignes noires et profondes ; il reprit ensuite son discours, paraissant très-content de ses découvertes.

— Cette main vigoureuse a plus d’une fois serré celle d’un ami ; elle a souvent manié l’acier, les cordages et la poudre, et l’or plus souvent encore. Signori, c’est dans la main d’un homme que réside sa conscience ; si l’une s’ouvre facilement, l’autre ne sera jamais troublée. De tous les maux qui pèsent sur les mortels, aucun n’est comparable aux tourments d’une âme qui ne sait ni donner ni prendre. C’est en vain qu’un homme sera doué de l’habileté nécessaire pour devenir cardinal, s’il est retenu, lié par de gênants scrupules, nous le verrons frère quêteur à son dernier jour. Et si un prince est ainsi resserré dans des opinions semblables, mieux vaudrait pour lui être né un obscur mendiant ; car son règne pourra se comparer à un fleuve qui voit ses eaux sortir de son lit pour n’y jamais rentrer. Oui, mes amis, une main comme celle de Maso est un signe favorable, puisqu’il indique une volonté souple, qui s’ouvre et se ferme comme l’œil, suivant le bon plaisir du maître. Vous êtes entré dans plus d’un port, sans compter celui de Vévey, après le coucher du soleil, signer Maso !

— J’ai eu en cela le sort d’un marin, qui est plus guidé par les vents que par ses propres désirs.

— Vous avez estimé le fond de la barque dans laquelle vous avez désiré vous embarquer, comme beaucoup plus important que celui de l’ancien bâtiment. Vous avez pensé au fond, mais non à la couleur ; à moins qu’il ne vous convienne, ce qui peut arriver, de passer pour ce que vous n’êtes pas.

— Je soupçonne, maître devin, que vous pourriez bien être un officier de la sainte confrérie envoyé pour questionner et perdre peut-être de pauvres voyageurs, répondit Maso. Je suis, comme vous le voyez, un simple matelot qui n’est pas dans une meilleure barque que celle de Baptiste, ni sur une mer plus étendue qu’un lac de la Suisse.

— Finement répliqué, dit Pippo en s’adressant gaiement à ceux qui étaient auprès de lui, mais au fond si peu satisfait des regards et de la contenance de Maso, qu’il ne fut pas fâché d’entamer un autre sujet. Mais à quoi bon, Signori, nous occuper si longtemps des qualités de l’homme ! nous sommes tous semblables, tous gens d’honneur, remplis de bonté, plus disposés à servir les autres qu’à nous servir nous-mêmes ; et si peu portés à nous aimer, que la nature a été obligée de nous munir d’une espèce d’aiguillon qui nous presse sans cesse de veiller à nos propres intérêts. Mais voici d’autres créatures dont les sentiments sont moins connus ; il ne sera pas inutile de leur consacrer quelques minutes. — Respectable moine, votre chien ne s’appelle-t-il pas Uberto ?

— Il est connu sous ce nom dans tous les cantons et chez leurs alliés. Sa renommée s’étend même à Turin et dans presque toutes les villes de la plaine de la Lombardie.

— À présent, Signori, vous allez bien voir qu’il n’occupe qu’un rang secondaire dans la création. Faites-lui du bien, il sera reconnaissant du mal, il vous pardonnera ; nourrissez-le, et il sera satisfait ; après avoir parcouru les sentiers du Mont Saint-Bernard jour et nuit, pour faire honneur à l’éducation qu’il a reçue, il demandera seulement pour récompense, quand sa tâche sera finie, la quantité d’aliments nécessaire au soutien de sa vie. Mais si le ciel l’avait doué d’une conscience et d’une intelligence plus développée, la première lui aurait dit que c’est une impiété de travailler pour les voyageurs les dimanches et les fêtes ; et l’autre se serait empressée de lui prouver qu’il est un insensé de se tourmenter ainsi pour le salut d’autrui.

— Cependant ses maîtres, les bons Augustins, ne suivent pas des principes si égoïstes ! dit Adelheid.

— Ah ! c’est qu’ils pensent au ciel ! j’en demande pardon aux pieux Augustins ; mais, Madame, la différence se trouve à la fin du calcul. Quel malheur, mes frères, que mes parents ne m’aient pas élevé pour être évêque, vice-roi, ou pour quelque autre modeste emploi ; l’art savant que je professe serait tombé en de meilleures mains ! ou, si vous aviez perdu un peu d’instruction, moi, j’aurais été à l’abri des vertiges de l’ambition, et je serais mort avec l’espoir d’être mis un jour au nombre des saints. — Vous avez entrepris, Madame, une course inutile, si je connais bien le motif qui vous engage à traverser les Alpes dans cette saison avancée.

Ces paroles inattendues firent tressaillir Adelheid et son père car en dépit de l’orgueil et des efforts de la raison, il est rare que nous soyons entièrement dégagés des liens de la superstition, et de cette crainte de l’avenir qui paraît avoir été gravée en nous, comme un perpétuel souvenir de cette éternelle existence vers laquelle nous marchons d’un pas silencieux mais certain. La jeune fille parut troublée, et, avant de répondre, ses yeux se tournèrent presque involontairement vers son père.

— Je vais à la recherche de la santé, dit-elle, et je serais fâchée de croire à votre prédiction ; mais à mon âge, avec des forces qui ne sont pas altérées, et de tendres amis près de moi, j’ai quelques raisons de penser que cette fois, du moins, vous pourrez vous tromper.

— L’espérez-vous, Madame ?

Pippo fit cette question comme il avait hasardé son présage, c’est-à-dire avec une insouciante suffisance, et très-indifférent sur l’effet qu’elle pouvait produire, pourvu qu’elle servît à augmenter son crédit sur son nombreux auditoire. Mais il sembla que, par un de ces hasards singuliers qu’offre si souvent la vie réelle, il avait touché involontairement une corde que sa belle compagne de voyage ne sentit pas vibrer sans émotion. Ses yeux se baissèrent, son front se colora, et l’observateur le moins pénétrant pouvait lire dans toute sa personne l’expression d’un pénible embarras. La prompte et inattendue intervention de Maso la dispensa de répondre.

— L’espoir est le dernier ami qui nous abandonne, dit le marin, fort heureusement pour plusieurs des membres de cette compagnie, même pour vous, Pippo ; car, si j’en juge par l’apparence, les campagnes de la Souabe n’ont pas fourni un riche butin.

— Les moissons que l’esprit recueille sont dans les mains de la Providence comme celles des champs, répondit le jongleur, qui sentit le sarcasme avec toute l’amertume que la vérité pouvait y ajouter, puisque, il faut le dire pour mettre le lecteur au courant de sa situation, il était redevable de sa traversée du Léman à un accès extraordinaire de générosité dans Baptiste. — Le même vignoble qui aura versé une liqueur aussi précieuse que le diamant, sera stérile l’année d’après. Aujourd’hui vous entendez le fermier se plaindre que sa pauvreté l’empêche d’élever les bâtiments nécessaires pour placer ses récoltes, et demain vous l’entendrez gémir sur le vide de ses greniers. L’abondance et la famine voyagent sur la terre bien près l’une de l’autre, et il n’est pas étonnant que celui qui vit des ressources de son esprit, soit quelquefois trompé dans ses espérances, aussi bien que celui qui se livre à un travail manuel.

— Si une habitude constante peut assurer le succès, le pieux Conrad doit prospérer, répondit Maso ; une spéculation fondée sur les fautes des autres doit être la plus active de toutes, et son commerce ne manquera jamais faute de demandes.

— Ceci est très-juste, signor Maso, et c’est surtout cette raison qui me fait regretter de ne pas avoir été destiné à un évêché ; celui qui est chargé de prêcher son prochain n’a jamais à craindre un seul moment d’oisiveté.

— Vous parlez de ce que vous ne savez pas, interrompit Conrad ; l’amour pour les saints a toujours été en diminuant depuis ma jeunesse. C’est à peine si l’on trouve à présent un chrétien disposé à échanger son argent contre les bénédictions de quelque châsse favorite ; il y en aurait eu dix autrefois. J’ai entendu dire à nos vieux pèlerins que c’était un plaisir de porter les péchés de toute une paroisse, il y a un demi-siècle : pour nous c’est une affaire dont l’importance repose plus sur la qualité que sur la quantité. Il y avait aussi autrefois des offrandes volontaires, des confessions sincères, et des égards généreux pour ceux qui se chargeaient d’un tel fardeau.

— Dans un commerce de ce genre, moins vous avez de temps à employer en faveur des autres, et plus il vous en reste pour l’expiation de vos propres fautes, remarqua, en appuyant sur ces paroles, Nicklaus Wagner, qui était un opiniâtre, assez enclin à porter des coups détournés aux partisans d’une croyance qu’attaquaient tous ceux qui s’étaient séparés des opinions et de la puissance spirituelle de Rome.

Mais Conrad était un exemple assez rare de l’effet que peuvent produire des préjugés d’enfance profondément enracinés. En présentant cet homme au lecteur, nous n’avons pas l’intention de combattre les doctrines de l’église dont il fait partie, mais simplement de montrer, comme la suite le prouvera, à quel excès d’extravagances et de prétentions absurdes les hommes sont capables d’arriver sur les sujets les plus graves et les plus solennels, quand ils ne sont pas retenus par le frein salutaire d’une saine raison. Dans ce siècle l’usage l’emportait, et l’esprit des assistants était si familiarisé avec un tel système, qu’il n’excita ni réflexions, ni commentaire ; tandis qu’un cri général s’élèverait aujourd’hui pour la défense des principes qui nous semblent aussi évidents que la lumière, sans avoir le moindre doute sur l’existence de cette vérité divine qui remplit l’univers et dans laquelle tout vient se réunir. Nous pensons que le monde avec ses pratiques, ses théories, ses idées conventionnelles de bien et de mal, est dans un état de constante variation : c’est aux hommes sages et bons à favoriser, à guider cette disposition, à empêcher que les avantages qu’elle amène ne soient achetés par de trop violentes réactions. Conrad était un de ces êtres bas et dépravés qui se plaisent et se développent au milieu de la corruption morale, dont ils sont eux-mêmes la meilleure preuve ; on peut les comparer à ces plantes nuisibles qu’engendre aussi la décomposition du monde végétal. La justesse de ce rapprochement ne doit pas être repoussée sans de sérieuses réflexions sur les désordres analogues qui nous entourent, ou sans étudier l’histoire des abus qui souillaient alors le christianisme, et qui prirent un caractère si intolérable et si repoussant, qu’ils devinrent la cause principale de sa destruction.

Pippo, qui possédait ce tact si utile qui fait apprécier a sa juste valeur le sentiment qu’on inspire aux autres, ne tarda pas à s’apercevoir que la partie la plus éclairée de son auditoire commençait à se fatiguer de sa prétendue gaieté. Employant alors un adroit subterfuge par le moyen d’un de ses tours de passe-passe, il parvint à transporter à l’autre bout du vaisseau les spectateurs que ses jongleries amusaient encore ; ils s’établirent au milieu des ancres, mieux disposés que jamais à jouir d’un plaisir dont le peuple est insatiable ; et il continua à développer ses idées dans ce langage bizarre, mais souvent pathétique, qui rend les baladins du midi si supérieurs à leurs rivaux du nord, débitant un mélange de vérités salutaires, de morale facile, et de satiriques remarques, qui ne manquaient jamais de faire rire aux éclats tous ceux qui n’en étaient pas les infortunés objets.

Une ou deux fois Baptiste leva la tête, et regarda autour de lui avec des yeux à demi éveillés ; et, sûr qu’il n’y avait rien à faire pour hâter la marche, il reprit son somme sans se mêler des amusements de ceux qu’il semblait avoir pris jusque-là plaisir à tourmenter. Ainsi livrée à elle-même, la foule rassemblée sur le gaillard d’avant présentait un de ces journaliers mais utiles tableaux de la vie, qui s’offrent sans cesse à nous, fertiles en instruction variée, et qui sont cependant traités avec l’indifférence qui semble l’inévitable conséquence de l’habitude.

Cette barque surchargée peut se comparer au vaisseau de la vie humaine, qui flotte toujours exposé aux innombrables accidents qui menacent une machine si délicate et si compliquée ; ce lac si paisible que son calme rend si attrayant, et qui peut d’une minute à l’autre frapper avec furie les rochers qui l’entourent, n’est-il pas l’image de ce monde trompeur, dont le sourire est presque aussi dangereux que le dédain ; et, pour compléter le tableau, ce groupe qui entoure le bouffon joyeux, insouciant, et qu’un mot suffirait pour enflammer, n’offre-t-il pas la peinture fidèle du mélange inexprimable de douces sympathies, de passions soudaines et profondes, de vice et de folie confondus d’une si inconcevable manière avec le bas égoïsme qui habite le cœur de l’homme ; en un mot, de tant de sentiments beaux et divins qui semblent émanés du ciel, et de tant d’autres qui paraissent venir d’une source bien différente, réunion qui compose cette existence mystérieuse et redoutable que la raison et la révélation nous enseignent être seulement une préparation à une autre existence plus incompréhensible et plus merveilleuse ?