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Le Carillon du Collier/Riposte

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VI

RIPOSTE


— Lui pardonner ??… — Peut-être. Au fond de vos entrailles
Ne trouveriez-vous pas, reste d’un ancien don,
Un peu de charité ? Devant vos représailles
La Fauve s’est émue… Essayez du pardon.

Il le faudra, d’ailleurs ; on peut vous le prédire.
D’un suprême équilibre il devra résulter. —
Mais il semble qu’elle a quelque chose à vous dire ;…
Allons, Déchus, au moins vous pouvez l’écouter.

Grave et fière, tenez, la voilà qui se dresse.
Son œil profond est calme et sa lèvre est sans pli.
La courtisane a donc fait place à la prêtresse ?…
De quelle dignité tout son port est rempli !


Est-il vrai qu’à ce point l’être se transfigure ?
D’heure en heure à nos yeux cette femme grandit.
Une lueur austère éclaire sa figure,
Et d’un verbe incisif elle s’arme : — « Maudit ! »

Clame-t-elle. « À son tour, maudit, maudit soit l’Homme !
Il vient de me jeter son anathème au front,
Le grand juge ! et pourtant le grand juge sait comme
Son bilan et le mien un jour se solderont.

Il l’a pris de bien haut, et sa noble colère
A largement tonné sa faconde sur moi.
Dans mon abjection qu’il a dû se complaire !…
Avoir su dans mon sein faire sourdre l’émoi !!…

Incontestablement c’était de la puissance,
Car à l’émoi mon sein n’est plus accoutumé.
Bon ! Aussi je réserve une autre jouissance
À ce moral lutteur si rudement formé.

Oui, certes, je suis vile, et vile, et vile encore ;
Je mérite cent fois les haillons du mépris,
Et le luxe effréné qui partout me décore
Peut longtemps luire avant d’ajouter à mon prix.

Oui, mon cœur est un piége et mon âme est de fange ;
Oui, je suis la scorie au milieu du filon ;
L’honnête, en me voyant sur son chemin, se range…
Pour ne point me frapper du coin de son talon.

Prompte, j’ai descendu l’échelle d’infamie ;
J’ai roulé dans le gouffre, et n’en sortirai plus.
Précipitée ainsi, je suis votre ennemie…
Mais qui donc m’a poussée, ô Messieurs les Élus ?


Qui donc a fait de moi la Courtisane immonde ?…
Ah ! vous vous regardez !… Regardez-vous bien tous.
Interrogez-vous bien, et, s’il faut qu’on réponde,
La Femme sans honneur vous répondra : C’est vous !

Oui, c’est vous qui m’avez provoquée et perdue,
Promis des jours riants loin des jougs obsesseurs.
Piquante était la vierge à votre amour vendue…
Et pourtant vous avez des mères et des sœurs !

Pure, j’eusse gardé ma jeunesse comme elles ;
Comme elles j’eusse aimé d’un légitime amour,
Et peut-être nourri du lait de mes mamelles
Un enfant, autre moi, gardé pur à son tour.

Mais que vous importait la fleur droite… ou penchée !
Votre appétit voulait sa fraîche floraison.
À mon foyer futur vous m’avez arrachée
Pour goûter l’oasis hors de votre maison.

Blasés, vous avez soif de senteurs virginales ;
Pour tapis à vos pieds vous abattez des lis ;
Vous ventilez vos fronts de brises matinales
Que vous méphitisez avec vos fronts salis.

Et vous vous étonnez quand ces folles maîtresses,
Lasses des faux plaisirs que vous leur infligez,
Par caprice, parfois du fond de leurs détresses
Se révoltent, broyant vos chastes préjugés ?

De grands mots font frémir vos lèvres indignées ;
À peine domptez-vous votre cœur en ses bonds ;
À vos courroux altiers nous sommes désignées ;…
Vous devez votre perte à nos goûts vagabonds ! —

 

Trêve un instant, Messieurs ! C’est assez méconnaître
Une des graves lois de votre humanité.
Le bien couve le bien ; du mal le mal doit naître…
Sages, c’est ma leçon de solidarité :

Pour égayer vos ans, vous avez, vous les pères,
Butiné parmi nous à l’heure des amours ;
Eh bien ! nous, nous prenons vos fils en nos repaires…
N’est-ce pas juste ? Tout se compense toujours.

Pourquoi voudriez-vous échapper à la règle ?
Éteignez, croyez-moi, vos ardentes fureurs.
Vous formez le reptile et vous attendez l’aigle…
Fausse attente ; un peu plus de sens droit, Messeigneurs !…

Nous venger, âprement, c’est notre joie intime,
Et les miennes sur vous sans fin se vengeront :
Façonnez le bourreau, vous aurez la victime… »
La belle répondeuse, à ces mots s’interrompt.