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Le Budget de 1852

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LE


BUDGET DE 1852.




Pour quiconque connaît le jeu des ressorts financiers, un budget est un livré où l’on peut lire les tendances politiques d’un gouvernement. Le budget de 1852 était donc attendu avec une légitime impatience. Les tableaux de recettes et de dépenses, résumés en quelques lignes dans le décret du 17 mars et à peine éclairés par l’exposé des motifs, n’indiquent que des résultats généraux : il est même permis de croire qu’ils doivent être complétés par des publications nouvelles, puisque le décret renvoie à des pièces explicatives qui n’ont pas paru dans le Moniteur. Or, dans les documens soumis au public jusqu’à présent, il n’y a rien encore qui caractérise une situation nouvelle ; malgré bien des changemens de chiffres dans les taxes et dans les crédits, on ne voit poindre aucun parti pris de rénovation économique ou financière : les grandes questions semblent réservées.

La contexture du nouveau budget présente un remaniement sur lequel le ministre appelle d’abord l’attention. Il est de règle, dans la comptabilité publique comme dans celle du négoce, d’inscrire en recette tout ce qui entre dans les caisses, et en dépense tout ce qui en sort, à quelque titre que ce soit. De cette manière, aucun mouvement de fonds n’échappe au contrôle. Mais le trésor ne reçoit pas seulement des contributions applicables aux dépenses d’utilité générale : il encaisse encore des sommes dont il est simplement le dépositaire, à charge de les restituer ou de les utiliser dans l’intérêt de ceux qui les lui confient. Les opérations de ce genre nécessitant des écritures en recette et en dépense, il en résulte que les totaux des budgets sont grossis démesurément. Or, comme les chiffres inscrits au bas des colonnes sont, pour les yeux inexercés, les chiffres de l’impôt, le public est conduit à se faire une idée très exagérée des charges supportées par les contribuables.

Ce danger avait été signalé plus d’une fois par les financiers, et en ces derniers temps, le rapporteur ordinaire du budget des recettes, M. Gouin, avait pris à tâche d’éclairer l’opinion publique sur ce point. À chacun de ses rapports étaient ajoutés des commentaires et des tableaux explicatifs, destinés à dégager du total apparent des recettes et des dépenses les sommes utilisées pour les besoins généraux de l’état. Aujourd’hui, M. le ministre des finances va plus loin : il fait entrer cette classification dans le cadre officiel des budgets. Les tableaux de recettes et de dépenses présentent deux colonnes, l’une pour les opérations effectives, l’autre pour les opérations d’ordre et de simple comptabilité.

Cette contexture nouvelle du budget n’est peut-être pas sans inconvéniens. Les hommes spéciaux ne sont pas d’accord sur le classement des opérations ; ce qui est pour l’un une recette ou une dépense normale n’est pour l’autre qu’un virement de comptabilité. Par exemple, l’énorme somme de 152 millions pour frais de régie et pour perception des revenus publics figurait parmi les fonds de l’état, dans le dernier rapport préparé par la commission financière de l’assemblée législative : elle est inscrite seulement pour ordre dans le nouveau budget. Le fonds des remboursemens, qui excède 80 millions, se décompose en deux parts : l’une de 56 millions, produits des centimes communaux, est restituée aux communes ; l’autre, de 26 millions, est répartie sous forme de dégrèvement pour non-valeurs et de prime commerciales. Or, avec M. Gouin, cette dernière somme est dépense de l’état, et l’autre est dépense d’ordre ; dans le nouveau budget, le classement est en sens inverse. Ce ne sont pas là les seules variantes qui ressortent de la comparaison des deux documens. En définitive, ces appréciations diverses, ne changeant pas le fond des choses, ne sont pour les contribuables que d’une importance très secondaire. Il est permis de craindre seulement qu’en substituant au cadre traditionnel un classement plus ou moins arbitraire, on ne déroute le petit nombre de ceux qui connaissent le mécanisme de l’ancienne comptabilité, sans vulgariser des notions plus saines parmi cette multitude qui est d’une ignorance radicale en matière de finances.

Conformément à la classification adoptée par le ministre, le budget de 1852 se résume ainsi :
DEPENSES


1° Dépenses effectives de l’état, savoir : Dette publique (317,227,542 fr.), dotation (5,775,600 fr.), services généraux des onze ministères (678,852,564 fr.), travaux dits extraordinaires (69,702,269 fr.) : total des dépenses de l’état 1,071,557,975 fr.
2° Dépenses compensées par des recettes spéciales et inscrites par ordre, savoir Fonds de l’amortissement appliqués aux besoins du trésor (77 millions 140,911 fr.), fonds restitués aux départemens et aux communes, restitutions et dégrèvemens, primes données au commerce, frais d’exploitation et régie des impôts et revenus (151,594,084 fr.) : total des dépenses d’ordre 431,840,871
Ensemble des dépenses 1,503,398,846 fr.
RECETTES


1° Recettes normales applicables aux besoins généraux de l’état, savoir : Contributions directes, domaines, forêts et pêches, impôts indirects, revenus divers 958,377,733 fr.
2° Ressources extraordinaires, provenant de la vente des forêts de l’état et des recouvremens opérés sur les compagnies de chemins de fer 59,195,000
3° Recettes non profitables à l’état et mentionnées pour ordre, savoir Dotation et réserve de l’amortissement, recettes effectuées pour compte des départemens et des communes, prélèvemens sur les recettes pour frais de régie et perception des impôts, id. pour restitutions aux contribuables à titre de dégrèvemens, primes, non-valeurs, etc 431,840,871
1,449,413,604 fr.

En attendant que ces chiffres soient éclairés par les tableaux de développement qui seront tôt ou tard publiés, nous allons les décomposer, en prenant pour points de comparaison les rapports déposés l’année dernière, au nom de la commission du budget, par MM. Passy et Gouin.

DEPENSES

Considérant comme non avenu le travail préparatoire de la dernière commission des finances sur le Budget de 1852, M. le ministre rapproche les dépenses du budget qu’il propose de celles de l’exercice 1851. Or, le compte financier de cette année à peine écoulée n’ayant pas encore été publié, il nous est fort difficile de suivre cette comparaison. Il y a toutefois une remarque à faire sur cette manière de procéder. M. le ministre, additionnant le montant primitif du budget provisoire voté le 16 juillet 1850 et les crédits supplémentaires votés en cours d’exercice, annonce que ces deux élémens, déduction faite des opérations d’ordre, ont occasionné une dépense ordinaire de 993 millions, et comme il ne demande que 1 milliard et 1 million pour l’année actuelle, il déclare que, toutes compensations faites, les crédits réclamés pour 1852 dépassent de 8 millions seulement ceux qui ont été alloués à l’exercice 1851. Sans doute, ajoute-t-il, il deviendra nécessaire que des crédits supplémentaires soient ouverts pendant les neuf derniers mois de l’année actuelle ; mais ils seront probablement sans importance. Nous faisons des vœux bien sincères pour qu’il en soit ainsi. Provisoirement, il n’est pas inutile de constater la situation où on se trouvait en 1851, à une date de l’année postérieure à celle où nous sommes parvenus.


La loi des finances avait accordé pour le service ordinaire 1,367,242,509 fr.
Les lois supplémentaires, votées jusqu’à la date du 29 avril 1851, ont ajouté au budget primitif 17,480,000
1,384,722,509 fr.
Les dépenses d’ordre à déduire étaient de 415,354,910
Les chiffres des crédits accordés à la fin des quatre premiers mois de l’année s’élevaient donc à 969,367,599 fr.

Si, au lieu de comparer une année complète avec une année qui est à son premier trimestre, on se reportait à la même date, la différence au désavantage de l’année 1852 serait, non pas de 8 millions, mais de 32 millions.

Passons aux détails.

La conversion des rentes 5 pour 100 doit soulager le grand livre d’environ 18 millions, et le dernier traité avec la Banque a dégagé 4,108,000 francs de rentes provenant de la réserve de l’amortissement et dont la radiation est décrétée. Ces dégrèvemens, s’appliquant seulement à un semestre du présent exercice, procurent une atténuation de plus de 11 millions. Malgré ce bénéfice, la dette publique se présente avec une surcharge, ainsi qu’on en va juger.


DETTE PUBLIQUE Dettes de l’état envers des tiers Dotations et réserves de l’amortissement Total général de la dette publique
Suivant le rapport de M. Passy 313,273,889fr. 79,642,966 fr. 399,916,855 fr.
Suivant le budget décrété 317,227,542 77,140,911 394,368,453
Différence du dernier budget en plus 3,953,653 fr. 1,451,598
Différence du dernier budget en moins 2,502,055 fr.

Le chapitre de la dette publique, comprenant, non-seulement la rente consolidée, mais encore la dette flottante, les emprunts spéciaux et les pensions, c’est évidemment par l’accroissement d’un de ces derniers articles que le bénéfice obtenu sur la rente se trouve absorbé. La somme de 22 millions attribuée au paiement des intérêts de la dette flottante a-t-elle paru insuffisante, en raison de l’accroissement probable de cette dette ? ou bien a-t-on inscrit déjà à la dette viagère les 2,700,000 fr. de pensions accordées, par le décret du 14 mars, aux vieux militaires de la république et de l’empire ? C’est ce que les tableaux explicatifs nous apprendront. Une autre conjecture est infiniment probable. Le service général du ministère des finances présente dans le nouveau décret une réduction notable qui ne peut se rapporter qu’à un seul article, celui qui concerne la subvention attribuée à la caisse de retraite des agens financiers. Cette subvention de 11,155,000 fr.[1] a peut-être été transférée dans la catégorie des pensions civiles, et, en effet, elle correspond à peu près au bénéfice obtenu, pour le semestre, par la réduction des rentes et l’annulation des titres déposés à la Banque.

Le chapitre des dotations, qui s’élevait précédemment à 9,048,000 fr., y compris l’indemnité des représentans, est réduit aujourd’hui à 5,775,600 fr. « Dans cette somme, dit le ministre, ne figure, pour la dotation qui doit être allouée au chef de l’état, aucun crédit en sus des allocations précédentes, cette question devant être décidée par un sénatus-consulte. » Or, la somme attribuée au pouvoir exécutif était de 1,200,000 fr. ; il y a donc dès aujourd’hui une somme de 4,575,600 fr. consacrée aux dépenses administratives du sénat et du corps législatif, et, comme l’exposé des motifs le donne à entendre, à la dotation du sénat.

Les dépenses prévues pour les services ministériels ont subi un accroissement assez considérable en raison de la création de deux nouveaux ministères, des frais pour la transportation des prisonniers politiques, de l’augmentation des emplois et des traitemens. À défaut de renseignemens précis sur les remaniemens administratifs, nous allons comparer le budget préparé par la commission de l’assemblée législative avec celui qui vient de recevoir force de loi.

SERVICES MINISTÉRIELS[2] Budget nouveau Projet de la commission. (Rapport Passy) Diminutions du nouveau budget Augmentations du nouveau budge
Ministère d’état 7,259,100 7,259,100
Justice 26,415,634 26,574,945 159,311
Affaires étrangères 8,273,976 7,095,219 1,178,757
Instruction publique 17,101,907 17,305,690 203,783
Cultes 42,141,292 41,881,672 259,620
Intérieur, agriculture et commerce réunis 27,874,860
Idem 15,862,804 7,377,610
Police générale 3,872,465 3,872,465
Travaux publics (service ordinaire) 67,860,165 67,933,096 72,931
Guerre 327,416,651 306,191,254 21,225,397
Marine 108,899,094 97,281,100 11,617,994
Finances (service général) 18,497,006 28,126,130 9,629,123
Totaux 678,852,564 636,126,770 10,065,149 52,790,943
Réduction à déduire 10,065,149
Accroissement total des dépenses 42,725,794

Comme il est peu probable que le chiffre de dépenses proposé par la commission eût été augmenté par l’assemblée, on peut dire que les changemens administratifs récemment opérés ont entraîné une augmentation de près de 44 millions, et si, comme nous l’avons supposé plus haut, les 11,155,000 fr. destinés à subventionner les employés retraités des finances ont été transférés au chapitre des pensions, l’accroissement effectif s’élèverait à près de 54 millions.

Les détails manquent sur le service extraordinaire des travaux publics, auxquels une somme d’environ 70 millions est consacrée par l’état. En consultant les décrets financiers rendus depuis le 2 décembre, on voit que cette somme doit avoir été appliquée au chemin de Lyon à Avignon, au chemin de ceinture, à l’achèvement du Louvre, à la prolongation de la rue de Rivoli, à la navigation de la basse Seine, à la rectification des routes nationales, etc.

RECETTES

Un budget en équilibre devrait être un bilan dans lequel toutes les dépenses possibles, toits les déboursés du trésor, fussent compensés par le produit normal des contributions et par la rente annuelle des propriétés de l’état ; mais, depuis nombre d’années, le vocabulaire financier autorise à déclarer équilibrés les budgets dans lesquels la balance est établie au moyen de produits éventuels et d’expédiens qui ne sont, en réalité, que des emprunts. Même avec des ressources de ce genre jusqu’à concurrence de 59 millions, le budget de 1852 ne serait pas encore en équilibre. Les recettes applicables aux charges de l’état, déduction faite des frais de perception, et non-valeurs, ne sont : portées qu’à 1,017,572,733 francs. Il en résulte, de ce seul chef, une insuffisance de 54 millions, comparativement aux prévisions de dépenses.

Les ressources exceptionnelles alignées avec les impôts et revenus ordinaires sont les suivantes :


fr.
Versemens des compagnies de chemins de fer sur les prêts qui leur ont été faits 1,232,000
Remboursemens par la compagnie du chemin de fer du Nord. 3,500,000
Remboursemens à faire par la compagnie du chemin de fer de Paris à Lyon[3] 39,463,000
Produit de l’aliénation des bois de l’état 15,000,000
59,195,000 fr.

Au fond, il importe peu que les recettes de ce genre soient confondues avec les impôts ordinaires, pour améliorer les résultats de l’année courante, ou appliquées à l’extinction des découverts antérieurs. La dette flottante est formée par les excédans successifs des dépenses sur les recettes : c’est, à proprement parler, une collection de déficits. Qu’on lui attribue les 59 millions disponibles, au lieu de les additionner avec le produit des impôts, et on aura en fin d’année un déficit grossi de 59 millions qui retombera forcément à la charge de la dette flottante. Le résultat est absolument le même pour les contribuables. Nous ferons remarquer, en ce qui : concerne les bois de l’état, que la réalisation de ces ressources n’est pas sans quelque difficulté, Les propriétés forestières subissent actuellement une grande dépréciation. Aux termes d’un récent décret, on va mettre des bois en vente jusqu’à concurrence de 35 millions, indépendamment des 15 millions destinés au budget. En supposant qu’on trouvât pour ces quantités des conditions acceptables, la loi accorde aux acquéreurs cinq années pour payer. On ne touchera donc que 3 millions la première année sur les 15 millions nécessaires. Escomptera-t-on les traites pour réaliser le surplus ? Cet escompte, à 3 pour 100 seulement, réduirait encore le produit de 900,000 francs.

Les contributions directes (411,689,780 fr., y compris les fonds des départemens et des communes) ne donnent lieu à aucune observation quant au chiffre. En ce qui concerne la répartition d’une des quatre contributions directes, celle des portes et fenêtres, la loi consacre une innovation qui n’est pas sans importance.

On sait que jusqu’à ce jour les taxes ont été perçues en raison du nombre des ouvertures, indépendamment de la valeur et du produit des habitations, de sorte que les masures percées de petits trous dans les quartiers pauvres payaient autant et quelquefois plus que les maisons somptueuses des beaux quartiers qui sont aérées par des ouvertures larges, mais en petit nombre. Les plaintes à ce sujet sont aussi anciennes que l’impôt lui-même. Le correctif le plus rationnel avait été signalé dès le temps de M. Humann : c’était de supprimer la taxe des portes et fenêtres, et d’en ajouter le montant à la contribution foncière ; celle-ci étant proportionnelle au revenu, l’égalité se serait trouvée naturellement rétablie. Peu favorable à la grande propriété, cette réforme a rencontré depuis vingt ans des objections et des entraves qui l’ont paralysée. Mis en demeure par l’assemblée nationale de proposer un projet de loi à ce sujet, le gouvernement proposa, dans la session dernière, de distribuer les villes et les communes en six classes plus ou moins imposables, selon leur importance, et d’établir dans chaque localité cinq classes de maisons auxquelles on appliquerait un tarif décroissant en raison des valeurs locatives. La complication de ce système fournit un prétexte assez légitime pour obtenir un nouvel attermoiement. Sans trancher résolûment la question, le décret du 17 mars introduit un précédent qui est un progrès. La municipalité de Paris est autorisée à établir, pour la répartition de son contingent, un tarif spécial, combiné de manière à tenir compte à la fois de la valeur locative et du nombre des ouvertures. Ce système est un premier pas vers le progrès : l’application en sera sans doute sollicitée par d’autres villes.

Conformément aux évaluations du précédent ministère, la commission du budget avait estimé le revenu des forêts à 36,976,930 francs. Le budget décrété attribue à cet article une plus-value de 6 millions. Cette augmentation représente, dit-on, la valeur des coupes de bois qui, n’ayant pas pu être vendues en 1851, viendront s’ajouter aux ventes de 1852. Il est malheureusement vrai que les bois ne trouvent pas d’acheteurs à des prix acceptables. Déjà les produits de 1850 n’ont été adjugés, qu’à 10 pour 100 au-dessous des estimations officielles, et les invendus ont été dans une proportion beaucoup plus considérable que d’habitude. Parviendra-t-on à recouvrer l’arriéré, quand il est déjà si difficile de réaliser le produit annuel ? Ne s’expose-t-on pas à déprécier encore la marchandise en augmentant les quantités offertes ?

L’année dernière, les impôts et revenus indirects, qui étaient entrés pour 763 millions dans les évaluations du budget provisoire, n’en ont procuré que 744 : de là un déchet de 19 millions, déjà noyé dans les abîmes de la dette flottante. Cet affaiblissement du revenu est généralement attribué aux commotions des derniers mois de 1851. Cette cause n’est pas la seule. Il en est une autre, que les financiers ne doivent pas perdre de vue : c’est l’insuffisance des impôts nouveaux (additions aux droits d’enregistrement et de timbre votées en 1850). On en attendait 52 millions ; ils ont donné beaucoup moins. Négligeant cette dernière circonstance, M. le ministre pense que les contributions indirectes, augmentées par la surtaxe des sels et des boissons, produiront en 1852 une recette de 781,361,000 francs, et il paraît même compter sur une somme plus forte encore pour faire face aux dépenses imprévues, résultat peu probable assurément. Le mécompte de 1851, qui tient en grande partie, nous le répétons, à l’improductivité des impôts nouveaux, est indépendant de la reprise des affaires commerciales.

Imbus des traditions anglaises, nos hommes d’état sont trop portés à croire que la sécurité politique, que la prospérité plus ou moins grande du commerce déterminent le niveau des contributions indirectes. Il en peut être ainsi en Angleterre, où les taxes indirectes, provenant surtout de la douane, sont sans cesse modifiées dans un sens favorable à l’activité nationale. Chez nous, c’est autre chose. Remaniées ordinairement dans des vues de monopole industriel, les branches du revenu public sont sans aucune élasticité. Quelles sont donc celles de nos taxes indirectes qui auraient chance de s’épanouir ? La plus lourde de toutes, l’enregistrement, taxe à peu près inconnue en Angleterre, n’est jamais plus productive que dans les mauvaises années, parce qu’elle résulte surtout des mauvaises affaires[4]. Elle a atteint son maximum infranchissable en 1847, année désolée à la fois par une disette et une crise commerciale. Ce n’est donc pas sur le bien-être public qu’il faut compter pour féconder les droits d’enregistrement ; le crédit foncier est destiné d’ailleurs à les diminuer, et ce ne sera pas là son moindre bienfait. La disparition d’un grand nombre de journaux va réduire les droits du timbre. Les tabacs ont été tellement productifs en ces derniers temps, qu’il n’y a pas un grand progrès à espérer. La plus-value qui doit résulter du remaniement des droits sur les sels et les boissons est estimée par le ministre lui-même à 8 millions pour les huit derniers mois de l’exercice. Le bénéfice notable qui vient d’être constaté dans les produits de la douane paraît seul justifier l’espérance d’une amélioration considérable. Au surplus, de quelque part qu’ils viennent, les raisonnemens qu’on peut faire sur les produits futurs des contributions indirectes ne sont que des conjectures très fragiles. Le plus sage est d’attendre l’époque très prochaine où, suivant l’usage, les résultats- généraux du premier trimestre doivent être publiés.

À part les intéressés, tout le monde approuvera la mesure soumettant à l’impôt du sel les manufactures de produits chimiques qui opèrent spécialement sur cette matière. Dans l’origine, l’impôt étant trois fois plus lourd qu’aujourd’hui, on avait cru devoir en affranchir les fabriques de soude, qui fournissent un élément de travail à de nombreuses industries, telles que la verrerie, la porcelainerie, la savonnerie, la teinture, le blanchiment des toiles et des papiers. L’encouragement a porté de tels fruits, qu’aujourd’hui trente fabriques utilisent 50 millions de kilogrammes de sel. La taxe de 10 francs par quintal, qui procurera 5 millions au trésor, ne peut plus compromettre leur prospérité. Leur conserver indéfiniment l’exemption, ce serait perpétuer un privilège. Une pareille mesure atteint une autre industrie bien moins digne d’intérêt. Des sels en usage dans certaines manipulations d’atelier sont recueillis, épurés tant bien que mal, et livrés à la consommation alimentaire. Puisse la taxe de 10 francs par quintal supprimer cette malfaisante spéculation !

Nous arrivons, enfin, à la mesure la plus importante du nouveau décret.


BOISSONS ET OCTROIS

Tous les peuples européens ont établi un impôt sur les boissons pourquoi donc cet impôt est-il subi plus impatiemment en France que partout ailleurs ? C’est qu’on lui a conservé dans les autres pays son caractère d’impôt de consommation c’est-à-dire qu’il est supporté à peu près également par tous les individus qui consomment, de telle sorte que son produit s’y élève en même temps que la richesse générale, et que cet accroissement progressif y détermine une expansion naturelle du commerce. En France au contraire, par un ensemble de circonstances que nous allons tâcher de rendre palpables, l’impôt s’est trouvé rejeté en grande partie sur les classes les plus pauvres de la population, et celles-ci, ne pouvant étendre leurs achats en raison de l’insuffisance de leurs ressources, il en est résulté chez ceux qui produisent une souffrance beaucoup plus inquiétante que le mécontentement de ceux qui consomment.

Pendant l’année 1849, les droits de toute nature perçus à propos des boissons ont donné une recette brute de 99 millions pour le trésor, plus 28 millions pour les octrois municipaux. Dans les îles britanniques, les subsides au profit de l’état se sont élevés à 346 millions[5]. Les taxes municipales, s’il en existe sur les boissons, sont insignifiantes. Pourquoi cette énorme différence entre les deux pays ? Nous sommes persuadé que les boissons absorbées en Angleterre ont une valeur intrinsèque inférieure à celles que l’on consomme chez nous ; mais, chez nos voisins, tous ceux qui boivent paient, et la taxe est proportionnée autant que possible à la valeur de la marchandise. Le droit sur les boissons nationales est exercé au moyen d’une taxe sur le houblon et sur l’orge déjà macérée, de sorte que quiconque fait usage de bière fournit sa part d’impôt, et paie même d’autant plus que la bière qu’il boit est plus forte. En même temps, les vins et liqueurs importés pour les tables somptueuses supportent un droit de douane en rapport avec leurs prix. De cette manière, l’impôt est fécond sans être oppressif, parce que tous les consommateurs étant atteints proportionnellement, le produit des taxes s’élève avec le niveau de la richesse publique.

En France, les taxes sur les boissons constituent bien moins un impôt sur les consommations qu’un impôt sur les ventes. Sous prétexte qu’il ne serait pas possible d’inventorier les quantités produites chez deux millions de vignerons, et que ceux-ci, trop souvent obérés, seraient dans l’impossibilité de paver l’impôt par anticipation sur des marchandises dont ils ne trouvent pas toujours le débit, on a imaginé une réglementation fiscale dont voici les résultats[6]

Trente millions d’hectolitres de vins sont consommés annuellement en France, indépendamment de ceux qui sont transformés en eaux-de-vie et en vinaigres. Cette quantité supporte environ 63 millions de taxes diverses au profit du trésor, et 22 millions perçus par les villes à titre d’octroi, total 85 millions. Or, cette charge de 85 millions se répartit ainsi :

12 millions d’hectolitres de qualités moyennes, qui, à raison de 15 fr. au prix d’achat sur les lieux de production, représentent une valeur de 180 millions, sont consommés sur place par les propriétaires et fermiers récoltans, et ne paient absolument rien.

5 millions d’hectolitres, achetés en gros par la classe aisée des campagnes, et représentant, à raison de 15 à 20 fr., une valeur d’environ 80 millions, ne supportent qu’un très-léger droit de circulation, et contribuent seulement pour une somme de ! l millions, soit 5 pour 100 de leur valeur commerciale.

5 millions d’hectolitres, comprenant toutes les qualités supérieures et représentant, au prix moyen de 40 fr., une valeur vénale d’au moins 200 millions, sont achetés en gros par la classe aisée des villes : ils ont à payer, pour des droits d’entrée qui se cumulent avec le droit de circulation, environ 13 millions pour le trésor et 10 millions pour les octrois, total : 23 millions, ou 11 et demi pour 100 de leur valeur d’achat chez le producteur.

8 millions d’hectolitres de qualités inférieures et trop souvent altérées, estimés assez haut sans doute au prix moyen de 10 fr., et représentant ainsi 80 millions, sont achetés au jour le jour par la multitude des campagnes et des villes ; cette portion ; frappée par diverses taxes, et notamment par le droit de détail, acquitte environ 46 millions pour le trésor et 12 millions pour les octrois, total : 58 millions, soit, comparativement à leur valeur intrinsèque, 72 et demi pour 100.

Tout le monde regrettera que le plus lourd de l’impôt retombe sur la multitude laborieuse ; mais il y a des gens qui se rassureront en pensant qu’après tout les boissons vendues au détail n’acquittent en moyenne que 7 à 8 centimes par litre, et que cette redevance, confondue dans le prix de la marchandise et payée imperceptiblement par l’acheteur, n’est pas assez forte pour influencer défavorablement la production et le commerce des vins. Il y a une grande illusion au fond de ce calcul. L’impôt devient nuisible moins par son chiffre que par les mesures qu’il faut prendre pour en assurer la perception. Les grains, les légumes, la viande, peuvent être vendus par les producteurs à domicile ou au marché, le jour ou la nuit, en masse ou en parcelles ; il n’en est pas de même pour les vins. Le vigneron ne doit utiliser ses récoltes que dans des conditions strictement déterminées par le fisc. La loi crée ainsi, pour la distribution définitive des produits, qui est l’affaire importante, une classe spéciale d’intermédiaires qui soumis à des formalités onéreuses et vexatoires, augmentent de tous leurs frais le prix naturel de la denrée. En un mot, pour obtenir 80 millions des classes à qui l’économie serait le plus nécessaire (tel est à peu près leur contingent dans les impôts sur les diverses boissons), la loi leur fait débourser 200 millions pour frais qui ne profitent à personne, sans compter le gain légitime des aubergistes, cafetiers et cabaretiers.

Ce simple exposé met à nu les vices de l’impôt. À part l’inégalité de la répartition, sur laquelle nous ne voulons pas insister, il est évident qu’un tel arrangement de taxes comprime l’essor de la production. Les industries qui prospèrent sont celles qui parviennent à généraliser l’usage de leurs produits. Les perfectionnemens successifs de la fabrication ont surtout pour but l’abaissement du prix, afin d’augmenter le nombre des tributaires. Le contraire a lieu dans l’industrie viticole. Les marchandises qu’elle destine aux petits consommateurs, étant spécialement grevées par l’impôt, sont tellement enchéries, qu’il n’y a plus moyen d’élargir la clientelle, ou que, si on y parvient, c’est par l’altération des qualités, ou en vendant à perte. Si les vins, modérément imposés, circulaient en toute liberté comme les grains et les étoffes, il en résulterait un mouvement commercial d’une richesse incalculable. Que voyons-nous au contraire ? — Les propriétaires de vignobles, au nombre de deux millions, irrités de l’avilissement de leurs produits, tandis -que des millions de familles ouvrières déplorent l’élévation factice des prix, qui les empêche de consommer.

L’impôt sur les boissons, tel qu’il est établi en France, occasionne donc un malaise réel : c’est une plaie que tous les gouvernemens ressentent à leur origine, et à laquelle ils portent la main. Les innovations introduites parle décret du 17 mars avaient été préparées en grande partie par la commission d’enquête formée au sein de l’assemblée législative. Elles se résument ainsi : le droit dont jouissent les producteurs de faire circuler leurs vins en franchise dans les limites de l’arrondissement est restreint à la sphère du canton. — La limite de la vente en gros est abaissée de 100 litres à 25 litres seulement. — On réduit à moitié le droit d’entrée dans certaines villes. — Le droit de détail est élevé de moitié, c’est-à-dire porté de 10 à 15 pour 100.- Les réformes précédentes entraînent une réduction dans les taxes d’octroi.

Abandon est fait par le trésor du dixième qu’il prélève sur le produit de l’octroi.

Il faut que nos lecteurs se résignent à l’aridité des détails techniques, s’ils veulent apprécier avec exactitude la portée de ces réformes.

Réduction du privilège des producteurs.- Le droit de circulation est le ressort essentiel du système. Peu productif par lui-même, il permet au fisc de suivre tous les mouvemens de la matière imposable et de réaliser successivement les autres droits. Tout déplacement de vins doit être déclaré à la régie, qui, moyennant un timbre de 15 centimes, délivre un permis au requérant. Les vins en pièces destinés aux commerçans doivent en outre payer un droit de circulation, échelonné entre 66 centimes et 1 franc 33 centimes. A-t-on un envoi à faire, il faut parfois perdre une demi-journée pour se mettre en règle : c’est ce qui arrive lorsque les bureaux de la régie sont éloignés du lieu qu’on habite. Les enlèvemens ne peuvent avoir lieu qu’en plein jour. Si des boissons en cours de transport étaient rencontrées par les agens du fisc à une heure indue, ou bien si les quantités et espèces soumises à la visite n’étaient pas rigoureusement conformes à l’énoncé de l’expédition, il y aurait lieu à procès-verbal et à saisie.

Ces formalités irritantes ont été adoucies pour les propriétaires et les fermiers récoltans. Les produits supposés à leur usage peuvent circuler, dans de certaines limites, en franchise de droits et sans vérification. Au début de la restauration, ce genre d’immunité, requis par les propriétaires, était à peu près sans bornes. On le restreignit, en 1819, aux limites du département de la récolte et clés arrondissemens contigus. Ces mouvemens, opérés sans contrôle, offraient de fortes tentatives à la fraude. Quoi de plus facile que de distribuer sur son passage les pièces qu’on charrie, sous prétexte de les transporter du pressoir au cellier ? On atténua donc de nouveau, en 1841, le privilège dont les propriétaires abusaient : les transports en franchise ne furent plus tolérés que dans le rayon de l’arrondissement et des cantons voisins. L’effet immédiat de cette mesure fut d’augmenter de plus de 500,000 hectolitres les quantités atteintes par le fisc, et d’ajouter près de 5 millions au produit de l’impôt. Ainsi s’explique le mécontentement des propriétaires, qui éclata alors avec assez de vivacité.

Aujourd’hui, le gouvernement, réalisant le vœu émis par le comité d’enquête, vient de rétrécir encore la sphère des transports en franchise : ils ne seront plus tolérés que dans les limites des cantons et des communes environnantes. On ne peut qu’applaudir à cette mesure comme à toutes celles qui tendent au droit commun : elle ne sera pas sans influence sur les recettes, mais il est probable qu’elle sera mal accueillie par les propriétaires qui cultivent la vigne, et on en compte en France plus de deux millions.

2o Vente en gros abaissée à 25 litres. — La branche productive de l’impôt étant la vente en détail, il a fallu fixer législativement le point où finit le commerce en gros, où le détail commence. On considéra sans doute comme une habileté fiscale de tenir le niveau assez élevé pour que la multitude nécessiteuse ne pût pas se soustraire à la taxe la plus féconde. La limite au-dessous de laquelle le droit de détail cesse d’être perçue fut fixée à 100 litres pour les vins en futailles et à 25 litres pour les vins en bouteilles. Cette distinction conduisit à établir deux catégories de marchands, les uns vendant en gros et payant, indépendamment des autres contributions, une licence spéciale de 50 fr. ; les autres, simples débitans, soumis à des licences qui varient de 6 à 20 fr., selon l’importance des lieux où ils exercent.

Le décret du 17 mars vient d’abaisser des trois quarts la limite qui séparera à l’avenir le gros du détail. En principe, cette mesure est très louable. Aura-t-elle dans la pratique la portée qu’on lui attribue ? C’est ce que nous examinerons un peu plus loin, en parlant des modifications apportées au droit de détail.

Réduction du droit d’entrée. — A l’exception de Paris, qui est soumis à un régime spécial, les villes au-dessus de 4,000 ames se divisent, par rapport à l’impôt qui nous occupe, en deux catégories : les unes, renfermant à peu près 3 millions et demi d’habitans, subissent les taxes ordinaires ; les autres, formant un groupe d’environ 1,200,000 têtes, ont remplacé toutes les taxes par une sorte d’abonnement. Examinons d’abord la situation faite par le décret aux 279 villes non abonnées.

Le droit d’entrée, qui variait de 66 cent. à 5 fr. 28 cent. par hectolitre, vient d’être réduit à moitié. Pour les classes aisées qui ont coutume d’acheter en gros, c’est un dégrèvement qui s’étendra depuis un tiers de centime jusqu’à 2 cent. et demi par litre. Le bénéfice sera doublé, il est vrai, par un abaissement égal sur l’octroi. Pour les ouvriers qui seront en mesure d’acheter au moins 25 litres à la fois, la mesure sera profitable de plus d’une manière. Il y aura perte, au contraire, pour ceux qui, par extrême misère ou par esprit de dissipation, continueront à s’approvisionner dans les cabarets.

Dans les 77 villes d’abonnement, une taxe unique fait disparaître la différence qui existe entre la vente en gros et la vente au détail : riches ou pauvres, les consommateurs y sont égaux devant le fisc. Le décret déclare expressément que la taxe unique sera révisée, de manière à tenir compte de la diminution sur les entrées et de l’augmentation sur le détail. Or, la surtaxe étant plus forte que le dégrèvement, les contribuables de cette catégorie sont exposés à perdre plutôt qu’à gagner dans le remaniement qui va avoir lieu.

Augmentation des droits de détail. — Après avoir supporté les droits de circulation ou d’entrée selon les lieux, et de plus, les droits de timbre, de licence, et souvent d’octroi, après que leur valeur intrinsèque a été quadruplée, les boissons vendues en détail ont à subir une dernière taxe proportionnelle au prix de vente payé, en définitive, par le petit consommateur c’est un impôt sur les autres impôts. Sous la restauration, cette taxe était de 15 pour 100 ; le gouvernement de juillet la réduisit à 10 pour 100 : le décret du 17 mars la relève à son taux primitif. Ainsi qu’un aubergiste de petite ville achète un hectolitre de vin au prix de 10 fr. ; d’une part les taxes de timbre, d’entrée et d’octroi qui lui coûteront au moins 2 fr., et d’autre part les frais de transport, de loyer, de garde, de mise en bouteilles, de matériel, d’éclairage, le coulage de la marchandise, les crédits qu’il faut faire, l’obligation de se déranger peut-être deux cents fois pour verser 100 litres, porteront aisément le prix du détail à 40 fr. Les 15 pour 100 prélevés sur ce dernier chiffre donnent donc 6 fr., qui, ajoutés aux 2 fr. déjà payés, portent le total de l’impôt à 8 fr. sur une marchandise du prix intrinsèque de 10 fr.

Le gouvernement ne s’abuse pas sur la portée du changement qu’il opère. Il veut, dit-il, grever la consommation de cabaret pour provoquer les consommations de famille, et c’est pour que les pauvres puissent s’approvisionner et boire dans leur intérieur sans payer le droit de détail, qu’il a abaissé à 25 litres la limite de ce que l’on considère comme la vente en gros. L’intention est excellente. Sera-t-elle bien efficace ?

Si le commerce des vins était libre comme les autres, s’il suffisait, pour acheter, d’aller argent en main chez le vigneron, le nombre des cabarets ne tarderait pas à être réduit des trois quarts ; mais, encore une fois, il n’en est pas ainsi. Tant qu’on prétendra conserver le droit de détail, il sera nécessaire de surveiller rigoureusement les ventes en gros. Pour acheter 25 litres, comme pour acheter 25 pièces, il faudra se munir d’une expédition timbrée, payer le droit de circulation, et subir les formalités qui permettent à la régie de constater les fraudes. Nous avons laissé entrevoir que dans les villes non abonnées (les autres sont désintéressées dans la question) les consommations de famille pourront se multiplier, parce qu’il sera facile de se mettre en règle ; mais, dans les deux tiers des communes rurales, la régie n’a pas d’agens. Voici donc un paysan, pauvre et économe, qui se dispose à profiter des bénéfices de la loi. Pour acheter dans son propre village 25 litres de boisson, qui valent 2 fr., il faut qu’il aille à huit ou dix kilomètres peut-être pour faire sa déclaration et payer les droits c’est un déboursé de 50 centimes au moins et une demi-journée perdue. Ce n’est pas tout : la denrée sera soumise au droit de visite pendant le transport, avec des chances innombrables de contraventions et de procès-verbaux. Chemin faisant, il a répandu par accident une partie du liquide, la quantité trouvée n’est plus conforme à l’énoncé de l’expédition : procès-verbal ; il ne peut plus représenter son congé, qui est égaré : procès-verbal ; il entre chemin faisant dans une maison où il dépose son fardeau : procès-verbal. Il serait trop long d’énumérer toutes les chances de contraventions qui aboutiraient à des amendes, si les règlemens étaient appliqués à la rigueur. En supposant que le marchand prît à sa charge les démarches et la responsabilité, il se dédommagerait en augmentant le prix de sa marchandise ; de telle sorte qu’il n’y aurait peut-être pas une assez grande différence de prix entre le gros et le détail pour diminuer beaucoup la clientelle des cabarets de village.

Il y a d’ailleurs des familles, en beaucoup plus grand nombre qu’on ne l’imagine, pour qui l’avance de 3 francs, nécessaire pour acheter 25 litres, est une grosse affaire. Les approvisionnemens ne peuvent être faits que par ceux qui boivent du vin ou du cidre régulièrement. Combien de malheureux ne se permettent le vin que dans un excès de fatigue ou dans les jours de fête ! L’augmentation du droit de détail retombera en surcharge sur eux.

Octrois. — Il est de règle que la taxe d’octroi levée au profit des communes ne dépasse pas la taxe d’entrée levée au profit du trésor. L’exception est admise néanmoins pour les centimes additionnels affectés à des emprunts spéciaux. Sur près de quinze cents communes à octroi, il y en a environ quatre cents où existent des surtaxes de ce genre, équivalant à la cinquième partie du revenu brut. Le décret du 17 mars, en prescrivant la réduction à moitié des droits d’entrée, détermine une réduction équivalente dans le principal des revenus des octrois. Un délai de trois ans est accordé aux villes pour réaliser ce dégrèvement.

Le trésor renonce en même temps au décime qu’il prélevait sur les octrois. Cet abandon ne portant que sur le produit net, après déduction des centimes additionnels, équivaudra pour le contribuable à une remise de 6 à 7 pour 100 seulement. On peut évaluer à 10 ou 12 millions la somme résultant des deux espèces de dégrèvemens accordés sur les octrois ; cette somme devant porter non-seulement sur les boissons, mais sur les comestibles de toute espèce, les combustibles, les matériaux de construction, en un mot sur presque toutes les dépenses des villes, le soulagement sera imperceptible pour l’industrie viticole.

Ville de Paris. — On a senti de tout temps l’impossibilité d’appliquer à la grande ville la fiscalité bizarre et tracassière qui régit le commerce des boissons. Paris a toujours été soumis à une réglementation exceptionnelle. Aujourd’hui tous les droits sont confondus, aux yeux de l’acheteur, en une seule taxe payée à l’entrée, qui est de 20 fr. 35 cent. par hectolitre, mais qui, en réalité, se décompose ainsi : 8 fr. 80 cent. pour le trésor, 8 fr. 80 cent. pour l’octroi municipal, avec addition de 2 fr. 75 cent. affectés au paiement des emprunts spéciaux, et notamment de celui qui a pour objet la prolongation de la rue de Rivoli. La seule modification apportée à cet état de choses résultera de la suppression du décime sur le principal de l’octroi. En ce qui concerne spécialement les vins, le bénéfice sera au plus de 88 cent. pour 100 litres. Autant n’en pas parler. Ce dégrèvement du dixième s’éparpillera encore d’une manière insensible sur une soixantaine d’autres articles. Ne vaudrait-il pas mieux l’appliquer à un seul objet, tel que les vins ?

En définitive, les modifications apportées à l’impôt des boissons, une seule exceptée, sont évidemment bonnes. On ne peut qu’approuver la restriction du privilège des propriétaires, la réduction des droits d’entrée, le dégrèvement sur les octrois, et surtout la facilité des achats par 25 litres ; mais la surtaxe du droit de détail nous semble une disposition regrettable ; il est à craindre qu’elle ne détruise, pour les petits consommateurs, le bénéfice des autres mesures. Nos prévisions à ce sujet ne sont-elles pas confirmées par les calculs du ministre ? Après avoir perdu environ 3 millions sur les entrées et autant sur les octrois, le trésor réalisera, nous dit-on, une plus-value de 6 millions sur le produit actuel. Cela n’indique-t-il pas que l’on espère un accroissement de 12 millions sur le droit de détail ? Ces 12 millions sortiront des plus petites bourses. L’impôt sur les boissons, composé par un agencement de plusieurs taxes, n’est pas comparable aux impôts de douane, qui deviennent productifs à mesure qu’on abaisse les tarifs. Si les classes nécessiteuses parviennent à s’approvisionner en gros, il y aura perte considérable sur le droit de détail ; si au contraire ce droit est destiné à devenir plus productif encore que par le passé, c’est que les pauvres n’auront pas échappé à cette fatalité qui les pousse au cabaret.

De l’aveu des hommes les plus expérimentés, ce dernier résultat est, hélas ! le plus probable. Sept directeurs des contributions indirectes entendus dans l’enquête déclarent unanimement que la liberté d’acheter par 25 litres n’est pas suffisante pour modifier les habitudes des ouvriers[7], et que cette concession est de nature à compromettre le droit de détail, en rendant beaucoup plus difficile la surveillance de la régie. Les réformes fiscales sont toujours des opérations très complexes : il est fort difficile d’en préjuger les effets ; c’est le temps qui doit prononcer en dernier ressort. Le temps seul nous apprendra jusqu’à quel point la dernière refonte de l’impôt des boissons est de nature à augmenter le bien-être et la moralité des populations.


RESUME

Le budget provisoire qui allait être mis en discussion par l’assemblée législative avouait un déficit de 58 millions, en comptant 8 millions de ressources extraordinaires appliquées au soulagement de cet exercice, et, abstraction faite de ces ressources extraordinaires, un déficit réel de 66 millions.

Suivant le décret du 17 mars, malgré le bénéfice de la conversion des rentes, malgré la plus-value espérée sur les sels et les boissons, l’insuffisance sera d’environ 54 millions, même après avoir fait recette de 59 millions de ressources extraordinaires, de sorte que si on balançait seulement le produit des impôts et revenus par les dépenses, le découvert prévu dès aujourd’hui s’élèverait à 113 millions.

Suivant les traditions ministérielles, on promet, dans l’exposé des motifs, que l’équilibre se trouvera rétabli inévitablement à la fin de l’exercice, par suite de la progression des recettes indirectes et par le retranchement des sommes non employées. D’ordinaire, c’est à grand’peine que les annulations de ce genre compensent les crédits supplémentaires. Un trimestre est déjà écoulé, il est vrai, mais les neuf derniers mois de l’année se passeront-ils sans que des besoins se révèlent ? Cela serait sans exemple. La première chose qu’il faut prévoir en finances, ce sont les dépenses imprévues.

Quant à la dette flottante, qui s’élevait, dès le 1er mars, à 642 millions, le service en est considérablement allégé par le traité conclu avec la Banque de France, aux termes duquel 75 millions sur les 125 qui sont dus seront remboursés par paiemens échelonnés en quinze ans, à partir seulement de l’année prochaine. Nous ne renouvellerons pas ici les débats qui s’élèvent périodiquement entre les hommes spéciaux pour décider si la dette flottante est tolérable ou trop chargée. Dans les temps calmes, elle n’est jamais une cause d’embarras : elle est toujours trop forte dans les jours de crise, et ce sont ces jours-là que les financiers doivent avoir surtout en perspective.

Il est à remarquer qu’en matière de finances, une sorte de solidarité existe entre tous les hommes qui ont manié successivement les affaires. L’action d’un ministre n’est jamais indépendante : elle est enchaînée par les actes de ses devanciers. On accepte une situation, on la modifie avec plus ou moins d’habileté ; mais on ne peut pas la transformer complètement, car elle est le fruit naturel du système enraciné depuis long-temps. Ne semblerait-il pas, par exemple, que le déficit, plus ou moins dissimulé, est devenu l’état normal de notre pays ? Ceux qui se sont produits de 1800 à 1830 ont donné lieu à des créations de rentes qui représenteraient certainement en capital absorbé plus de deux milliards. — Sous la dynastie de juillet, l’ensemble des dépenses de toute nature a dépassé les recettes ordinaires de 2 milliards 488 millions. — Le découvert de l’année 1848 a exigé des ressources extraordinaires pour 560 millions, y compris les 103 millions obtenus par la suppression de l’amortissement. Depuis cette époque, les excédans de dépenses sur les recettes donnent les résultats suivans que nous empruntons à un document parlementaire. — 1849 : les recettes ordinaires laissent une insuffisance de 389 millions, somme qu’on a réduite à 247 par l’application des ressources enlevées à l’amortissement. — 1850 : l’insuffisance est de 201 millions ou seulement de 128 millions, déduction faite des ressources de l’amortissement. -1851 : bien que les comptes de cet exercice n’aient pas encore été publiés, on entrevoit que les recettes ordinaires seront dépassées par les dépenses générales d’environ 164 millions, sur lesquels il y a à rabattre, comme de coutume, les 76 millions provenant de l’amortissement. – 1852 : il résulte de tout ce qui précède qu’abstraction faite des ressources exceptionnelles, telles que les 18 millions produits par la vente des bois, les 44 millions recouvrés sur les compagnies de chemins de fer et les 77 millions enlevés à l’amortissement, les recettes ordinaires présenteront une insuffisance de 189 millions.

Ainsi, en quatre ans, les recettes normales, c’est-à-dire celles qui proviennent naturellement des impôts et revenus publics, seront probablement inférieures aux déboursés de 943 millions. Sur cette somme, on aura pu réduire 368 millions, retirés à l’amortissement, et 71 millions, avancés aux compagnies de chemins de fer, auront été recouvrés. Il n’en restera pas moins une insuffisance d’environ 500 millions. Cela correspond à la moyenne des vingt dernières années, qui laissent un déficit de 100 à 125 millions par exercice. Un système financier qui donne de pareils’ résultats ne crée-t-il pas des dangers ? N’appelle-t-il pas des réformes ?


ANDRE COCHUT.

  1. Il n’est pas inutile de faire, à cette occasion, une remarque qui montrera à quel point est vicieux notre système de pensions administratives. Aux termes de la loi, le fonds des pensions devrait être formé par une retenue fixe de 5 pour 100 sur les traitemens du personnel, et par diverses retenues éventuelles sur les premiers mois d’appointemens, les congés, les amendes, etc. Ces ressources ont été si bien calculées, qu’elles ne procurent que 4,809,000 fr., tandis que la somme à payer est de 15,964,235 fr. La subvention de 11 millions que le gouvernement fournit dépasse les deux tiers. Il serait urgent de réformer le régime des pensions.
  2. Pour plus de clarté, nous avons élagué des deux côtés les dépenses d’ordre, qui, suivant une progression correspondante, s’élèvent de 111,212,830 francs, dans le projet de M. Passy, à 118,980,787 francs dans le nouveau budget.
  3. Le chemin de Paris à Lyon a été vendu à charge, par la compagnie, de verser 20 millions avant le 1er mars, et le surplus, avec d’intérêt à raison de 4 pour 100, divisé en paiemens égaux opérés de mois en mois, jusqu’au 1er mars 1856. Par la cession du chemin de Lyon, l’état s’est privé d’un revenu qui figurait déjà dans le précédent budget pour plusieurs millions. Il y a à déduire, sur les 114 millions provenant de la vente, la somme de 49 millions, accordée, à titre de subvention, à la compagnie du chemin de fer de Lyon à Avignon.
  4. Cette observation n’est pourtant pas applicable à une année tout exceptionnelle comme 1848. Lorsque la commotion a été assez forte pour suspendre toutes les affaires, les mauvaises comme les bonnes, lorsqu’il ne se fait plus même d’emprunts ni d’expropriations forcées, il y a baisse sur les produits de l’enregistrement.
  5. Produits de l’impôt anglais sur les boissons en 1849 :
    Excise Droit sur les houblons 205,936 liv. st.
    Droit sur l’orge fermentée (malt) 4,904,066
    Licence des marchands 1,167,890
    Droit sur les spiritueux (alcool, eau-de-vie, genièvre). 5,757,236
    Douane Droit d’entrée sur les vins et liqueurs étrangères 1,803,527
    13,838,655 liv. st.

    Cette somme représente 345,966,375 francs.

  6. Nous prenons pour base l’année 1847.
  7. Il est bon de reproduire textuellement les réponses des sept directeurs des contributions indirectes, qui d’ailleurs, en désapprouvant la mesure dans l’intérêt fiscal, l’ont votée dans un esprit d’équité : M. Guibert (du Puy-de-Dôme) : « Je suis pour la réduction à 25 litres, mais je suis persuadé que les ouvriers n’en profiteront pas. » M. Bergerot (Seine) : « Je pense, comme mon collègue, que les familles pauvres n’en profiteront pas. » - M. Ruelle (Gironde) : « La concession sera sans résultat, et les inconvéniens resteront seuls. » M. Gresse (Côte-d’Or) et M. Bouillon (Ille-et-Vilaine) se prononcent à peu près dans les mêmes termes. Enquête de 1851 sur l’impôt des boissons, tome Ier, p.153.