Le Caucase (Dumas)/34

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Charlieu (p. 133-138).

CHAPITRE XXXIV.

Le château de la reine Tamara.

À mesure que l’on s’éloigne de Noukha, le panorama se développe et se présente dans toute sa majesté.

Noukha, à peine visible au milieu des arbres qui l’enveloppent et la couvrent, s’enfonce dans un angle formé par la chaîne du Caucase, à laquelle elle s’appuie.

Ces montagnes étaient robustes et magnifiques de forme, splendides de couleur sous la neige qui couvre leur sommet.

Nous longions la plus belle vallée du Caucase, et deux fois nous avions été obligés de traverser à gué la rivière qui l’arrose, l’Alazan.

Jusqu’au jour où les Lesguiens firent une descente à Tsinondale, et firent prisonnières les princesses Tchawichawadzé et Orbéliani, les Lesguiens n’avaient jamais osé traverser la rivière.

Nous raconterons en temps et lieu cette terrible surprise, où deux princesses de sang royal furent traînées à la queue des chevaux de misérables bandits, comme ces captives antiques dont parle Homère et que chante Euripide.

Nous avions à notre gauche la Kakhétie, ce jardin du Caucase, ce vignoble de la Géorgie, où l’on récolte un vin qui rivalise avec celui de Kisslarr, et qui rivaliserait avec celui de France si les habitants savaient le faire et surtout le conserver.

On le conserve dans des peaux de bouc ou de buffle qui, au bout d’un certain temps, lui donnent un goût que l’on dit apprécié des amateurs, mais que je trouve détestable.

Celui qui ne se conserve pas dans des peaux de bouc ou de buffle se conserve dans d’immenses jarres que l’on enterre, comme les Arabes font du blé, dans des espèces de silos. On garde mémoire d’un dragon russe sous les pics duquel le terrain se défonça, et qui, étant tombé dans une de ces jarres, s’y noya, comme Clarence dans son tonneau de malvoisie.

Nous avions à notre droite une chaîne de montagnes âpres et rudes, aux sommets couverts de neige, aux flancs inaccessibles, dans les plis desquelles se cachent les Lesguiens insoumis.

C’est là qu’il faut les aller chercher.

On n’a pas idée, même en Algérie, même dans l’Atlas, de ce que c’est comme fatigue et comme danger, à part ceux que vous font courir les ennemis, qu’une expédition au Caucase.

J’ai vu le col de Mouzaïa ; j’ai vu le passage du Saint-Bernard : ce sont des routes royales relativement aux sentiers militaires de la ligne lesguienne.

Le chemin fait un immense circuit à cause de l’Alazan, qui prend des airs de méandre, et qu’il faudrait sans cela traverser de verste en verste, de sorte qu’après trois heures de course nous avions à peine fait deux lieues à vol d’oiseau.

Nous nous arrêtâmes à la station. Noukha se présentait sous un si charmant aspect, que Moynet en fit un dessin qui est en ce moment aux mains du prince Bariatinsky.

Nous nous remîmes en route vers trois heures de l’après-midi, et à la nuit tombante nous arrivâmes, après avoir suivi pendant quatre ou cinq heures la charmante vallée de l’Alazan, à la station de Babaratminskaïa.

Deux canapés en bois, une table en bois, deux tabourets de bois nous y attendaient : nous y étions faits depuis longtemps, mais la chose à laquelle nous ne pouvions nous faire, c’était de ne trouver absolument rien à manger.

Par bonheur nous avions notre buffet garni : deux faisans et un lièvre rôti, reste ou plutôt commencement de notre chasse de Schumakha.

Nous partîmes d’aussi grand matin que nous pûmes. Nous voulions, coûte que coûte, arriver le soir même à Tzarki-Kalotzj. J’avais sur mon album trois lignes de la main du général Dundukolf-Korsakoff pour le comte de Toll, commandant le régiment de Pereiosloff.

Nous passâmes la plus grande partie de la journée à longer les steppes d’Oussadaï, en passant dans un angle de la Kakhétie : enfin, vers les sept heures du soir nous arrivâmes à Tzarki-Kalotzi.

C’est une ville de construction moderne, un camp plutôt qu’une ville. Nous vîmes une grande maison sur une éminence, nous nous arrêtâmes devant la porte et fîmes demander le colonel Toll.

Le domestique auquel Kalino s’adressait alla parler au maître de la maison, et revint en disant.

— C’est ici.

Nous entrâmes. Un officier supérieur aux charmantes manières vint au-devant de nous.

— Monsieur Alexandre Dumas ? me demanda-t-il.

Je m’inclinai et lui présentai mon album où étaient les quelques lignes du prince Dundukoff-Korsakoff.

— Monsieur le comte Toll ? lui demandai-je lorsqu’il les eut lues.

— Non, me dit-il ; le prince Mellikoff, qui est trop heureux de vous offrir l’hospitalité, pour permettre que vous l’alliez demander à un autre que lui. Vous verrez le comte Toll, mais chez moi ; je vais lui faire dire de venir souper avec nous.

L’escamotage était trop galant pour ne pas nous laisser faire. On descendit nos bagages que l’on installa dans l’antichambre, et l’on nous conduisit dans d’excellentes chambres chauffées comme si l’on nous eût attendus.

Une demi-heure après, le comte Toll arriva.

Il avait longtemps habité Paris, et parlait très-bien le français, que le prince Mellikoff parlait avec une certaine difficulté.

Il y avait au billet du prince Dundukoff un post-scriptum :

« Faire voir à M. Dumas le château de la reine Tamara. »

La reine Tamara est la popularité géorgienne la plus incontestée. Elle était contemporaine de saint Louis, et comme lui, mais plus heureusement que lui, fit une guerre acharnée aux musulmans.

De même qu’en Normandie tous les vieux châteaux sont des châteaux de Robert le Diable, en Géorgie tous les vieux châteaux sont des châteaux de la reine Tamara.

Elle a ainsi cent cinquante châteaux peut-être, qui sont aujourd’hui, à quelque roi, à quelque reine, à quelque prince qu’ils aient appartenu, la demeure des aigles et des chacals. Seulement une chose à remarquer, c’est qu’ils sont tous dans une position pittoresque et dans une situation ravissante.

J’ai cherché partout, j’ai demandé à tout le monde une histoire de la reine Tamara.

Je n’ai rien pu trouver que des traditions vagues, et une pièce de vers de Lermontoff.

Mais des châteaux de la reine Tamara, j’en ai trouvé à chaque verste.

À neuf heures nous déjeunâmes, et, en sortant de table, nous trouvâmes nos chevaux tout sellés.

La matinée s’était passée à regarder des dessins d’un vieil artiste parlant très-bien français. À quelle nation appartenait-il ? je l’ignore ; quant à sa religion, c’était bien certainement un tamariste.

Il faisait un album sur une grande échelle avec du jaune, du bleu et du vert : ces trois couleurs paraissaient lui suffire à tout, et il semblait avoir pris à tâche de recueillir sous tous leurs aspects les châteaux de la reine Tamara.

Il avait dessiné celui que nous allions voir de sept côtés différents.

Nous montâmes à cheval, et nous fîmes en vingt minutes les quatre ou cinq verstes qui nous séparaient des ruines royales.

Tout à coup, au détour d’une montagne, nous le vîmes se détacher et majestueusement grandir devant nous.

Il était sur un pic isolé, dominant la vallée de l’Alazan. Il avait pour horizon cette magnifique chaîne caucasique que nous avions longée la veille.

Nous dominions sa base, et sa cime nous dominait : ses déchirures étaient superbes et grandioses ; on sentait que par ses brèches avaient passé non-seulement le temps, mais les révolutions.

Moynet en prit une vue de l’endroit même où nous nous étions arrêtés ; c’était peut-être le seul point qui restât vierge du pinceau de notre vieil artiste.

À six verstes du château de la reine Tamara s’élève une autre montagne et existe une autre tradition.

Cette montagne que nous avions longée au coucher du soleil, nous l’avions remarquée à cause de sa belle forme et parce qu’elle était magnifiquement éclairée.

C’est la montagne d’Élie.

Un lac salé en baigne la base.

Une chapelle très-fréquentée est bâtie dans une grande grotte creusée au centre de la montagne.

La tradition dit que c’est dans cette grotte que le prophète Élie fut nourri par un corbeau, et du sommet de la montagne qu’il monta au ciel en laissant son manteau à son disciple Élisée.

C’était la première légende biblique que nous rencontrions sur notre chemin. On sentait que nous approchions de l’Arménie.

En rentrant chez le prince, nous trouvâmes son aide de camp qui nous attendait avec son album. Lui aussi dessinait. Il avait fait partie de la dernière expédition lesguienne et avait pris plusieurs vues fort curieuses.

L’une était celle de Gorouck-Meyer, c’est-à-dire de la montagne que la dernière expédition avait dû gravir pour pénétrer chez les Lesguiens.

Une seconde était un dessin de Bogitte, aoul pris après un siége qui s’était perpétué de maison en maison.

Il fallut démolir chaque maison pour y entrer ; la dernière maison prise, l’aoul était rasé.

Enfin la troisième était un dessin de l’aoul de Kitturi, en flammes. C’est devant cet aoul, pris le 21 août 1858, que le général Wrewsky avait été blessé de deux balles, l’une à la poitrine, l’autre à la jambe.

Au bout d’une dizaine de jours il succomba à ces deux blessures.

Le colonel Kanganoff prit le commandement de l’expédition, la continua, emporta et rasa Dido.

Les habitants, au nombre de mille, firent leur soumission.

Un quatrième dessin était celui d’une porte lesguienne, avec sa décoration de mains coupées ; les mains étaient clouées comme sont clouées aux portes de nos fermes les pattes de loups.

Ces mains se gardent longtemps fraîches et pour ainsi dire vivantes, grâce à une préparation dans laquelle on les fait bouillir.

Cette porte, qui était celle d’une maison de Dido, était ornée de quinze mains. D’autres plus pieux les clouent dans les mosquées. Il y avait peut-être deux cents mains clouées dans la mosquée de Dido.

Au reste, les Touschines, peuplade chrétienne, ennemis mortels des Lesguiens et en général de tous les mahométans, et qui rend de grands services dans les expéditions, a les mêmes habitudes, toute chrétienne qu’elle est ; autant d’ennemis pris par les Touschines, autant de mains coupées.

Dans la dernière expédition, un chef touschine qui marchait dans les rangs russes avec ses trois fils, eut son fils aîné blessé. Il adorait ce jeune homme, mais se fit un point d’honneur de ne donner aucun signe de faiblesse, quoique en réalité son cœur fût brisé.

Le père se nomme Chette. Peut-être est-ce une corruption du mot chaïtan, qui veut dire diable.

Le fils se nommait Grégory.

On indiqua au père la maison où le blessé avait été transporté.

Chette s’y rendit.

Vaincu par la souffrance, le jeune homme se plaignait.

Chette s’approcha du tapis sur lequel il était couché, s’appuya sur son fusil, et regardant le blessé en fronçant le sourcil :

— Est-ce un homme ou une femme que j’ai engendré ? demanda-t-il.

— C’est un homme, mon père, répondit Grégory.

— Eh bien ! alors, demanda Chette, si c’est un homme, pourquoi cet homme se plaint-il ?

Le blessé se tut et expira sans pousser un soupir.

Le jeune homme mort, le père prit le cadavre, le dépouilla et le posa sur une table.

Puis, il fit avec la pointe de son kangiar soixante-quinze crans contre la muraille.

Après quoi il coupa son fils en soixante-quinze morceaux.

C’était autant de morceaux qu’il avait de parents et d’amis en état de porter les armes.

— Que fais-tu ? lui demanda le colonel qui le voyait se livrer à cette horrible besogne.

— Je venge Grégory, dit-il ; dans un mois j’aurai reçu autant de mains lesguiennes que j’aurai envoyé de morceaux.

Et en effet, au bout d’un mois il avait reçu de ses parents et de ses amis soixante-quinze mains auxquelles il en joignait quinze récoltées par lui.

En tout quatre-vingt-dix.

Grégory était vengé.

Jamais dans un combat un Touschine n’ira au secours d’un de ses amis, à moins que celui-ci ne l’appelle, et il est rare qu’un Touschine appelle du secours, fût-il seul contre trois.

Un Touschine aimait une jeune fille du village de Tiarmeth.

Il la demande en mariage.

— Combien as-tu de mains lesguiennes à m’apporter en dot ? lui demande celle-ci.

Le jeune Touschine se retire tout honteux : il n’avait pas encore combattu.

Il va trouver Chette et lui conte son malheur.

— Demande-lui d’abord combien elle veut de mains, lui dit Chette.

— Trois au moins, répondit la jeune fille.

Le Touschine rapporta la réponse à Chette.

— Suis-moi dans la prochaine expédition, lui dit celui-ci.

— Ce sera peut-être bien long, répond le jeune homme.

— Eh bien, alors, suis-moi tout de suite, je suis toujours prêt.

Ils partent, et quinze jours après reviennent avec douze mains. Chette en avait coupé sept et l’amoureux cinq.

Il apportait deux mains de plus qu’on ne lui avait demandé ; aussi ce mariage se fit-il à grande pompe, et le village tout entier fut-il de la fête.

Au nombre des mains de Chette était une main d’enfant.

Pourquoi cette main d’enfant ?

Je vais vous le dire.

Chette est le croquemitaine des Lesguiens ; les mères, pour faire taire leurs enfants, disent :

— Je vais appeler Chette.

Et les enfants se taisent.

Un plus entêté que les autres, ou qui ne croyait pas à Chette, continuait de pleurer.

C’était la nuit.

La mère prit l’enfant et ouvrit la fenêtre.

— Chette ! Chette ! Chette ! cria-t-elle, viens couper la main de ce petit enfant qui ne veut pas se taire.

Et pour effrayer l’enfant, elle le passait par la fenêtre.

L’enfant poussa un cri.

C’était un cri de douleur et non d’effroi : une mère ne s’y trompe pas.

Celle-ci tira vivement son fils en arrière : il avait la main droite coupée.

Le hasard avait voulu que Chette fût embusqué contre la maison ; il avait entendu l’appel imprudent de la mère et l’avait exaucé.

Quelles bêtes féroces que de pareils hommes !

Nous avions encore cent vingt verstes à peu près à faire pour arriver à Tiflis. Il ne fallait pas, avec les exécrables chemins qui nous attendaient, compter être à Tiflis avant le lendemain midi ou une heure, encore fallait-il pour cela marcher toute la nuit

Pendant les deux premières stations, c’est-à-dire à la station de Tcheroskaïa et de Tsaignaskaïa, tout alla bien et nous trouvâmes des chevaux.

Cela tenait sans doute à l’absence d’escorte après la deuxième station, où la route devenait sûre, nous n’avions pas cru devoir conserver la note.

Cette absence d’escorte nous fit prendre, à la troisième station, c’est-à-dire à Magorskaïa, pour des gens de médiocre importance ; il en résulta que, malgré notre paderodgne, sans se donner même la peine de se retourner, le smatritel nous répondit qu’il n’y avait pas de chevaux.

Nous connaissions ces réponses-là ; mais comme nous avions à dîner avant de nous remettre en route, ce qui devait nous prendre une bonne heure, nous répondîmes que nous attendrions.

— Attendez, nous dit le maître de poste avec la même impertinence, mais il n’en rentrera pas de la nuit.

Quand les maîtres de poste en Russie prennent ces airs-là, c’est comme s’ils vous disaient avec les trente et une lettres de leur alphabet : Nous sommes des voleurs qui voulons vous rançonner.

Or, à cette déclaration il n’y avait qu’une manière de répondre, c’est de préparer son fouet.

— Prenez mon fouet, dis-je à Kalino.

— Où est-il ?

— Dans ma malle.

— Pourquoi l’avez-vous mis là ?

— Parce que, vous le savez bien, c’est un fouet charmant qui m’a été donné par le général Lahn et auquel je tiens beaucoup.

— Et que ferai-je avec votre fouet ?

— Ce que font les enchanteurs avec leur baguette : Je vous ferai sortir des chevaux de terre.

— Oh ! je crois qu’aujourd’hui ce sera bien inutile.

— Comment cela ?

— Cet homme n’a pas de chevaux, véritablement.

— C’est ce que nous verrons après dîner, tirez toujours le fouet de la malle.

Pendant que Kalino tirait le fouet, Moynet et moi entrâmes dans la salle des voyageurs.

Elle était encombrée.

À tout le monde on avait fait la même réponse qu’à nous, et tout le monde attendait.

Un prince géorgien et son fils, assis au coin d’une table, mangeaient une poule bouillie et buvaient un verre de vodka.

À notre vue ils se levèrent, vinrent à nous et nous offrirent une part de leur souper.

Nous acceptâmes, mais à la condition qu’ils prendraient de leur côté leur part du nôtre.

C’était trop juste pour qu’ils nous refusassent.

Nous avions un lièvre en terrine et deux faisans rôtis, que nous avait préparés, sur notre chasse de Schumaka, le cuisinier du prince Mellikoff ; de plus, une énorme gourde pleine de vin.

Deux ou trois voyageurs, qui n’avaient pas cru s’arrêter à Magorskaïa, prenaient tristement leur verre de thé : c’était tout ce qu’ils avaient trouvé à la station.

Nous demandâmes à nos deux princes la permission d’inviter ces voyageurs à partager notre repas, et les priâmes de leur transmettre notre invitation.

L’hospitalité est chose si simple au Caucase, que tout le monde s’assit à la même table, tira à qui mieux mieux à notre plat, but à qui mieux mieux à notre gourde.

La terrine, les trois faisans et les six ou huit bouteilles de vin de Kakhétie que contenait notre gourde, y passèrent : les comestibles jusqu’à la dernière miette, le liquide jusqu’à la dernière goutte.

Après quoi, Kalino, ayant pris sa part du liquide et du solide, et ayant la tête juste au point où la chose était nécessaire, reçut invitation de se munir du fouet et de me suivre.

Le smatritel était dans sa cour, appuyé à l’une des colonnes de bois qui soutiennent l’avant-corps des stations de poste.

Nous nous arrêtâmes près de lui ; il nous regarda pardessus son épaule.

— Kalino, demandez des chevaux, lui dis-je.

Kalino demanda des chevaux.

Le maître de poste fit un mouvement d’impatience.

— Est-ce que vous n’avez pas entendu ? répliqua-t-il.

— Quoi ?

— Que je vous ai dit qu’il n’y en avait pas.

— Dites-lui que nous avons parfaitement entendu, Kalino, mais que nous sommes sûrs qu’il ment.

Kalino transmit ma réponse au smatritel, qui ne bougea pas.

— Faut-il frapper ? demanda Kalino.

— Non, il faut d’abord s’assurer qu’il ment.

— Et s’il ment ?

— Alors, Kalino, il faudra frapper.

— Et comment s’assurer s’il ment ou s’il ne ment pas ?

— Rien de plus simple, Kalino : en visitant les écuries.

— Je vais avec vous, dit Moynet.

Je restai près de notre homme qui ne bougeait pas.

Cinq minutes après être parti, Kalino revint furieux et le fouet levé.

— Il y a quatorze chevaux à l’écurie, dit-il, faut-il frapper ?

— Pas encore. Demandez, mon cher Kalino, comment il se fait qu’il y ait quatorze chevaux à l’écurie, quand on nous dit qu’il n’y a pas de chevaux.

Kalino transmit ma question au smatritel.

— Ce sont des chevaux des autres postes, répondit-il.

— Allez les tâter sous le ventre, Kalino, et s’ils sont en sueur, c’est vrai ; mais s’ils ne sont pas en sueur, il a menti.

Kalino revint tout courant.

— Il a menti, dit-il, les chevaux sont parfaitement secs.

— Alors, frappez, Kalino.

Kalino frappa ; au troisième coup :

— Combien vous faut-il de chevaux ? demanda le maître de poste.

— Six.

— Vous allez les avoir ; seulement ne dites rien aux autres.

Par malheur, il était trop tard : les autres avaient entendu le bruit de la discussion, étaient accourus, et l’on ne pouvait plus leur cacher que mes six chevaux pris, il en restait encore huit autres.

Les voyageurs s’en emparèrent par rang d’ancienneté. Quant aux miens, comme c’était à moi que l’on était redevable de la découverte, on ne songea pas même à les réclamer, quoique en réalité je fusse le dernier venu.

Au bout de cinq minutes, la tarantasse et la télègue étaient attelées ; on but un dernier coup à notre bon voyage ; le prince géorgien et son fils promirent de me venir voir à Tiflis ; nous montâmes dans nos charrettes et nous partîmes au grand galop.

Nous voyageâmes toute la nuit, à part deux heures que nous passâmes à la station de Sarticholskaïa ; au point du jour nous la quittâmes. Il nous restait encore trente-cinq verstes avant d’arriver à la capitale de la Géorgie ; mais les chemins étaient si affreux, que ce ne fut que vers deux heures seulement que du haut d’une montagne notre hiemchick, en nous montrant une vapeur bleuâtre à travers laquelle on distinguait quelques petits points blancs, nous dit :

— Voilà Tiflis.

Autant eût valu nous dire : Voilà Saturne, ou voilà Mercure.

Nous avions fini par croire que Tiflis était une planète et que nous n’y arriverions jamais, d’autant plus que rien n’annonçait l’approche d’une ville, et surtout d’une capitale.

Pas une maison, pas un arbre, pas un champ cultivé.

Une terre nue et brûlée, le désert.

Cependant, à mesure que nous approchions, la montagne qui était devant nous se dentelait, et cette dentelure ressemblait aux ruines d’une fortification.

Puis, une seconde preuve que nous entrions dans un pays civilisé se manifestait à nos regards : à notre droite étaient dressées trois potences.

Celle du milieu était vide : les deux autres étaient occupées.

Mais occupées par des sacs. Nous discutâmes longtemps sur ce qui devait être pendu là. Moynet soutenait que ce ne pouvait être des hommes. Je soutenais que ce ne pouvait être des sacs.

Notre hiemchick nous mit d’accord : c’était des hommes dans des sacs.

Quels étaient ces hommes ? Là-dessus notre hiemchick était aussi ignorant que nous.

Seulement, il était évident que ce n’était pas des lauréats du prix Monthyon.

Nous continuâmes notre chemin, présumant qu’à Tiflis le mystère s’éclaircirait.

Cependant la ville se découvrait peu à peu. Les deux premières bâtisses qui nous crevèrent les yeux furent, comme en arrivant à Pétersbourg, deux mauvais bâtiments, des casernes selon toute probabilité, qui nous firent secouer tristement la tête.

Est-ce que ce Tiflis si longtemps attendu, ce Tiflis si promis comme le paradis géorgien, serait une déception ?

Un soupir partit et alla rejoindre ceux qui nous étaient déjà échappés en occasion pareille.

Mais tout à coup nous jetâmes un cri de joie : à l’angle du chemin nous venions d’apercevoir au fond d’un abîme la bouillonnante Koura ; puis penchée sur cet abîme, étagée aux flancs de la montagne, descendant jusqu’au fond du précipice, la ville effarouchée, avec ses maisons pareilles à une volée d’oiseaux qui s’est posée où elle a pu et comme elle a pu se poser.

Par où allions-nous descendre dans ce précipice ? on ne voyait pas de chemin.

Ce chemin se découvrit à son tour, si toutefois cela peut s’appeler un chemin.

À chaque pas, au reste, nous poussions des cris de joie : — Regardez donc là, voyez donc ici, cette tour ! ce pont ! cette forteresse ! et là-bas, et là-bas !…

Et, en effet, là-bas c’était un magnifique lointain qui venait de se découvrir à nous.

Notre tarantasse roulait comme le tonnerre au milieu des cris de nos hiemchicks : — Kabarda ! kabarda ! Prends garde ! prends garde !

Sans doute il y avait eu fête le matin, car les rues étaient pleines de monde.

En effet, on avait pendu deux hommes.

Nous traversâmes un pont de bois suspendu, je ne sais comment, à soixante pieds au-dessus du fleuve.

Au-dessous de nous, sur un grand banc de sable que contournait la Khoura, étaient une centaine de chameaux couchés.

Nous passions du faubourg dans la ville.

Nous étions enfin à Tiflis ; et, d’après ce que nous venions d’en voir, Tiflis répondait à l’idée que nous nous en étions faite.

— Où faut-il conduire ces messieurs ? demanda l’hiemchick.

— Chez le baron Finot, consul de France, répondis-je.

Et la tarantasse, au milieu d’une foule effroyable, monta aussi vite qu’elle était descendue.