Le Caucase (Dumas)/02

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Charlieu (p. 12-15).

CHAPITRE II.

Une soirée chez le commandant de Kisslarr.

Le commandant demeurait à l’autre extrémité de la ville, de sorte que nous traversâmes tout Kisslarr pour arriver chez lui.

C’était jour de marché : il en résulta que nous eûmes à nous ouvrir un passage entre les charrettes, les chevaux, les chameaux et les marchands.

Cela allait assez bien d’abord : nous avions commencé par traverser la place du Château, grande esplanade dominée par la forteresse où l’on eût pu faire manœuvrer vingt-cinq mille hommes ; mais lorsque nous passâmes de cette place sur celle du marché, la lutte commença.

Je n’avais pas fait cinquante pas au milieu de cette foule armée jusqu’aux dents, que je compris le peu de cas que cette foule, soit comme masse, soit comme individu, devait faire d’un homme sans armes.

L’arme, en Orient, sert non-seulement à vous défendre, mais encore à empêcher que vous ne soyez attaqué.

L’homme armé dit même dans son silence.

— Respectez ma vie, ou prenez garde à la vôtre.

Et cette menace n’est point inutile dans un pays où, comme l’a dit Pouschkine, l’homicide n’est qu’un geste !

Nous traversâmes la place du marché et nous nous trouvâmes dans les vraies rues de la ville.

Rien de plus pittoresque que ces rues, avec leurs arbres sans symétrie, leurs flaques de boue où barbotent des oies et des canards, et où les chameaux font provision d’eau pour leur voyage.

Presque dans toutes les rues, une chaussée de terre élevée de trois ou quatre pieds au-dessus du niveau de la rue fait un trottoir de trente ou quarante centimètres de large pour les piétons.

Ceux qui se rencontrent sur ce trottoir, s’ils sont amis, peuvent, en se faisant de mutuelles concessions et en s’accrochant l’un à l’autre, continuer leur chemin chacun de son côté.

Mais s’ils sont ennemis, c’est autre chose : il faut que l’un des deux se décide à passer dans la boue.

Le soir, les rues doivent être, et sont, du reste, de charmants coupe-gorge qui rappellent, non pas le Paris de Boileau, — le Paris de Boileau est un lieu de sécurité près de Kisslarr, — mais le Paris de Henri III.

Nous arrivâmes chez le commandant et nous fîmes annoncer : il vint au-devant de nous.

Il ne disait pas un mot de français, mais grâce à Kalino, l’obstacle était levé. D’ailleurs il m’annonça, dans la première phrase qu’il me fit l’honneur de m’adresser, que sa femme, que nous allions trouver dans le troisième salon, parlait notre langue.

J’ai remarqué que sous ce rapport, en Russie et dans le Caucase, les femmes avaient en général une grande supériorité sur leurs maris ; leurs maris ont presque toujours su le français peu ou prou dans leur jeunesse, mais les travaux militaires ou administratifs auxquels ils se sont livrés, le leur ont fait oublier.

Les femmes auxquelles il reste un temps, dont le plus souvent en Russie surtout, elles ne savent que faire, occupent leurs loisirs à lire nos romans et s’entretiennent ainsi dans l’exercice et même dans les progrès de la langue française.

En effet, madame Polnobokoff parlait admirablement le français.

Je commençai par m’excuser de me présenter devant elle dans cet attirail guerrier, et voulus plaisanter sur les appréhensions de notre jeune hôte, mais à mon grand étonnement, mon hilarité ne fut rien moins que communicative. Elle resta sérieuse et me dit que notre jeune hôte avait eu parfaitement raison.

Et comme je paraissais douter encore, elle en appela à son mari, lequel confirma ce qu’elle venait de dire.

Du moment où le commandant partageait sur ce point l’opinion générale, la chose devenait grave.

Je demandai alors quelques détails.

Les détails ne manquaient pas.

La veille encore un meurtre avait été commis, à neuf heures du soir, dans une des rues de Kisslarr.

Il est vrai que c’était une erreur.

Celui qui avait été tué n’était point celui à qui l’on en voulait.

Quatre Tatars, — on appelle Tatars en général, sur la ligne septentrionale du Caucase, comme on appelle Lesguien sur la rive méridionale, tout bandit, à quelque famille montagnarde qu’il appartienne, — quatre Tatars, cachés sous un pont, attendaient au passage un riche Arménien qui devait passer sur ce pont. Un pauvre diable passa, qu’ils prirent pour leur riche marchand ; ils le tuèrent, fouillèrent dans ses poches, et s’aperçurent seulement alors de la méprise : ce qui ne les empêcha pas de s’emparer des quelques kopecks qu’il avait sur lui. Après quoi ils jetèrent son corps dans le canal dont l’eau sert à arroser les jardins.

Les jardins des Arméniens de Kisslarr, consignons la chose en passant, fournissent, sous différents noms français, du vin à toute la Russie.

Autre aventure :

Quelques mois auparavant, au moment où ils revenaient de la foire de Derbent, les trois frères arméniens Kaskolth avaient été pris avec un de leurs amis nommé Bonjar. Comme on les savait riches, les brigands ne les tuèrent pas : ils les emmenèrent seulement dans la montagne pour leur faire payer rançon. Mais comme après les avoir dépouillés de leurs habits et les avoir forcés de faire une quinzaine de verstes, attachés à la queue des chevaux et au pas des chevaux, on leur avait fait passer à la nage les eaux glacées du Tereck, deux moururent d’une fluxion de poitrine, et le troisième d’une phtisie pulmonaire, après s’être racheté dix mille roubles.

Le quatrième, moins riche que les autres, et qui s’était déjà tiré d’affaire sous promesse aux Tatars de leur servir d’espion, s’engageant à leur annoncer qu’il y avait un bon coup à faire, lorsque quelque riche Arménien se mettrait en route, ayant, une fois de retour à Kisslarr, manqué tout naturellement à sa parole, n’ose plus sortir de sa maison, et s’attend même à être tué d’un moment à l’autre.

Un an auparavant, le colonel Menden avait été tué, lui et ses trois Cosaques d’escorte, sur la route de Kasafiourte à Kisslarr. Il est vrai que général et Cosaques s’étaient défendus comme des lions, et avaient de leur côté tué cinq ou six Tatars.

Les femmes sont, sous ce rapport, moins exposées que les hommes. Comme les Tatars, pour rentrer dans la montagne, sont obligés de faire traverser deux fois le Tereck à leurs prisonniers, les femmes, en général, ne peuvent pas supporter cette immersion dans l’eau glacée. Une est morte pendant le trajet ; deux autres sont mortes de fluxion de poitrine, avant que l’argent de leur rançon fût arrivé, et leur famille, apprenant leur mort, n’a pas jugé à propos de continuer les négociations à l’endroit de leurs cadavres.

La spéculation a donc paru mauvaise aux Tatars, et l’enlèvement des femmes, qui continue de se pratiquer avec succès du côté méridional du Caucase, est à peu près abandonné du côté septentrional.

L’anecdote suivante prouvera au reste qu’il se pratique encore d’une autre façon.

Le prince tatar B…, amoureux de madame M…, — il va sans dire que j’ai les deux noms écrits en toutes lettres sur mon album, que je ne les consigne pas ici par pure discrétion, mais que je me déciderais à le faire cependant si le fait était contesté, — le prince Tatar B…, amoureux de madame M…, qui, de son côté, le payait de retour, s’entendit avec elle pour l’enlever.

Elle était à Kisslarr. En l’absence de son mari, elle fit demander à M. Polnobokof des chevaux à une heure où il parut dangereux à celui-ci de lui accorder sa demande.

En conséquence, il refusa tout net.

Madame M… insista en prétextant la maladie d’un de ses enfants. Touché de cette marque de dévouement maternel, le gouverneur délivre un paderodgné, et madame M… part.

Le prince B… l’attendait sur la route, l’enlève, la conduit à son aoul, espèce de nid d’aigle situé sur un rocher, à quelques verstes de Petigorsk, et la garde trois mois sans que son mari sache ce qu’elle est devenue. Au bout de trois mois, le beau prince tatar, moins amoureux, — le prince B… est très-beau, à ce que l’on dit, — le beau prince Tatar, moins amoureux, fit prévenir M. M… qu’il savait où était sa femme, et s’offrait d’être intermédiaire pour son rachat. M. M… accepta. Le prince, au bout d’un mois, écrivit qu’il avait arrangé l’affaire pour trois mille roubles. M. M… envoya les trois mille roubles, et huit jours après reçut sa femme, enchanté d’avoir pu la racheter à si bon marché.

C’était encore meilleur marché que ne le croyait le pauvre mari ; car non-seulement il avait racheté sa femme, mais l’enfant dont elle accoucha au bout de six mois.

C’est, au reste, une habitude parmi les princes tatars, non-seulement d’enlever les femmes des autres, mais encore d’enlever leurs propres femmes : plus le fait s’accomplit violemment, plus il fait honneur à leur passion. Ensuite on traite de la dot avec le père, qui d’ordinaire passe par les conditions que lui fait son gendre, lequel tenant la femme, a une supériorité sur le père, qui ne tient plus rien.

Parfois cependant le père s’obstine. Voici un exemple de cette obstination :

L’enlèvement se passe aux eaux de Kislowdsky.

Cet enlèvement eut lieu au moment où le comte Woronzoff, lieutenant de l’empereur au Caucase, venait, dans l’espérance de diminuer les meurtres, de faire défense aux princes tatars de porter des armes.

Le père de la jeune fille enlevée ne pouvant pas s’entendre avec son gendre sur le prix de la dot, vint chez le comte pour se plaindre du rapt et demander justice contre le ravisseur.

Par malheur, comme le baron de Nangis, de Marion de l’Orme, il était à la tête d’une garde de quatre hommes, et ses quatre hommes et lui étaient armés jusqu’aux dents.

Le comte Woronzoff, au lieu d’écouter sa plainte, donna l’ordre de l’arrêter lui et ses quatre hommes, comme contrevenant à ses décisions.

Le Tatar entendit l’ordre, tira son kangiar, et se jeta sur le comte Woronzoff pour l’assassiner.

Le comte se défendit, et tout en se défendant appela à l’aide ; la garde accourut. Le prince tatar fut arrêté ; un de ses hommes fut tué sur la place.

Mais les trois autres se sauvent sur la montagne Bastoff, où il y avait une grotte, et se réfugient dans cette grotte.

On les y attaque : ils tuent vingt Cosaques.

Près d’être forcés, ils font une sortie.

L’un d’eux est tué dans la sortie ; le second se sauve dans une écurie où un cocher, qui se trouve là par hasard, lui crève la poitrine d’un coup de fourche ; le troisième monte comme un chat sur le balcon d’un restaurateur ; et de cette galerie soutient un véritable siége, tue douze hommes et finit par tomber criblé des balles qu’on lui envoie des fenêtres voisines.

Les traces des balles de ses adversaires et les taches de son sang sont encore visibles. L’aubergiste s’en fait une espèce de réclame et les montre aux voyageurs qui logent chez lui.

Bien entendu qu’il refuse de les montrer à ceux qui logent chez ses voisins.

Je pourrais raconter une vingtaine d’histoires pareilles à celle-ci, et morts ou vivants en nommer les héros ; mais il faut en laisser pour le reste de la route, et Dieu merci, nous n’en manquerons pas.

Nous restâmes une heure à causer avec madame Polnobokoff, qui avait, par parenthèse, sous les pieds un des plus beaux tapis de Perse que j’aie jamais vu. Elle nous invita à venir le soir prendre le thé chez elle, et son mari nous prévint que de crainte d’accident il nous enverrait deux Cosaques.

Nous voulûmes récuser cet honneur.

— En ce cas, nous dit-il, je retire l’invitation de ma femme : je n’ai pas envie qu’il vous arrive malheur en venant chez moi.

Nous nous empressâmes, sur cette menace, d’accepter les deux Cosaques.

À la porte, nous trouvâmes le drosky du commandant qui nous attendait tout attelé. Et n’y a qu’en Russie où l’on ait de ces attentions-là. Le voyageur les rencontre à chaque instant, et lorsqu’il ne croit pas comme M. de Custine qu’elles sont dues à son mérite, il doit être véritablement reconnaissant.

Pour mon compte, j’aurai à les consigner à chaque instant, et comme c’est la seule façon qui m’est offerte de prouver ma reconnaissance à ceux qui les ont eues pour moi, je demande la permission de ne pas m’en faire faute.

Le drosky nous ramena à la maison. Je voulais changer de bottes pour aller chez le maître de police.

Je le trouvai qui m’attendait.

Je lui fis, tout confus, mes excuses de m’être laissé prévenir par lui, et lui montrai mes bottes crottées jusqu’au mollet.

Au reste, j’avais de la marge : sur l’avis des chemins que nous devions rencontrer, j’avais acheté à Kazan des bottes qui me montaient jusqu’au haut de la cuisse.

C’est bien certainement en Russie qu’ont dû être fabriquées les bottes de sept lieues du petit Poucet.

Le maître de police venait se mettre à notre disposition.

Nous avions déjà abusé de lui : nous n’avions plus rien à lui demander, mais seulement des remercîments à lui faire.

Quatre ou cinq bouteilles de vin que je ne connaissais pas et que je trouvai rangées sur le bord de la fenêtre, constataient une nouvelle attention de sa part.

Il nous promit de nous retrouver le soir chez le gouverneur.

Je signalai à Moynet la rue dont j’ai essayé de donner une idée à mes lecteurs. Il prit son album sous un bras, Kalino sous l’autre, passa, sur mes instances, un poignard à sa ceinture et se hasarda à son tour hors de la maison.

Kisslarr est, au reste, pour un artiste, une ville d’un pittoresque merveilleux. C’était la première fois que ce mélange de costumes frappait nos regards. Arméniens, Tatars, Kalmouks, Nogais, Juifs, se pressent dans ses rues, chacun portant sans altération l’habit national. Sa population stationnaire est de neuf à dix mille âmes ; elle double les jours de marché. Son commerce, outre celui que font les Tatars en enlevant des hommes, des femmes et des enfants, et en les revendant à leur famille, se compose d’abord de ce fameux vin que récoltent les Arméniens, de l’eau-de-vie qu’ils distillent, de soieries que tissent les habitants du pays, du riz, de la garance, de la sésame, et du safran que l’on récolte dans ses environs.

Moynet rentra au bout d’une heure ; il avait de la boue jusqu’aux oreilles, ce qui ne l’empêchait point d’être enchanté de Kisslarr. Ma rue l’avait émerveillé ; il en avait fait un croquis charmant.

À sept heures et demie le drosky du commandant était à la porte.

Deux porteurs de lanternes le précédaient. À la lueur des fanaux on voyait reluire à leur ceinture la crosse de leur pistolet et la poignée de leur kangiar.

Deux Cosaques, la schaska au flanc, le fusil sur le genou, se tenaient prêts à galoper de chaque côté du drosky.

Nous prîmes place, et drosky, éclaireurs, Cosaques, partirent au galop, faisant voler l’eau et la boue autour d’eux.

Pendant la route il me sembla entendre quelques coups de fusil.

Nous arrivions des premiers. Madame Polnobokoff nous avait vus le matin sans savoir qui nous étions, mon paderogené et surtout mon costume l’avaient induite en erreur ; elle m’avait pris, comme les autres, pour un général français, et par pure hospitalité avait été si gracieuse, qu’il me semblait qu’elle ne pouvait l’être davantage.

Je me trompais. Maintenant qu’elle avait appris que j’étais l’homme auquel elle prétendait devoir ses meilleures distractions, elle ne savait comment me remercier à son tour des bons moments que, disait-elle, je lui avais fait passer.

Cinq ou six personnes arrivèrent parlant toutes, particulièrement les femmes, parfaitement français.

Je cherchais des yeux le commandant. Madame Polnobokoff alla au-devant de ma question.

— Est-ce que vous n’avez pas entendu des coups de fusil en venant ici ? me demanda-t-elle.

— Si fait, répondis-je, trois.

— C’est cela : ils ont été tirés du côté du Tereck, et de ce côté-là, ils ont toujours une sérieuse signification. Mon mari est avec le maître de police. Je crois qu’on a envoyé les Cosaques dans la direction du bruit.

— Alors nous aurons des nouvelles.

— C’est probable : dans un instant.

Les autres personnes ne paraissaient pas s’occuper le moins du monde des coups de fusil : on causait, on riait, on se fût cru dans un salon de Paris.

Le commandant et le maître de police entrèrent et se mêlèrent à la conversation, sans que leur visage indiquât la moindre préoccupation.

On servit le thé avec une foule de confitures arméniennes, plus bizarres les unes que les autres. Il y en avait qui étaient faites avec des mûres de bois, d’autres avec de l’angélique ; les bonbons qui les accompagnaient avaient aussi leur caractère oriental. Ils étaient plus remarquables par le parfum que par le goût.

Un domestique, vêtu d’une tcherkesse, vint dire deux mots à l’oreille du gouverneur, qui fit un signe au maître de police et qui sortit.

Le maître de police le suivit.

— Voilà la réponse ? demandai-je à madame Polnobokoff.

— Probablement, me répondit-elle. Prenez-vous encore une fasse de thé ?

— Volontiers.

Je sucrai ma tasse de thé ; j’y étendis un nuage de crème et je l’avalai à petits coups, ne voulant point paraître plus curieux que les autres.

Cependant mon œil ne quittait point la porte.

Le commandant rentra seul.

Il ne parlait pas français ; je fus donc obligé d’attendre que madame Polnobokoff voulût bien satisfaire à mon impatience. Elle comprit cette impatience, quoiqu’elle lui semblât probablement exagérée.

— Eh bien ? lui demandai-je.

— On a retrouvé le cadavre d’un homme percé de deux balles, — me dit-elle, — à deux cents pas de votre maison justement ; mais comme il était déjà complétement dépouillé, on ne peut pas savoir à qui il appartient. C’est sans doute celui d’un marchand qui est venu aujourd’hui vendre ses denrées à la ville et qui se sera attardé. — À propos, ce soir, si vous gardez de la lumière chez vous, n’oubliez pas de fermer vos contre-vents : on pourrait très-bien vous envoyer un coup de fusil à travers les vitres.

— À quoi cela servirait-il à celui qui me l’enverrait, si la porte est fermée ?

— Par caprice : ce sont de si singulières gens que ces Tatars.

— Vous entendez ? dis-je à Moynet, qui faisait un croquis sur l’album de madame Polnobokoff.

— Vous entendez ? dit Moynet à Kalino.

— J’entends, répondit Kalino avec sa gravité habituelle.

Je mis des vers sur la page de l’album de madame Polnobokoff, qui suivait celle où Moynet avait fait son croquis, et je ne m’occupai pas plus du mort que les autres ne paraissaient s’en occuper.

Au bout de quinze jours que j’étais au Caucase, je comprenais cette indifférence qui d’abord m’avait si fort étonné.

À onze heures, chacun se retira. La soirée avait dépassé toutes les limites habituelles : depuis un an peut-être, pas une soirée n’avait fini à une pareille heure.

L’antichambre avait l’air d’un corps de garde : chacune des personnes composant la soirée était venue avec un et même deux domestiques armés jusqu’aux dents.

Mon drosky m’attendait à la porte avec mes deux porteurs de lanternes et mes deux Cosaques.

Il m’en coûta trois roubles : un pour le cocher, un pour les deux porteurs de lanternes, et un pour les deux Cosaques ; mais, vu l’étrangeté des sensations que je venais d’éprouver, je ne les regrettai pas.

Je n’eus pas besoin de fermer mes contre-vents : notre jeune hôte, qui décidément était plein d’attention pour nous, y avait pourvu.

Je couchai sur mon banc, enveloppé dans ma pelisse, avec ma carsine [1] pour oreiller.

C’était ce qui m’arrivait à peu près chaque nuit depuis que j’avais quitté Jelpativo [2].

  1. Espèce de portemanteau à deux poches, qui a encore plus de la besace que du portemanteau.
  2. Campagne de Dimitri Narichkin où j’ai passé huit ou dix des bons jours de ma vie.