Le Caucase (Dumas)/17

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Charlieu (p. 70-73).

CHAPITRE XVII.

Derbent porte de fer.

Nous partîmes au point du jour. Le temps était redevenu superbe ; la neige et la gelée avaient disparu, et l’on nous prévenait que nous rencontrerions l’été sur la route de Derbent.

Nous repassâmes par Hylly. Le prince échangea quelques mots en tatar avec le chef de nos miliciens Iman-Gazalieff, et parut satisfait de sa réponse. Je ne doutais pas qu’il ne fût question de mon fusil, aussi je ne soufflai pas le mot.

À Karabourdakent nous nous arrêtâmes pour déjeuner. La tarantasse était bourrée de provisions. Moynet fit trois dessins.

Nous étions dans le pays du pittoresque. Il eût fallu s’arrêter à chaque pas ; il eût fallu tout prendre.

À Bouinaky, nous retrouvâmes nos voitures et le domestique du prince. Je restai avec Bagration dans sa tarantasse ; Moynet et Kalino s’installèrent dans la mienne ; en cinq minutes les chevaux furent attelés. On partit.

À deux cents pas de l’aoul, nous fîmes lever une compagnie de perdrix qui alla se remettre à cinquante pas de l’endroit où elle avait pris son vol.

Nous arrêtâmes les tarantasses et nous mîmes à leur poursuite.

J’en tuai une. La bande s’enleva par-dessus une petite colline qui nous interceptait la vue. Je la suivis.

En arrivant au sommet de la colline, j’oubliai mes perdrix ; j’étais en face de la mer Caspienne.

Elle était d’un bleu saphir ; pas une ride ne courait à sa surface. Seulement, comme la steppe dont elle semblait la continuation, c’était le désert.

Rien n’était plus majestueusement triste que cette mer d’Hyrcanie, comme l’appelaient les anciens, mer presque fabuleuse avant Hérodote, dont Hérodote le premier fixe l’étendue et les limites, et qui n’est pas beaucoup plus connue aujourd’hui que du temps d’Hérodote.

Mer mystérieuse qui reçoit tous les fleuves du nord, de l’occident et du sud, qui de l’est ne reçoit que du sable, qui engloutit tout, ne rejette rien, s’écoule sans qu’on sache par quelle route souterraine se perd sans eau, qui se comble peu à peu, et qui finira un jour par être un grand lac de sable, ou tout au moins un de ces marais salés comme nous en avions rencontré dans les steppes Kirghises et Nogaïs.

Au reste, par la disposition du sol, par le tracé de la route, il était évident que nous n’allions plus la perdre de vue jusqu’à Derbent.

Nous descendîmes de notre colline, nous remontâmes dans nos tarantasses, qui franchirent un dernier pli de terrain et qui se retrouvèrent dans les steppes.

Là disparaissaient ces montées impossibles, ces descentes folles, auxquelles ne font pas même attention les hiemchicks du Caucase, et qu’ils montent et descendent au grand galop, sans s’apercevoir qu’entre la montée et la descente passe un fleuve.

Il est vrai que pendant six mois de l’année le fleuve n’est pas chez lui, mais il laisse, pour le représenter, ses cailloux, sur lesquels les voitures dansent avec des bondissements dont on n’a pas idée en France, mais qu’on doit prévoir lorsqu’on examine la construction des tarantasses.

C’est le symbole de la lutte de l’homme contre l’impossible.

Eh bien, l’homme terrasse l’impossible, il arrive : il est vrai, que toujours l’homme est moulu, que souvent la tarantasse est brisée ; mais qu’importe, du moment où le chemin est fait, l’espace franchi, le but est atteint.

Notre but, pour cette fois, était Karakent.

Nous y arrivâmes vers quatre heures de l’après-midi. On tira des provisions de la tarantasse et l’on dîna. En voyage, dans ces sortes de voyages surtout, le dîner devient une grande affaire.

Il est vrai que la plupart du temps c’est une affaire manquée.

Je ne saurais trop le dire et le redire à ceux qui feront le voyage que j’ai fait, et la recommandation s’étend à tous les peuples, d’Astrakan à Kisslarr il faut tout emporter avec soi, et de Kisslarr à Derbent faire ses provisions quand par hasard on passe dans une ville ou dans un aoul.

En Italie on mange mal ; en Espagne on mange peu, mais dans les steppes on ne mange pas du tout.

Au reste, les Russes ne paraissent pas le moins du monde éprouver le besoin de manger, et par les choses qu’ils mangent pour la plupart du temps, on voit que manger, non-seulement n’est pas chez eux un art, mais pas même une habitude ; pourvu que le somavar bouille, pourvu que le thé fume dans les verres, et que ce soit le thé jaune de l’empereur de la Chine, ou le thé kalmouk du prince Tumaine, peu leur importe ; ils font ce que font les Arabes après avoir mangé une datte le matin et une datte le soir : ils serrent d’un cran la ceinture de leur kangiar, et partis avec des corpulences ordinaires, ils arrivent à destination avec des tailles d’amoureuses de vaudeville.

Mais avec le prince Bagration, qui avait habité la France, qui aimait la France et qui appréciait si bien ses produits végétaux et animaux, quadrupèdes et bipèdes, la disette n’était point à craindre.

J’en suis encore à me demander où il s’était procuré le pâté de foie gras que nous entamâmes à Karakent, et que nous ne finîmes qu’à Derbent.

Car enfin nous étions bien, à vol d’oiseau, à quelque chose comme douze cents lieues de Strasbourg.

Il est vrai que nous étions encore plus loin de la Chine, et que nous prîmes d’excellent thé.

Le grand avantage des lits russes, c’est qu’ils ne poussent pas à la paresse. Il y a peu de sybarite prolongeant au delà du réveil sa station sur une planche de sapin qui n’a d’autre matelas pour les os déjà brisés par la tarantasse, qu’une couche de peinture en vieux chêne. Le premier rayon du jour entre sans difficulté, ne trouvant ni volets ni rideaux, joue sur vos paupières, comme disent les poëtes ; vous ouvrez les yeux, vous poussez un gémissement ou un juron, selon que vous avez le caractère mélancolique ou brutal, vous vous laissez glisser au bas de votre planche, et tout est dit : vous êtes chaussé, botté, habillé, brossé, et si vous n’insistez pas énormément pour avoir de l’eau, vous êtes même lavé.

J’avais acheté à Kasan trois cuvettes de cuivre. Lorsque nous les tirions de notre tarantasse, elles faisaient l’étonnement des smatritels, qui, jusqu’au moment où nous faisions nos ablutions, se demandaient inutilement à quoi elles pouvaient servir.

Mais le prince avait sa cuisine, son nécessaire à thé, son nécessaire de toilette ; ce que c’est que d’avoir voyagé en France, où l’on trouve des pots à l’eau et des cuvettes à chaque station !

Nous étions levés au point du jour. Au point du jour, le village de Karakent, noyé dans le brouillard avec un premier plan chaudement éclairé, et les autres plans se dégradant au milieu d’un rayon rose, puis violet, et finissant enfin par se perdre dans un lointain vaporeux et bleuâtre, présentait un si ravissant aspect, que Moynet en fit non-seulement un dessin, mais une aquarelle.

Nous avions le temps. Au reste, Derbent n’était plus qu’à cinquante verstes de nous, et nous étions sûrs, d’y arriver dans la journée.

En route, au Caucase surtout, on peut toujours compter sur un accident. L’accident arriva : à dix-huit verstes de Derbent, à Kan-Mammet-Kalniskaïa, les chevaux manquèrent.

Mais avec Bagration, c’était un petit malheur ; il se plaça au milieu de la route, arrêta les six ou huit premiers Arabas qui passèrent, et moitié riant, moitié menaçant, le tatar à la bouche et l’argent à la main, il convertit leurs conducteurs en hiemchicks et leurs rosses en chevaux de poste.

Nous repartîmes.

Sur la route, au fur et à mesure que nous trouvions des chevaux de retour, nous rendions la liberté à un voiturier tatar et à sa troïcka, et nous reprenions une allure plus rapide.

Vers les deux heures de l’après-midi, l’approche de Derbent, qui nous était caché par un mouvement de la montagne, nous fut signalée par la vue d’un cimetière tatar.

Toute une colline en amphithéâtre, d’une verste de haut, était hérissée de tombes tournées vers l’orient, et dominant la mer.

Bagration, au milieu de cette forêt de pierres funéraires, me fit remarquer un petit monument coquettement peint en rose et en vert.

— C’est la tombe de Seltanetta, me dit-il.

— J’ai honte de mon ignorance, lui répondis-je, mais qu’est-ce que Seltanetta ?

— C’est la maîtresse ou la femme, tout ce que vous voudrez, d’un champkal Tarkowsky. Vous rappelez-vous cette maison, tout au haut d’un rocher ?

— Je crois bien. Et Moynet aussi se la rappelle, n’est-ce pas, Moynet ?

— Quoi ? répondit Moynet de l’autre voiture.

— Rien ; je m’instruis.

Puis à Bagration :

— Vous disiez donc, prince, qu’il y avait une tradition, une légende.

— Mieux que cela, une histoire ; on vous la racontera à Derbent. C’est ce qu’il y a de plus romanesque au monde.

— Bien, j’en ferai un volume.

— Vous en ferez quatre, six, huit, tant que vous voudrez. Mais croyez-vous que vos lecteurs parisiens s’intéressent beaucoup aux amours d’une khanesse d’Avarie et d’un beg tatar, tout descendant qu’il soit des califes persans ?

— Pourquoi pas ? le cœur est le cœur dans tous les pays du monde.

— Oui, mais les passions se manifestent de différentes façons. Il ne faut pas juger tous les Asiatiques sur Orosmane, qui ne voulait pas que Norestan le surpassât en générosité. Ammalat-Beg, — Ammalat-Beg est l’amant de Seltanetta, — assassinant le colonel Verkowsky, lequel l’a empêché d’être pendu, le déterrant pour lui couper la tête, et portant cette tête à Akmeth-Khan, son beau-père, qui a mis à ce prix la main de sa fille, ne serait peut-être pas très-bien compris des comtesses du faubourg Saint-Germain, des banquiers de la rue du Mont-Blanc et des princesses de la rue de Breda.

— Ce sera nouveau, mon cher prince, et je compte sur la nouveauté. Mais qu’est-ce que je vois là ?

— Pardieu ! c’est Derbent.

C’était Derbent, en effet, c’est-à-dire une immense muraille pélasgique qui nous barrait le passage en s’étendant du haut de la montagne jusqu’à la mer.

Devant nous seulement une porte massive, appartenant comme forme à cette puissante architecture orientale destinée à braver les siècles, s’ouvrait et semblait aspirer à elle et avaler le chemin.

Près de cette porte s’élevait une fontaine qui paraissait bâtie par les Pélasges, et à laquelle des femmes tatares, avec leurs longs voiles à carreaux de couleurs vives venaient puiser de l’eau.

Des hommes armés jusqu’aux dents étaient appuyés à la muraille, immobiles et graves comme des statues.

Ils ne parlaient pas entre eux ; ils ne regardaient pas les femmes qui passaient devant eux : ils rêvaient.

De l’autre côté de la route, il y avait un de ces murs ruinés comme il y en a toujours près des portes et des fontaines des villes d’Orient, et qui ont l’air d’être là pour l’effet.

Dans l’intérieur du mur, là où avait sans doute été autrefois une maison, poussaient des arbres énormes, chênes et noyers.

Nous fîmes arrêter les voitures.

C’est si rare de trouver une ville qui réponde à l’idée qu’on s’est faite d’elle d’après son nom, d’après sa naissance, d’après les événements qu’elle a vus s’accomplir !

Mais Derbent, c’était bien cela, c’était bien la ville, non pas aux portes de fer, mais la ville porte de fer elle-même ; c’était bien la grande muraille destinée à séparer l’Asie de l’Europe et à arrêter contre son granit et son airain les invasions des Scythes, cette terreur du vieux monde, aux yeux duquel ils représentaient la barbarie vivante et dont le nom était emprunté au sifflement de leurs flèches.

Nous nous décidâmes enfin à entrer dans la ville.

C’était bien la ville frontière, la ville limite, la ville placée entre l’Europe et l’Asie, et qui est à la fois européenne et asiatique.

Au haut, la mosquée, les bazars, les maisons à toits plats, les rampes escarpées conduisant à la forteresse.

Au bas, les maisons à toits verts, les casernes, les droskys, les charrettes.

Seulement fourmillait dans les rues le mélange des costumes persans, tatars, tcherkesses, arméniens, géorgiens.

Puis, au milieu de tout cela, lente, froide, glacée, blanche comme un spectre dans son linceul, la femme arménienne avec son long voile drapé comme les plis de la vestale antique.

Ah ! c’était beau, très-beau ! Mon pauvre Louis Boulanger, mon cher Giraud, où étiez-vous !

Nous étions deux à vous appeler : Moynet et moi.

Les voitures s’arrêtèrent devant la maison du gouverneur, le général Acceiff ; il était à Tiflis ; mais les domestiques attendaient sur le perron, mais le dîner était servi ; Bagration avait étendu son bâton de magicien de Temir-Kan-Choura à Derbent, et tout était prêt.

Nous mangeâmes aussi vivement que possible ; nous voulions profiter des derniers rayons du jour pour descendre jusqu’à la mer, dont nous n’étions qu’à deux ou trois cents pas.

Bagration se chargea d’être notre cicerone. Derbent, c’est sa ville, ou plutôt son royaume ; tout le monde le connaissait, le saluait, lui souriait ; on le sentait aimé de toute cette population comme est aimée, quelle qu’elle soit, la chose prodigue et bienfaisante…

Comme on aime la fontaine qui répand son eau ; comme on aime l’arbre qui secoue ses fruits, qui épanche son ombre.

C’est incroyable comme il est facile d’être bon quand on est fort.

La première chose qui nous frappa fut une petite baraque en terre ; elle était défendue par deux canons, entourée d’une chaîne, et sur deux piliers de pierre elle portait le double millésime 1722 et 1848, avec cette inscription :

Pervoé Otdohnové nié velikago Petra.

Ce qui signifie :

Le premier repos de Pierre le Grand.

Ce fut en 1722 que Pierre visita Derbent ; ce fut en 1818 que l’on mit cette barrière autour de la cabane qu’il avait habitée.

Un troisième canon la défend du côté de la mer.

Ces canons ont été amenés par lui ; ils avaient été fondus par lui à Voronége sur le Don ; ils portent la date de 1715.

Un des trois, celui qui est placé derrière la petite cabane, est resté monté sur un affût du temps.

C’est encore une des stations de cet homme de génie, consacrée par la reconnaissance des peuples. Les Russes ont cela d’admirable que cent cinquante ans écoulés depuis la mort de Pierre n’ont rien enlevé à la vénération qu’ils portent à sa mémoire.

Son désespoir était de trouver une mer, un littoral et pas de port.

Derbent n’a pas même de rade ; on aborde par un canal de quinze pieds de large. Excepté dans cette ouverture, la mer brise partout sur des rochers.

Souvent, quand elle est un peu grosse, les hommes sont obligés de se jeter à l’eau pour diriger leur barque à travers cette étroite passe ; cette eau monte seulement jusqu’au-dessus de la ceinture.

Une espèce de jetée, que la mer inonde au moindre mouvement de ses vagues, s’étend à une cinquantaine de pas en mer. Elle sert à s’embarquer en dehors de cette ligne de brisants.

Le mur qui défend la ville du côté du midi s’étend le long de cette jetée, qu’il abandonne bientôt, la laissant se projeter seule dans la mer. Seulement, pour qu’il offre moins de résistance aux vagues, il est ouvert à sa base comme par d’énormes meurtrières ; par ces meurtrières l’eau, dans les gros temps, peut entrer et sortir ; nous ne parlons pas du flux et du reflux, la Caspienne n’ayant pas de marée.

Du rivage de la mer on voit admirablement toute la ville, qui s’étend devant soi en amphithéâtre. C’est une cascade de maisons qui descend du haut de la première chaîne de collines jusqu’à la plage. Seulement, au fur et à mesure que ces maisons descendent elles s’européanisent.

Au haut de la ville on est dans un aoul tatar.

Au bas de la ville on est dans une caserne russe.

Vue de la plage, la ville présente l’aspect d’un carré long, qui ressemble à un tapis déroulé fléchissant par le milieu. Du côté méridional la muraille présente une espèce de renflement, comme si la ville ayant fait un effort l’enceinte eût cédé.

Partout où la muraille est restée intacte on reconnaît la construction pélasgique ; aux endroits où elle s’est écroulée elle a été rebâtie en pierre ordinaire et selon les règles de la maçonnerie moderne.

Cependant je doute que les murailles remontent aux Pélasges ; si j’osais émettre une opinion en si délicate matière, je dirais que Kosrou le Grand, que nous appelons Chosroès, la fortifia d’après les traditions pélasgiques vers 562, dans ses guerres contre Justinien.

La porte du sud serait une preuve, selon moi, à l’appui de cette opinion ; elle est surmontée du fameux lion persan que le fils de Kobad avait pris pour emblème et qui, parmi toutes les différentes faces de lions qu’ont inventées les sculpteurs, présente cette spécialité d’avoir la tête faite comme un grelot.

Au-dessous du lion est une inscription en Vieux persan que personne ne peut lire parmi les Persans modernes. Bagration m’a promis d’en faire prendre l’empreinte, et je lui ai promis, moi, de lui en faire faire la traduction par mon savant ami Saulcy.

La nuit seule nous fit rentrer dans notre maison, ou plutôt dans notre palais, et nous adressâmes nos prières à la nuit pour qu’elle se fit rapide comme une nuit d’été.

Nous avions soif de Derbent, qui nous apparaissait avec la magie du crépuscule et qui, bien certainement, devait être la chose la plus curieuse que nous eussions encore vue.