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Le Capitaine Vampire/10

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Auguste Ghio (p. 135-138).

Épilogue.

Ioan Isacesco deviendra ce qu’on est convenu d’appeler un gros propriétaire.

Les sommes assez fortes, amassées par son père, lui ont permis d’acquérir, aux environs de Craïova, quinze pogones de terre arable qu’il exploite lui-même. Les biens de sa femme sont avantageusement affermés et les tenanciers disent que, si tous les propriétaires agissaient aussi loyalement que le boiteux, la Roumanie serait un lieu de délices pour le pauvre monde.

Ioan, persuadé qu’

Il n’est pour voir que l’œil du maître,

se rend tous les mois à Baniassa. Mariora ne songe pas à l’accompagner : elle a juré de mourir sans revoir Bucharest. Elle se signe au seul bruit des éperons d’un Russe, et la vue d’un Cosaque la fait tomber en défaillance.

Ioan a défendu qu’on prononçât le nom de Liatoukine devant elle. Elle a appris à cuire la màmàliga et à confectionner un fromage ; elle ne caquète pas avec les voisines, ce dont son mari la loue beaucoup, et elle n’a plus de paroles amères pour Zamfira qui est venue habiter Craïova avec son père.

On n’a pas reçu de nouvelles de Mitica. Zamfira restera fille (les rubans rouges sont tout à fait jaunes), elle élèvera les enfants de Mariora.

Baba Sophia bougonne et tempête toute la journée ; on lui pardonne ses bourrades continuelles par considération pour son grand âge.

Le vieux Mozaïs est complétement idiot ; il passe des heures entières accroupi au seuil de sa maison. — Serban-Yézid, Serban-Yézid ! murmure-t-il sans cesse en branlant la tête. Puis, soudain, il se lève et prend son bâton. — Où vas-tu, père ? lui demande sa fille. — À Smyrne ! répond-il d’une voix ferme. Il fait quelques pas au dehors et revient se coucher dans la poussière en répétant son éternel refrain : Serban-Yézid !

Domna Agapia a fini par épouser les 8,000 hectares du jeune Décébale Privighetoareano. Décébale fait la navette entre Bucharest et Paris, battant la princesse, corrompant les femmes de chambre de celle-ci et achetant des diamants aux jolies ballerines. Mlle Comanesco pleure nuit et jour, elle est toute maigrie, et quand elle menace de s’en retourner chez son papa, Décébale lui offre le bras pour la conduire à la gare. Elle s’est fixée définitivement à Vienne, où le hasard lui a fait rencontrer son danseur aux yeux bleus, Iégor Moïleff qui porte avec beaucoup de grâce une blessure intéressante. Il demande à consoler madame Privighetoareano. La pauvre princesse est fort perplexe ; Décébale, excusant volontiers ses propres peccadilles, se montrerait peu indulgent pour celles de sa femme.

Le palais Comanesco est devenu le paradis terrestre des popes, igoumènes, archimandrites qui y trouvent à toute heure bon souper, bon gîte et… quelque cadeau en espèces. Domna Rosanda s’est jetée à corps perdu dans la dévotion ; le chapelet a remplacé l’éventail entre ses doigts, elle porte des robes sombres, parle du nez et se propose de bâtir une église.

Androclès seul est heureux. Il a versé deux pleurs sur les tombes d’Aurelio et d’Epistimia. — Nous sommes tous mortels ! a-t-il dit avec un à-propos délicat ; puis il a passé le revers de sa main sur ses paupières humides et il est retourné à ses affaires. Dans le district de Vlasca, il construit une sucrerie qui servira de pendant à l’église de son épouse. Au Sénat, on le remarque parmi les orateurs muets. Sa gloire est à l’apogée : l’ordre de l’Étoile de Roumanie lui a été décerné en même temps qu’au pâtissier Capsa et au brasseur Opler, deux personnalités bien connues à Bucharest[1].

Quant à Liatoukine, il promène de nouveau son insolence dans les salons de Saint-Pétersbourg. Il n’est bruit que de son étrange aventure. Les dames plaignent fort le sort de la malheureuse princesse Liatoukine, troisième du nom, et pas une n’aspire à lui succéder. Les vieilles douairières superstitieuses prétendent que le prince Boris est bel et bien mort à Grevitza. Le Liatoukine que le tzar a élevé au grade de général n’est, selon elles, que le cadavre du prince, momentanément animé d’un souffle de vie infernal.

Les amis du capitaine Vampire ont tenté de pénétrer ce mystère. Mal leur en a pris.

Liatoukine a provoqué Bogoumil Tchestakoff et l’a tué roide.

Stenka Sokolitch, prévenu, à tort, d’avoir fuit de la propagande nihiliste, s’est vu transporté en Sibérie.

Ioury Levine vient d’être cassé aux grades : on le dit atteint d’aliénation mentale.

  1. Rigoureusement historique.