Le Caucase (Dumas)/63

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Charlieu (p. 238-240).

CHAPITRE LXIII.

Bazar d’esclaves.

Voici ce qui s’était passé dans la journée :

Je m’étais présenté à bord du Sully pour savoir officiellement à quelle heure il partait et quel était le prix des places jusqu’à Marseille.

J’avais été assez mal reçu par le second, qui avait répondu que ces détails regardaient l’administration, et qu’il m’invitait, en conséquence, à aller me renseigner à terre.

Je me retournai du côté de Moynet.

— On voit bien, lui dis-je, que nous touchons cette belle terre de France.

Je venais de dire une injustice : le second du bâtiment m’avait pris pour un général russe et avait pris Moynet pour mon aide de camp. Il avait été confirmé dans cette idée par trois ou quatre phrases italiennes que j’avais échangées avec le pilote du Grand-Duc Constantin, qui m’avait accompagné, et par quelques mots géorgiens dont j’avais apostrophé Grégory.

— Quels polyglottes que ces Russes ! avait-il dit quand j’eus le dos tourné. En voilà un qui parle français comme un Français.

Je n’avais pas entendu le compliment, et par conséquent je n’avais pu revenir sur ma première idée, que je n’avais été mal reçu, moi qui venais de faire un si beau voyage comme hospitalité, que parce que, Français, je mettais le pied sur le bâtiment d’une administration compatriote.

Au reste, comme il n’y avait rien de mieux à faire que de suivre l’avis du second du Sully, je profitai de l’obligeance qu’avait eue le commandant du Grand-Duc Constantin de mettre sa yole à ma disposition pour me faire conduire à terre.

Je visitais donc Trébizonde malgré moi. Trébizonde ne faisait point partie du voyage que je venais de faire, mais de celui que j’allais faire, et j’ai pour principe d’accomplir chaque chose en son temps.

Voilà pourquoi je n’ai pas vu Constantinople, quoique je sois resté six jours à l’ancre en face de la Corne d’or.

Nous avions eu grand’peine à gagner la terre, la mer étant mauvaise ; mais enfin nous avions atteint une espèce de débarcadère sur lequel nous avions grimpé, poussés par une vague qui ne s’était pas contentée de se répandre dans notre barque, mais avait poussé la familiarité jusqu’à nous prendre à bras-le-corps.

Il va sans dire que nous étions sortis trempés de cet embrassement.

Nous montâmes en nous secouant la pente rapide qui conduit du port à la ville, et après quelques détours dans des rues dont nous avions vu le spécimen à Derbent et à Bakou, nous arrivâmes à l’administration des Messageries impériales.

Je fus reçu par un homme charmant, M. Baudhouy, lequel m’accueillit non-seulement en compatriote, mais en ami. Tout ce qu’en l’absence d’ordre supérieur il pouvait faire de concessions, il le fit, et en outre, comme sur ces entrefaites entrait le capitaine Daguerre, commandant en premier du Sully, il me recommanda à lui.

L’accueil du capitaine fut tout l’opposé de celui que m’avait fait son second. Sur son invitation je congédiai la yole du capitaine russe, le commandant Daguerre s’engageant à me reconduire à bord du Sully.

— Ah ! pardieu, me dit-il, vous êtes bien tombé. Avez-vous vu vos compagnons de route ?

— J’ai à peine mis le pied à bord de votre bâtiment, capitaine, lui répondis-je.

Et je lui racontai la façon dont j’avais été reçu.

Il secoua la tête.

— Il y a quelque chose là-dessous, me dit-il. Lucas est un Breton un peu rude, un peu sauvage ; mais de là à être impoli envers un homme comme vous, il y a un abîme. Du reste, tout cela s’expliquera en arrivant à bord du Sully.

— En attendant, capitaine, vous m’avez dit un mot sur mes compagnons de route qui me donne le désir de faire connaissance avec eux.

— Vous revenez du Caucase ?

— Oui.

— Alors vous ne ferez pas, vous renouvellerez connaissance.

— Bon ; vous avez des Géorgiens… des Arméniens… des Iméritiens ?

— J’ai mieux que cela, j’ai trois cents Kabardiens pur sang.

— Qui vont à Constantinople ?

— Comme vous le dites.

— C’est donc une émigration  ?

— Non  ; c’est une spéculation.

Je regardai le capitaine.

— Eh  ! mon Dieu, me dit-il, il est clair comme le jour que tous ces coquins-là vont vendre au marché leurs femmes et leurs enfants.

Je l’interrompis.

— Bon, fis-je, et vous prêtez la main à cette traite des blancs.

— Que voulez-vous que nous y fassions  ? Tous ces drôles-là sont en règle qu’il n’y a pas un cheveu à y reprendre. Chacun a son passe-port. D’ailleurs les femmes, qui croient toutes être destinées à épouser des pachas ou à entrer dans le harem du Grand Seigneur, sont dans la joie de leur âme. Pardieu  ! si elles se réclamaient de nous, nous interviendrions, mais elles n’ont garde.

— Alors vous disiez bien, capitaine, j’ai de la chance. Et quand retournons-nous à bord  ?

— Quand vous voudrez, dit M. Baudhouy, voici votre patente.

Le capitaine, voyant le désir que j’avais de remonter sur le Sully, prit les papiers et s’inclina de mon côté pour me dire, comme Duprez dans Guillaume Tell, que les chemins m’étaient ouverts  ; il avait supprimé l’ut de poitrine, voilà tout.

Je le suivis.

Une heure après, au milieu d’une bourrasque de tous les diables, nous abordions le Sully.

Cette fois, tout était changé comme réception, et nous ne trouvâmes au haut de l’échelle, Lucas en tête, que des visages souriants et des mains tendues.

Le second, si rébarbatif à ma première visite, était le plus empressé à la seconde.

La méprise me fut expliquée, et le commandant Lucas cessa de s’extasier sur ce que je parlais français comme un Français.

— Maintenant  ? demandai-je au capitaine en regardant de tous côtés.

— Quoi  ? me demanda-t-il.

— Où sont donc vos Kabardiens  ?

— Dans l’entre-pont, pardieu  !

— Peut-on y descendre  ?

Il tira sa montre.

— Ce n’est pas la peine, dit-il, d’autant plus que je présume que ce sont les Kabardiennes surtout que vous désirez voir.

— J’avoue que j’ai vu jusqu’à présent plus de mâles que de femelles.

— Eh bien, vous allez en voir une procession.

— Et où va cette procession  ?

— Où Jocrisse menait les poules.

— Tiens  !

À peine avais-je poussé l’exclamation que la tête de colonne parut à l’écoutille.

Elle était conduite par un vénérable vieillard à barbe blanche, Jocrisse de soixante-dix à quatre-vingts poules de tous âges, depuis dix ans jusqu’à vingt, qui s’en allaient par tribord, sans nul sentiment de notre pudeur européenne, faire l’une après l’autre une halte à la bouteille des matelots, et s’en revenaient par bâbord, rentraient dans l’écoutille avec la grâce d’une file, non pas même de poules, mais d’oies.

— En voulez-vous  ? me demanda le capitaine, tout cela est à vendre.

— Ma foi non, lui répondis-je, ce n’est pas autrement tentant. Maintenant, ce que je voudrais voir, c’est leur aménagement.

— Avez-vous de la poudre persane contre les insectes  ?

— Dans ma malle, oui.

— Ce n’est pas assez  ; ouvrez votre malle.

— Ma foi non, c’est un trop grand embarras.

— Eh bien, regardez par l’écoutille.

Je regardai par l’écoutille.

Kabardiens et Kabardiennes étaient parqués par famille dans des espèces de bocks, dont ils ne bougeaient de la journée, à part une seconde promenade dans le genre de celle que je venais de voir, et que faisaient les mêmes femmes à neuf heures du matin.

Tout cela était d’une saleté révoltante.

Ce qu’il y avait de curieux, c’est que, par hasard, deux tribus ennemies étaient venues en même temps et dans le même but demander passage à bord du Sully.

On en avait parqué une à tribord, l’autre à bâbord.

D’un côté à l’autre ils se bombardaient des yeux.

Sur ces entrefaites le dîner sonna.

— Êtes-vous prêt  ? demanda le capitaine au mécanicien en chef.

— Oui, mon commandant, répondit celui-ci.

— Eh bien, levons l’ancre et marchons à toute vapeur  : nous sommes d’un jour en retard, et nous allons avoir du mauvais temps.

En effet, le violon était mis.

Qu’est-ce que le violon  ? demanderez-vous, cher lecteur.

Le violon est tout simplement un appareil de cordes qui fait ressembler la table à une immense guitare, et qui à pour but d’empêcher les assiettes, les verres, les bouteilles et les plats, de rouler de la table sur le plancher.

En général, quand le violon est mis les convives sont rares.

Au reste, à la table du capitaine, nous n’étions que nous trois, Moynet, Grégory et moi.

Encore n’étions-nous que nous deux, Moynet et moi.

Grégory était déjà dans son lit  : le simple balancement du bâtiment à l’ancre avait suffi pour lui donner le mal de mer.

Pendant le dîner le bâtiment se mit en marche.

Au dessert nous entendîmes de grands cris, puis presque aussitôt le contre-maître de quart entra réclamant le docteur.

Le docteur se leva.

— Qu’y a-t-il  ? demandâmes-nous d’une seule voix.

— Les deux chefs se sont battus, dit le contre-maître, avec un accent marseillais qui faisait plaisir à entendre quand depuis un an on n’a entendu que l’accent russe, — et tron de l’air, il y en a un qui a coupé la figure de l’autre d’un coup de couteau.

— C’est bien, dit le capitaine en se rasseyant, que l’on mette celui qui a donné le coup de couteau aux fers.

Le docteur sortit derrière le contre-maître, nous entendîmes au-dessous de nos pieds un certain trépignement, comme lorsqu’une lutte à lieu  : puis le silence se rétablit.

Dix minutes après le docteur rentra.

— Eh bien ? demanda le capitaine Daguerre.

— C’est un joli coup de kangiar, répondit le docteur, qui prend la figure de celui qui l’a reçu en diagonale, qui commence au sourcil et finit au menton, en coupant en deux l’œil droit.

— Il n’en mourra pas ? demanda le capitaine.

— Non, mais il pourra être un jour roi du royaume des aveugles.

— C’est-à-dire qu’il sera borgne ? fis-je à mon tour.

— Oh ! dit le docteur, il l’est déjà.

— Et celui qui a fait le coup, demanda le capitaine, est-il aux fers ?

— Oui, capitaine, il y est.

— Très-bien.

Le capitaine venait à peine de moduler cette exclamation de satisfaction que l’interprète du Sully entra.

— Capitaine, dit-il, c’est une députation de nos Kabardiens qui demande à être introduite devant vous.

— Que me veut-elle ? demanda le capitaine.

— C’est ce qu’elle ne veut dire qu’à vous.

— Faites entrer la députation.

La députation entra : elle se composait de quatre hommes, elle était conduite par ce même respectable vieillard auquel la promenade des femmes était confiée.

— Parlez, dit le capitaine sans se lever. Le vieillard parla.

— Que dit-il ? demanda le capitaine Daguerre, quand il eut parlé. — Il dit, capitaine, que vous devez mettre en liberté l’homme que vous avez ordonné de mettre aux fers.

— Et pourquoi dois-je le mettre en liberté ?

— Parce que la rixe a eu lieu entre montagnards, que la justice française n’a rien à voir là dedans, et que, s’il y a un coupable, c’est eux qui se chargeront de le punir.

— Répondez-leur, fit le capitaine, que du moment où ils sont sur un bâtiment français, et où je suis le capitaine de ce bâtiment, la justice doit être rendue à la française — et — par moi.

— Mais, capitaine, ils ajoutent…

— Allons, allons, dit le capitaine, faites-moi rentrer tous ces marchands de chair humaine dans l’entre-pont, et qu’ils se taisent, ou mille tonnerres ! ils auront affaire à moi !

Le capitaine Daguerre ne jure jamais que dans les grandes occasions, mais, quand il jure, on sait que c’est sérieux.

L’interprète sortit donc, poussant devant lui les députés.

Nous prenions le café, quand le second se précipita dans la salle à manger.

— Capitaine, dit-il, il y a révolte parmi nos Kabardiens.

— Révolte ? demanda le capitaine, et à quel propos ?

— Ils veulent qu’on remette leur compatriote en liberté.

— Comment, ils veulent ! dit le capitaine avec un rire plus menaçant que la plus terrible menace.

— Ou, disent-ils…

Le second s’arrêta.

— Que disent-ils ?

— Eh bien, ils disent que, comme ils sont en nombre et armés, ils sauront bien obtenir de force ce qu’on ne voudra pas leur accorder de bonne volonté.

— Fermez les écoutilles, dit tranquillement le capitaine, et lâchez dans l’entre-pont l’eau de la chaudière.

Puis, se rasseyant :

— Vous ne prenez pas d’eau-de-vie avec votre café, monsieur Dumas ? me dit-il.

— Jamais, capitaine.

— Vous avez tort ; c’est trois jouissances au lieu de deux : café seul, eau-de-vie et café, autrement dit gloria, et eau-de-vie seule. Et le capitaine savoura son gloria.

Au moment où il reposait sa tasse dans sa soucoupe, on entendit des hurlements.

— Eh ! capitaine, demandai-je, qu’est-ce que cela ?

— Ce sont nos Kabardiens que le mécanicien échaude.

L’interprète entra.

— Eh bien ! nos révoltés ? demanda le capitaine.

— Ils se rendent à discrétion, capitaine.

— C’est bien. Arrêtez les robinets, mais laissez les écoutilles fermées.

— Arrêtez les robinets ! cria le lieutenant, qui se tenait derrière l’interprète.

On arrêta les robinets, et tout rentra dans l’ordre.

Le jeudi suivant, à quatre heures de l’après-midi, nous jetions l’ancre en face de la Corne d’or.

Notre voyage au Caucase était fini à la rigueur le jour où nous avions quitté Poti, seulement il avait en réalité duré jusqu’au moment où nous nous séparâmes de nos Kabardiens, ce qui n’avait lieu qu’à Constantinople.

Il y a huit jours, c’est-à-dire le 10 du mois courant, je fus réveillé à six heures du matin par ma cuisinière, qui entra dans ma chambre, tout effarée.

— Monsieur, me dit-elle, il y a en bas un homme qui ne parle aucune langue, qui dit seulement : Monsieur Dumas, et qui veut absolument entrer.

Je descendis mes escaliers quatre à quatre, convaincu que c’était Wasili qui m’arrivait.

Je ne me trompais pas. Le brave garçon était venu de Koutaïs à Paris, était resté vingt-sept jours malade à Constantinople, et avait dépensé en route soixante et un francs cinquante centimes.

Et tout cela, ne sachant pas un mot de français.

J’espère, cher lecteur, que vous êtes édifié maintenant sur l’intelligence de Wasili.


ALEXANDRE DUMAS. (Édité par Charlieu.)

FIN