Le Caucase (Dumas)/36

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Charlieu (p. 140-143).

CHAPITRE XXXVI.

Ceux que l’on ne pend pas.

Pendant que nous étions en train d’organiser notre aménagement, le baron Finot, prévenu chez la princesse Tchawtchawadzé de notre arrivée, entra avec cette bonne humeur et ce joyeux entrain que lui savent ceux qui l’ont connu en France.

Le consulat l’a rendu sérieux pour les affaires du gouvernement, grave pour les intérêts de ses compatriotes ; mais dans les relations habituelles, c’est toujours le même cœur ouvert et le même esprit charmant.

Je ne l’avais pas vu depuis 1848. Il me trouva grossi, je le trouvai blanchi.

Il est tout simplement adoré à Tiflis. Sur cent cinquante-trois Français ou Françaises qui composent la colonie, pas un seul ou pas une seule, chose inouïe, qui n’en ait fait l’éloge, pas cet éloge fade commandé par les convenances, mais l’éloge du cœur.

Quant aux Géorgiens, c’est bien autre chose : ils n’ont qu’une peur, c’est qu’on leur enlève leur baron Finot.

Je ne suis pas resté assez longtemps à Tiflis pour savoir ce qu’en pensent les Géorgiennes.

Il accourait pour nous dire qu’il comptait bien que tant que nous serions à Tiflis nous n’aurions pas d’autre table que la sienne.

Je voulus m’en défendre.

— Vous venez ici pour combien de temps ? me demanda-t-il.

— Mais pour y passer un mois, lui répondis-je.

— Avez-vous trois mille roubles à y dépenser pendant ce mois-là ?

— Non.

— Eh bien, je vous le conseille, acceptez ma table comme vous avez accepté l’hospitalité de Zoubalow. Moi, j’ai une maison tout organisée, où je m’apercevrai à peine de votre présence, excepté par le plaisir qu’elle me causera, tandis que vous, de quelque façon que vous viviez, ne mangeassiez-vous que du pain et du beurre, — et le beurre serait mauvais, — vous serez ruiné en quittant Tiflis.

Et comme je paraissais douter :

— Exemple, dit-il, et il tira de sa poche une facture.

— Tenez, voilà ce qu’a dépensé, en soixante-six jours, une de nos compatriotes dont j’ai réglé les comptes avant-hier. C’était une pauvre femme de chambre, amenée ici par la princesse Gagarine. Elle a quitté la princesse, n’a pas voulu aller à l’hôtel parce que c’est trop cher ; en conséquence, elle s’est installée chez un charcutier français afin d’y vivre le plus économiquement possible.

En soixante-six jours elle a dépensé cent trente-deux roubles argent, cinq cent vingt-huit francs.

Tout ceci ne me paraissait pas une raison de lui causer pendant un mois un pareil embarras, lorsque parut un coiffeur que j’avais envoyé chercher pour me couper les cheveux.

— Bon, me dit Finot, qu’allez-vous vous faire faire ?

— Me faire couper les cheveux et par la même occasion la barbe.

— Dites donc, après vous le coiffeur, hein ! fit Moynet.

— Vous l’aurez.

— Combien payez-vous à Paris pour une coupe de cheveux et une barbe ? me demanda Finot.

— Mais, un franc, un franc cinquante dans les grandes occasions.

— Eh bien, vous allez voir le prix que cela coûte à Tiflis.

Le coiffeur me coupa les cheveux et me fit la barbe, coupa les cheveux à Moynet ; quant à Kalino, qui, en sa qualité d’étudiant, attend sa barbe, et en l’attendant porte ses cheveux en brosse, le coiffeur ne le toucha même pas.

— Combien vous devons-nous ? demandai-je à mon compatriote, lorsque tout fut fini.

— Oh ! mon Dieu, monsieur, c’est trois roubles.

Je lui fis répéter.

— Trois roubles, répéta-t-il effrontément.

— Comment, trois roubles argent ?

— Trois roubles argent. Monsieur doit savoir qu’un ukase de l’empereur Nicolas a aboli les roubles assignats.

Je tirai trois roubles de ma poche de voyage, et les lui donnai. C’était douze francs de notre monnaie.

Il me salua et sortit, en me demandant la permission d’en faire une pelote à épingles pour sa femme, qui était ma grande admiratrice.

— Et si sa femme n’avait pas été ma grande admiratrice, demandai-je à Finot quand il fut parti, combien cela m’aurait-il coûté ?

— On ne peut pas savoir, dit Finot ; devinez combien un perruquier m’a demandé pour m’envoyer trois fois la semaine un garçon coiffeur, vous entendez bien, attendu que je porte une barbe dans tout son développement.

— À Paris, j’ai un barbier qui, pour six francs, m’arrive tous les deux jours de Montmartre.

— Quinze cents francs par an, mon cher ami.

— Finot, je mange chez vous.

— Et maintenant, dit Finot, comme j’ai obtenu ce que je voulais et que je n’étais point venu à autre fin, je retourne achever mon dîner chez la princesse Tchawtchawadzé, à laquelle je vous présente demain.

Finot ne pouvait pas me faire à la fois un plus grand honneur et un plus grand plaisir.

Comme honneur, les princes Tchawtchawadzé descendent d’Andronic, l’ancien empereur de Constantinople, et la princesse Tchawtchawadzé, née princesse de Géorgie, était la même personne enlevée par Chamyll et échangée à Tchériourth contre son fils Djemmal-Eddin.

— À propos, dit Finot que je croyais déjà loin, en ouvrant la porte et en reparaissant, je viens vous chercher, vous et ces messieurs, pour vous conduire ce soir au théâtre ; nous avons troupe italienne, on joue les Lormbards, et vous verrez notre salle.

— Votre salle ? lui demandai-je en riant ; êtes-vous devenu provincial à ce point que vous disiez notre salle à Tiflis, comme on dit notre salle à Tours et à Blois ?

— Vous avez vu bien des salles dans votre vie, mon cher ami.

— Mais oui, j’ai vu toutes les salles de France, toutes celles d’Italie, toutes celles d’Espagne, toutes celles d’Angleterre, toutes celles d’Allemagne et toutes celles de Russie ; il me restait à voir celle de Tiflis.

— Eh bien, vous la verrez ce soir, et soyez tranquille, vous y ferez beaucoup d’effet ; seulement votre diable de coiffeur vous a coupé les cheveux bien court. Mais, bah ! cela ne fait rien : on croira que c’est une nouvelle mode que vous apportez de Paris. À ce soir, huit heures.

Il partit.

Cela me donna l’idée de me regarder dans un miroir, afin de voir ce que pour trois roubles on peut faire de ma tête.

Je poussai un cri de terreur ; j’avais les cheveux coupés en brosse, mais pas même en brosse à brosser les habits, en brosse à cirer le parquet.

J’appelai Moynet et Kalino pour qu’ils jouissent de mon aspect sous ma nouvelle forme.

Ils éclatèrent de rire en me voyant.

— Eh bien, voilà une ressource, dit Moynet ; si nous manquons d’argent, nous vous montrons à Constantinople comme un phoque péché dans la mer Caspienne.

Moynet, en sa qualité de peintre, avait trouvé du premier coup ma véritable ressemblance ; je ne puis nier que quand j’ai les cheveux coupés très-court, ma physionomie n’ait quelque analogie avec celle de cette intéressante bête.

Chaque homme, dit-on, a sa ressemblance dans le genre animal.

Eh bien, en y réfléchissant, j’aime autant ressembler à un phoque qu’à tout autre amphibie ; celui-là est fort doux, fort inoffensif, fort tendre, et l’on fait de l’huile avec son corps.

— Je ne sais si je suis doux, inoffensif et tendre ; mais ce que je sais, c’est que même de mon vivant on a fait pas mal d’huile avec mon corps.

— Vous êtes un véritable panier percé, mon cher vicomte, disait Charles X à Chateaubriand.

C’est vrai, sire, répondit l’illustre auteur du Génie du christianisme, seulement ce n’est pas moi qui fais les trous au panier.

Le baron vint me prendre à l’heure convenue.

— Eh bien, êtes-vous prêt ? me demanda-t-il.

— Parfaitement.

— Alors, prenez votre chapeau et allons.

— Mon chapeau, cher ami, j’en ai fait hommage à la Volga entre Sarratoff et Tzaritzin, vu que dans le voyage il avait pris des formes tellement fantastiques, qu’il me rappelait le gibus de Giraud en Espagne ; mais soyez tranquille, je vais en acheter un.

— Vous savez ce que va vous coûter un chapeau ?

— Seize à dix-huit francs, je présume.

— Allez toujours.

— Ce sont donc des castors première qualité ?

— Non, ce sont de simples chapeaux de soie ; rien ne fait si vite le tour du monde qu’une mauvaise invention.

— Alors, vingt à vingt-cinq francs ?

— Allez toujours.

— Trente, trente-cinq, quarante ?

— Soixante-dix livres tournois, mon ami ; vous en avez pour vos dix-huit roubles.

— Baron, pas de mauvaise plaisanterie.

— Mon cher, depuis que je suis consul je ne plaisante plus ; comment, d’ailleurs, voulez-vous que je plaisante à Tiflis avec quatre mille roubles d’appointement, quand un chapeau coûte dix-huit roubles.

— Voilà pourquoi vous portez une casquette ?

— Justement, j’en ai fait une question d’uniforme diplomatique ; partout, excepté chez le prince Bariatinsky, je vais en casquette. De cette façon j’espère que mon chapeau me fera trois ans.

— Ah ça ! et moi ?

— Comment, et vous ?

— Un chapeau.

— Tout ce que vous voudrez ; demandez-moi ma maison, demandez-moi ma table, demandez-moi mon cœur, mais ne me demandez pas mon chapeau : mon chapeau, c’est pour moi ce que ses appointements étaient pour le maréchal Soult, je ne m’en séparerai qu’avec la vie.

— Est-ce que je ne puis pas aller en casquette ?

— À quel titre, je vous prie ? Êtes-vous seulement élève consul ?

— Je n’ai pas cet honneur.

— Êtes-vous attaché de première, de seconde, de troisième classe ?

— Ah ! mon cher ami, j’ai toujours été détaché de toutes les classes, au contraire.

— Alors un chapeau…

— Mais, demandai-je timidement, est-ce que je ne pourrais pas hasarder le papack ? J’ai un très-beau papack.

— Avez-vous un uniforme quelconque ?

— Aucun, pas même celui de l’Académie.

— C’est malheureux, parce qu’avec un uniforme d’académicien surtout, un papack ferait un excellent effet.

— Mon ami, j’aime mieux renoncer au théâtre.

— C’est très-bien ; mais moi je ne renonce pas à vous. Diable, je vous ai promis à toutes mes princesses ; tout le monde connaît déjà à Tiflis le malheur qui vous est arrivé ; on sait que vous êtes à mourir de rire ; vous comprenez, j’ai mieux aimé exagérer un peu, et l’on vous attend. Au reste, vous savez comment la chose est advenue.

— Quelle chose ?

— La dénudation de votre crâne.

— Non.

— C’est votre faute ; depuis un mois on vous attend à Tiflis ; nos princesses sont comme la femme de votre coiffeur, très-grandes admiratrices de ce que vous écrivez. Eh bien, elles ont pensé qu’après un long voyage vous ne pouviez échapper à une coupe de cheveux quelconque. Vous êtes dans la situation de Pipelet, mon pauvre ami, vous êtes tombé juste entre les mains de celui qui avait le plus grand nombre de demandes, il ne vous à pas coupé les cheveux, il vous a tondu. Dieu apaisera pour vous la rigueur du vent. Tirez vos dix-huit roubles et allons acheter un chapeau.

— Non, cent fois non, mille fois non ; j’aime mieux me faire faire un uniforme et porter mon papack ; d’ailleurs, avec mon papack, on ne verra pas que je n’ai plus de cheveux.

— Alors, c’est autre chose : un uniforme vous coûtera deux cents roubles.

— Allons, je vois qu’il n’y a pas moyen de s’en tirer ; vous êtes logique comme une règle de trois.

— Si fait, il y en a un. Tenez, continua Finot en me montrant mon hôte qui entrait, voilà Zoubalow qui est un élégant et qui a une collection de chapeaux ; il vous en prêtera un, et avec vos dix-huit roubles vous achèterez un bibelot quelconque.

— Volontiers, dit Zoubalow ; mais M. Dumas a la tête plus grosse que la mienne.

— Avait, vous voulez dire, cher ami ; mais depuis le malheur qui lui est arrivé, il peut mettre les chapeaux de tout le monde.

— Mais cependant, fis-je, incertain si je devais accepter.

— Laissez donc, me dit Finot, le chapeau que vous aurez porté deviendra une relique, de père en fils, dans la famille, et on l’accrochera à la muraille entre Regrets et Souvenirs de M. Dubuffe.

— Sous ce point de vue, je ne saurais refuser à un hôte si gracieux ce témoignage de ma reconnaissance.

M. Zoubalow m’apporta en effet un chapeau qui m’allait comme s’il eût été fait pour moi.

— Allons, dit Finot, maintenant en drosky et au théâtre.

— Comment, en drosky pour traverser la place !

— D’abord, vous oubliez que je viens de chez moi ; puis vous n’avez pas remarqué que, pendant votre aménagement dans le palais Zoubalow, il est tombé une légère ondée ; elle suffit pour qu’on ait de la boue jusqu’à la cheville ; si elle continue, on en aura demain jusqu’au genou ; si elle persiste, on en aura après-demain jusqu’à la ceinture. Vous ne savez pas ce que c’est que la boue de Tiflis, cher ami ; mais avant de quitter la capitale de la Géorgie vous le saurez : il y a des moments où le rez-de-chaussée de votre drosky ne suffit plus, et où vous êtes obligé de monter sur la banquette comme Automédon. Alors on vous jette une planche de la maison où vous allez, et vous faites vos visites en passant sur un pont suspendu. Imaginez-vous donc que le 28 août 1856 il y a eu un orage : je vous cite celui-là, parce que c’est le dernier. Eh bien, il est descendu de telles cataractes de boue de la montagne, — ici, outre la boue autochthone qui appartient aux rues proprement dites, nous avons la boue voyageuse, — eh bien, je vous disais donc qu’il était descendu de telles cataractes de boue de la montagne, que trente maisons ont été rasées par le pied, soixante-deux personnes noyées, et je ne sais combien de droskys emportés à la rivière. Voyons si le nôtre est encore à la porte.

Il y était ; nous y prîmes place ; dix secondes après nous entrions sous le vestibule du théâtre.