Aller au contenu

Le Cercle rouge (Leblanc)/Chapitre XIII

La bibliothèque libre.


XIII

Aventures dans la nuit


Sous la surveillance étroite de l’agent Meeks, qui se serait fait hacher plutôt que de le quitter d’une semelle, M. Osborne, tailleur pour dames, marchait vite, les dents serrées et dans un état de rage difficile à décrire.

— Ainsi, songeait M. Osborne, — ou plutôt songeait Florence Travis, que le lecteur, mieux renseigné que M. Randolph Allen, a déjà reconnue, cela va sans dire, dans la personne du tailleur muet, — ainsi, c’est pour rien que j’ai imaginé un stratagème si bien combiné. C’est pour rien que j’ai pris ces vêtements d’homme, que je me suis teint les joues avec de l’ocre et les sourcils avec du noir, que j’ai mis cette perruque qui me donne la migraine. C’est pour rien que, depuis une heure, je joue ce rôle en risquant que mon déguisement soit reconnu par ce Randolph Allen !… Sans compter que si ma mère ou bien Mary viennent frapper à ma porte pour s’informer de ma santé, elles s’apercevront que je ne suis plus à Blanc-Castel…

Florence s’était d’abord jetée dans l’aventure avec toute l’audacieuse témérité qui s’était révélée en elle, mais maintenant, en voyant son plan renversé, alors qu’elle s’était cru au point de réussir, elle pleurait presque de dépit exaspéré.

— Qu’est-ce que je vais faire ? se disait-elle, en regardant de côté, avec le désir de l’étrangler, Meeks qui, renfrogné, la suivait sans hâte, chacun des pas de ses longues jambes équivalant à deux pas de Florence. Qu’est-ce que je vais faire ? Comment me débarrasser de ce grand escogriffe rivé à mes talons ? Lui offrir de l’argent ? Si, comme c’est probable, il est intègre, cela me perd définitivement.

Soudain, elle tourna la tête. Il lui avait semblé entendre des pas étouffés suivre les leurs. Elle ne vit rien et crut s’être trompée.

— Où habitez-vous ? demanda tout à coup Meeks, que cette course silencieuse ennuyait profondément.

Florence fit un geste vague.

— Ah ! c’est vrai, vous êtes muet, je ne m’en rappelais plus, dit Meeks.

Deux minutes passèrent.

— Il y a longtemps que vous êtes muet ? reprit Meeks tout tranquillement.

Cette fois, il n’obtint même pas un signe en guise de réponse. Florence s’affolait, elle cherchait en vain un stratagème qui la sauverait. Cette course insensée ne pourrait toujours se prolonger. Et l’épouvante la gagnait, l’épouvante d’être découverte et de l’affreux scandale qui s’ensuivrait.

— Je suis perdue, je suis perdue, songeait-elle avec angoisse, tout en ralentissant le pas.

Meeks à ses côtés marchait maintenant silencieusement, plus renfrogné que jamais. C’était vraiment une sale corvée que le chef lui avait donnée là, et Meeks ne put se retenir de jeter un regard d’envie sur les consommateurs réunis dans un bar devant lequel ils passaient.

Florence surprit ce regard et une idée germa dans son cerveau, une idée plus audacieuse et plus folle peut-être que toutes ses autres idées, mais qu’à cause de cela même, dans son désespoir, elle accueillit et réalisa aussitôt.

Avisant, trente pas plus loin, un autre bar, elle s’y dirigea.

Meeks lui mit la main sur l’épaule.

— C’est pas chez vous, ça, car c’est, un bar ! objecta-t-il.

Florence tira son bloc-notes.

« J’ai soif, écrivit-elle. Votre chef a ordonné que vous me suiviez où je voudrai. »

Sous un réverbère, elle mit la feuille sous les yeux de l’agent, Meeks lut et devint perplexe.

Il avait soif, lui aussi, très soif. L’idée d’un verre de whisky alluma ses yeux, mais le sentiment du devoir le fit hésiter cruellement.

— C’est vrai que le chef a ordonné que je le suive partout où il voudrait, murmura-t-il à mi-voix… Mais il veut aller au bar. C’est vrai qu’il a le droit d’avoir soif, ce garçon… Et pourvu que j’aie les yeux sur le manteau…

Florence avançait sans l’écouter vers le bar. En deux enjambées, Meeks la rattrapa.

— Pas dans celui-là, dit-il seulement. Il y a trop de monde… Tiens, dit-il en se retournant brusquement, j’aurais juré qu’il y avait quelqu’un derrière nous.

Florence traversa la rue et, sans vouloir entendre de nouvelles objections, entra délibérément dans une petite taverne sombre et presque déserte.

Le patron, colosse d’aspect revêche, eut un regard d’étonnement en voyant le singulier couple que formaient ce grand agent et ce petit jeune homme élégant.

Sans mot dire, cependant, il leur indiqua une table et servit du whisky que Meeks prit sur lui de commander, eu égard sans doute à l’infirmité de son compagnon, et n’imaginant du reste pas que l’on pût boire autre chose.

Florence trempa ses lèvres dans un verre de soda où il y avait quelques gouttes de whisky. Meeks avala d’un trait un verre de whisky où il y avait quelques gouttes de soda. Il n’eut qu’un faible geste de protestation quand M. Osborne remplit son verre qu’il vida aussitôt.

— Rien qu’une larme, cette fois-ci, c’est que pour y goûter. Oh ! vous avez la main lourde, remarqua-t-il avec une satisfaction émue au troisième verre plein qu’il vit devant lui.

» C’est vrai qu’il faisait soif, poursuivit-il d’une voix qui s’empâtait, quand il en fut au quatrième verre, c’est-à-dire cinq minutes plus tard.

Il regarda son compagnon et, avec gravité :

M. Osborne, d’être muet, ça ne vous gêne pas pour boire ?

Il but lui-même un bon coup, comme pour se rendre compte qu’il le faisait facilement et reposa son verre d’une main mal assurée.

— Ça ne vous fait pas de peine, au moins, ce que je viens de vous demander là ? reprit-il. Parce que je ne veux pas vous faire de peine, vous savez… J’ai de la sympathie pour vous, quoi…

» Qu’est-ce que c’est ? cria-t-il, en se dressant tout à coup avec une émotion qui sembla pour une seconde le dégriser à demi. Qu’est-ce que c’est ? Qui a marché dans le mur ?

Florence, qui le regardait avec un dégoût auquel se mêlait la satisfaction de voir réussir son plan, tressaillit. N’avait-elle pas elle-même entendu un frôlement sourd, insolite, étouffé, près de son oreille ?

Effarée, elle jeta les yeux autour d’elle. Elle était dans l’angle au fond de la salle étroite, sombre, basse et enfumée.

Derrière elle, et à droite, c’était le mur. Le patron, assis dans son comptoir, n’avait pas bougé. Un ivrogne, dans l’autre angle, dormait la tête dans ses bras. À l’autre bout de la salle, trois hommes d’assez mauvaise mine tenaient à voix basse une discussion animée qui les absorbait.

Soudain, Florence fut saisie d’une peur atroce. L’esprit d’aventure et d’audace qui, depuis une heure, habitait en elle la quitta brusquement. Tout ce qu’il y avait de fou, de trouble, de redoutable dans ce qu’elle faisait lui apparut. Elle se vit, seule, elle, Florence Travis, dans ce bouge sordide, au milieu de ces gens qui étaient sans doute des malfaiteurs, en face de ce policier qui était pour elle plus encore une menace qu’une protection et qu’elle faisait boire pour lui échapper. Un flot de honte, de dégoût et d’épouvante l’envahit, la suffoqua. Elle manqua défaillir et n’eut que la force d’avaler une gorgée pure de l’horrible breuvage qui lui brûla la gorge, mais la secoua de la tête aux pieds, lui redonnant un peu de courage.

Meeks était retombé sur sa chaise. Il versait dans son verre, d’une main qui tremblait, les dernières gouttes de la bouteille de whisky.

— C’est que j’ai des ennemis, murmura-t-il en secouant la tête sentencieusement, comme un magot chinois, c’est que j’ai des ennemis. Ils ne me font pas peur, mais j’en ai. Dame, tu comprends, Osborne, on n’a pas arrêté du monde pendant vingt ans. Il s’interrompit, béant, les yeux dilatés, la face livide où seul son grand nez restait flamboyant.

— Le nègre, répétait à mi-voix Meeks, le nègre…

Florence, suivant son regard, avait déjà tourné la tête. Vit-elle ou ne vit-elle pas à la vitre de la fenêtre, une face noire qui lui parut hideuse, des yeux blancs, une bouche qui grimaçait ?…

— Le nègre, répétait à mi-voix Meeks, ça fait huit jours qu’il me suit. Je le vois la nuit. Tout à coup, il sort on ne sait d’où… Des fois, il y a une femme avec lui…

» Et, sûrement, c’est lui qui était derrière le mur… Seulement, vois-tu, Osborne, je ne vois le nègre que quand je suis ivre, alors je n’ose pas en parler au chef… Je te dis ça à toi parce que tu es vraiment un ami… Et puis, je n’ai ni femme, ni enfant, alors qu’est-ce que ça fait ?… Je n’ai pas peur… Je n’ai jamais peur, moi… C’est bien connu… Un nègre… peuh… Oui, mais… ce nègre-là… Ce nègre-là, il rit toujours… Mais vois-tu, si c’est l’homme que je crois, il n’est pas noir, il n’est pas gai… C’est de la frime… Et il aura ma peau…

Raide sur sa chaise, maintenant il semblait divaguer, luttant contre une terreur que repoussait son courage aveugle. Il porta à ses lèvres son verre vide et le reposa si fort qu’il le brisa sur la table. Le patron, sortant de son comptoir, approcha.

Florence était debout. Elle paya le whisky. Elle avait espéré tout d’abord laisser ivre-mort sous la table son surveillant, mais si celui-ci était ivre, il ne tombait pas. Ce qu’il avait vu, hallucination ou réalité, semblait l’avoir galvanisé. Et Florence, sa vie eût-elle été en jeu, n’avait plus maintenant la force de rester là une seconde de plus. D’un élan, elle fila vers la porte.

— Attends-moi, Osborne, tu sais bien que je dois garder les yeux sur le manteau, cria Meeks qui, chancelant, s’élança à sa suite.

L’air du dehors l’étourdit, mais le souvenir de sa consigne qui, dans son cerveau, au milieu des fumées de l’alcool veillait, idée fixe, le maintint debout.

Ils s’engagèrent dans une longue avenue. La terreur qui avait bouleversé Florence s’était dissipée, au sortir de la taverne. La volonté désespérée de réussir à atteindre son but la remplissait maintenant de résolution, et une fureur grandissait en elle contre cet ivrogne obstiné qui s’attachait à ses pas.

Sournoisement, elle se déganta pour avoir les mains plus libres. Sur sa main droite elle sentait, autant que d’un coup d’œil furtif elle le vît, monter et se dessiner, plus ardent que jamais, le stigmate fatal, l’héritage de folie et de violence de sa race maudite.

— Eh bien, bégaya la voix pâteuse de Meeks, qui semblait devenu irritable, depuis qu’il n’avait plus à boire. Est-ce qu’on va arriver enfin ?

— Oui, dit d’une voix sourde Florence oubliant son rôle. Venez par ici. Je vais vous montrer la maison.

Meeks eut un soubresaut.

— Le muet qui parle !… Ah ! par exemple !… Je comprends, cria-t-il, illuminé d’une idée soudaine. C’est le whisky ! ça l’a guéri !

Satisfait de l’explication, il suivit Florence. Au point où ils étaient parvenus, l’avenue faisait un coude à angle droit et, du sommet de l’angle, vers un quartier de la ville situé en contre-bas, à trente pieds en dessous, descendait un immense escalier. En haut des marches de marbre, sur lesquels ruisselait féeriquement la clarté lunaire, Florence fit halte.

— Eh bien ! quoi encore ? demanda Meeks qui, vacillant, s’arrêta près d’elle.

Florence étendit la main.

— Voyez la maison, c’est par là.

— Tiens, qu’est-ce que vous avez donc sur la main…

L’ivrogne ne put achever. Il perdit l’équilibre, projeté en avant par Florence, qui l’avait poussé dans le dos de toutes ses forces. De marche en marche, Meeks roula avec une vitesse accrue et s’arrêta seulement en bas des degrés où il resta étendu tout de son long inanimé.

— Bouge plus, toi ! Je vais l’achever ! J’ai dit qu’il y passerait de ma main ! souffla une voix basse et rauque à l’oreille de Florence.

Elle tourna la tête, épouvantée. Une face noire, grimaçante, hideuse, lui apparut une seconde, une ombre passa près d’elle comme un trait et elle vit un gros homme qui, avec agilité, descendait les marches.

— Il a son tranchet, dit une autre voix de femme, assourdie et brève. Voilà une heure qu’on vous suit, dans l’avenue et au bar. Vous avez failli y passer avec lui… On ne savait pas que vous vous prépariez à l’arranger comme ça, l’agent Meeks.

Florence vit dans la pénombre d’un mur, à quelques pas d’elle, une forme féminine dont le visage était indistinct. Éperdue d’horreur, sans voix, son premier mouvement fut de fuir. Mais le souvenir du malheureux Meeks lui traversa l’esprit. En bas des marches, il gisait, assommé à demi sans doute, et c’était Florence qui l’avait ainsi livré sans défense à des assassins… Et elle fuirait lâchement, sans tenter même un geste pour le sauver ?… Non ! elle se serait jugée plus méprisable que les bandits qu’elle venait de voir paraître comme de sinistres larves, jaillies soudain du crime et de la nuit. Florence, d’un geste rapide, porta la main à sa ceinture, quelque chose brilla dans cette main. Deux coups de revolver tirés en l’air retentirent.

Au bruit des détonations, l’assassin au visage noir, qui se penchait déjà sur le corps du policier inanimé, se redressa d’un bond et en toute hâte remonta l’escalier. Dans sa main droite luisait une longue lame étroite et effilée.

— Qu’est-ce que c’est ? dit-il essoufflé en se précipitant vers la femme inconnue qui n’avait pas quitté son coin d’ombre. Qui a tiré ? J’ai cru que c’était toi qu’on arrêtait…

— C’est le petit jeune homme, qui a tiré. Je ne sais pas ce qu’il lui a pris. Regarde-le là-bas. Il a détalé en te voyant remonter, répondit sa complice en désignant une forme, lointaine déjà, qui courait, avec une remarquable vitesse.

— Il n’y a qu’à détaler nous-mêmes. Ça va amener du monde, ces coups de revolver. Meeks, je le retrouverai tôt ou tard. Il a arrêté Jack, mon neveu, et avec moi, ces choses-là, ça se paye. Maintenant filons chacun de notre cote et restons terrés pour quelques jours. Si j’ai besoin de toi, je te téléphonerai. Bonsoir, Clara.

— Bonsoir, Sam Smiling… Dis donc, prends garde qu’on ne te voie en rentrant. Tu as la figure toute tachetée. Ta peinture s’en va.

— Dame, j’ai eu chaud. Et puis, je m’en doutais bien que ce noir-là c’était de la camelote…

Laissons le gros homme au visage noirci et sa mystérieuse complice qui se séparent pour regagner leurs repaires respectifs, laissons l’agent Meeks, qui est étendu au bas de l’escalier de marbre, revenir, s’il le peut, de l’évanouissement consécutif à sa chute et que le tranchet de cordonnier de son ennemi a failli tragiquement prolonger à jamais par la mort ; laissons même — nous la rejoindrons tout à l’heure — Florence qui, vers Blanc-Castel, court à perdre haleine, avec, sur le bras, comme un trophée, le manteau noir enfin conquis, — revenons au Club élégant où Max Lamar a donné rendez-vous à Randolph Allen.

Le médecin légiste qui, après avoir quitté la Station centrale de police, était passé d’abord à l’asile, pour voir un malade réclamant ses soins, puis chez lui pour s’habiller, arriva fort tard au club. Allen, cependant, ne s’y trouvait pas encore et Max Lamar, résolu à l’attendre, au lieu de gagner la salle de restaurant où sa table était retenue, s’arrêta dans le vaste et élégant fumoir.

Quand il y fit son entrée, vers lui toutes les mains se tendirent.

Sans quitter le pardessus couvrant son habit noir, il s’approcha de deux membres du club avec lesquels il était particulièrement lié, et qui, installés dans de confortables fauteuils, causaient gaiement. Il s’appuya négligemment à une table près d’eux et, allumant une cigarette, écouta leur conversation.

— C’est un philanthrope déguisé en femme qui a fait le coup, n’est-ce pas, docteur Lamar ? s’exclama un vieillard pétulant (il avait eu recours à des usuriers dans sa jeunesse et leur gardait, une solide rancune). C’est un philanthrope ! Je parie 100 dollars que c’est un philanthrope ! Voler un Bauman, — ou plutôt l’empêcher, par un moyen radical, de voler les pauvres, c’est se substituer à la Providence tout simplement ! Voyons, monsieur Davidson, cent dollars, que c’est un philanthrope !

— Cent dollars, tenu ! répliqua placidement M. Davidson. Ce n’est pas un philanthrope, c’est un autre voleur, une voleuse plutôt qui, maintenant, va faire chanter Bauman avec les reconnaissances. Telle est mon opinion. Mais voici Randolph Allen, il va nous donner son avis.

Randolph Allen, en effet, aussi froid qu’une carafe frappée, faisait méthodiquement son entrée.

— Merci de m’avoir attendu pour dîner, dit-il posément à Max Lamar, sans qu’une nuance d’expression passât dans sa voix. Je suis en retard d’une façon désolante. C’est d’ailleurs de votre faute.

— De ma faute ? Comment cela ? dit Lamar surpris.

— J’allais partir. Votre tailleur m’a pris une demi-heure.

Lamar ouvrit des yeux ahuris.

— Mon tailleur ?

— Oui, Osborne. Le muet que vous m’avez envoyé. Enfin, je ne regrette pas ma demi-heure. Notre enquête, grâce à vous, a fait un grand pas. Osborne est à peu près sûr que le manteau vient de chez lui.

— Voyons, voyons, Allen, qu’est-ce que c’est que cette histoire-là ? Qui est cet Osborne ? ce tailleur ? ce muet ? Je ne vous ai envoyé personne.

Randolph Allen, en un éclair, dut s’apercevoir qu’il s’était laissé jouer. Il en fut stupéfait et furieux, on n’en saurait douter, mais l’œil le plus clairvoyant n’eût pu saisir sur son visage l’ombre de la plus légère émotion. Du même ton impassible, il expliqua à Max Lamar ce qui était arrivé.

Max Lamar, lui, ne chercha pas à dissimuler sa consternation et son dépit, mais il ne voulait pas blesser son ami Allen et s’associa à la faute commise.

— Nous avons été joués, dit-il. Nous nous sommes laissé reprendre la seule pièce qui eût pu nous servir d’indice pour retrouver la femme voilée. Nos adversaires, quels qu’ils soient, ne manquent ni d’audace ni d’imagination.

— J’apprécie les éloges que vous leur décernez, mon cher docteur, répondit imperturbable Allen. J’ignore si vous avez été joué par quelqu’un. Quant à moi, cela ne m’est pas arrivé. J’ai pris mes précautions. Un agent accompagne le tailleur, avec ordre de ne pas quitter des yeux le manteau et de le rapporter à mon secrétaire dès qu’il aura été examiné.

— Ah ! vous me rassurez, dit Lamar avec un soupir de soulagement. Cependant, si vous le voulez bien, allons tout de suite à votre bureau voir si l’agent est revenu.

— Volontiers, dit Allen, qui, très inquiet, bien qu’il eût péri plutôt que de le montrer, ne pensait plus à dîner.

Ils sortirent précipitamment et une auto du club, en quelques minutes, les eut conduits à la Station centrale de police.

— Quoi de nouveau, Carson ? demanda Allen à l’agent qui était de planton à la porte de la Station centrale. Meeks est-il revenu ?

— Pas encore, chef, répondit l’agent, en portant la main à sa casquette.

— Il n’y a pas de temps perdu, murmura Lamar sans conviction.

En compagnie du chef de police, il monta dans le cabinet de travail de celui-ci et devant le bureau fermé de Randolph Allen, s’assit.

— Vous permettez ! dit-il en ouvrant un registre, je veux vérifier si ce nom d’Osborne ne vous aurait jamais été signalé pour une raison quelconque.

— Vous êtes chez vous, dit Randolph Allen.

— Rien, dit-Lamar au bout de quelques minutes. Je m’en doutais. Maintenant, je vais user de votre téléphone pour…

Un pas lourd et hésitant l’interrompit. Un homme entra dans le bureau.

C’était Meeks.

L’infortuné était dans un état lamentable, poussiéreux, déchiré, meurtri, le visage blême et hagard. On eût dit qu’il venait de soutenir un combat furieux contre toute une foule en fureur.

Son ivresse s’était dissipée, mais, dans ses yeux effarés, se lisait une sorte d’égarement.

— Meeks ! cria Lamar. Que vous est-il arrivé ? Où est le manteau ?

Meeks, sans répondre, ouvrit les bras en un geste désespéré.

— Parlez ! ordonna Randolph Allen.

— Le manteau est parti et Osborne avec, articula difficilement le malheureux Meeks, en s’appuyant au coin du bureau pour ne pas tomber. Je n’aurais jamais cru cela, ajouta-t-il avec amertume, un jeune homme si convenable…

Il fondit en larmes. Pressé de questions par Lamar et Allen, il raconta d’un bout à l’autre son histoire, supprimant seulement l’arrêt dans la taverne, le whisky et l’apparition de la face noire qu’il avait cru voir à la fenêtre. En regagnant la Station centrale, il avait réfléchi, dans la mesure de ses moyens, et il s’était convaincu que cet incident était tout entier le produit de son imagination ; en conséquence, il avait résolu de n’y pas faire allusion.

— Alors, termina-t-il, en haut de l’escalier, le muet a parlé. Je lui avais demandé où nous allions parce que cela me semblait louche, à la fin, cette course qui n’en finissait pas. Il m’a dit : « Je vais vous montrer ma maison. » Alors, je me suis avancé. Il m’a poussé dans le dos brusquement. J’ai perdu l’équilibre et j’ai roulé du haut en bas. J’ai perdu connaissance. Quand je suis revenu à moi, j’ai remonté les marches aussi vite que j’ai pu, mais je n’ai plus rien vu. Il s’était enfui en emportant le manteau noir…

Meeks se tut. Max Lamar réfléchissait. Si le soi-disant Osborne avait joué le rôle de muet, c’est donc qu’Allen connaissait sa voix ou pourrait un jour la connaître. Certainement, il était déguisé aussi complètement que possible. Lamar, d’un geste, coupa court aux reproches que le chef de police adressait à son subordonné.

— Voyons, Meeks, dit-il à ce dernier. Réunissez vos souvenirs. Ne pouvez-vous vous rappeler un détail quelconque qui nous permette d’identifier sans hésitation, si nous le retrouvons un jour ou l’autre, cet Osborne ? N’avez-vous pas été frappé par quelque chose dans sa personne ou ses manières qui nous serve d’indice pour le découvrir ?

— Le retrouver… Ça, je voudrais bien le retrouver ! gronda Meeks en serrant ses robustes poings. La canaille, il m’a brisé les os ! Écoutez, docteur Lamar, continua-t-il après une hésitation, c’est une si drôle de chose que, peut-être bien, j’ai eu la berlue a ce moment-là, mais tout de même, je suis sûr et certain — et j’en donnerais ma tête à couper — qu’à l’instant même où il m’a fait dégringoler, j’ai vu sur sa main, aussi distinctement que je vous vois, un Cercle Rouge.

Revenons à Florence.

Rassurée sur la vie de l’agent Meeks, car, après ses deux coups de revolver, elle avait vu le gros homme maquillé en nègre remonter l’escalier de marbre sans frapper le policier évanoui, Florence maintenant s’enfuyait en courant avec une vitesse remarquable dans la direction de Blanc-Castel.

Les avenues qu’elle traversait étaient à peu près désertes et elle avait soin de filer dans l’ombre des murs en évitant la blanche clarté lunaire qui baignait le milieu des trottoirs. Bientôt cependant, elle jugea prudent de ralentir son allure ; personne ne la suivait et une course aussi folle pouvait paraître suspecte.

Florence éprouvait des sentiments multiples : soulagement profond de s’être tirée sans encombre de cette aventure, la plus insensée qu’elle eût tentée encore ; satisfaction vive d’avoir reconquis cet indice redoutable qu’était le manteau noir aux mains des enquêteurs ; terreur et dégoût des êtres hideux qu’elle avait entrevus ; fierté enfin d’avoir eu le courage de ne pas s’être enfuie avant d’avoir protégé l’existence de sa victime ; tout cela se mêlait dans son esprit.

Puis elle songea à la déconvenue de l’impassible Randolph Allen quand il apprendrait que le manteau lui avait été ravi… Elle ne put retenir un petit rire argentin, qui sonna si clair qu’un promeneur tourna la tête, croyant voir une jolie femme, et fut grandement surpris de n’apercevoir que la silhouette d’un jeune homme s’éloignant.

Florence bientôt ouvrit avec précaution la petite porte dérobée qui donnait accès dans le parc de Blanc-Castel ; elle la referma aussi doucement, et respira : elle était chez elle, elle était sauvée. Il ne lui restait plus qu’à atteindre sa chambre, et cela c’était, lui semblait-il, un jeu d’enfant eu égard aux effroyables obstacles qu’elle avait surmontés…

Dans le parc, de massif en massif, elle se glissa aussi silencieuse qu’une de ces ombres qu’envoyait la pleine lune le long des allées blanches.

Soudain, Florence s’arrêta, surprise… Non loin d’elle, des massifs touffus, s’élevait un son prolongé, plaintif, monotone, parfois sanglotant et parfois discordant, et qui avait la prétention d’être musical.

Florence, se glissant de buisson en buisson, arriva tout près de l’endroit d’où s’élevaient ces accents insolites. Entre deux masses touffues de verdure, elle jeta un regard circonspect.

— Elle vit Yama qui jouait de la flûte.

Le domestique japonais, chaque fois qu’il était libre, chaque fois que la lune en son plein l’incitait à la rêverie, chaque fois que son cœur éprouvait le regret nostalgique de son pays, prenait sa flûte et, au recoin le plus caché du jardin, sous la blanche face ironique et bienveillante de l’astre des nuits, venait donner libre cours à ses sentiments en jouant inlassablement ces sentimentales et traînantes mélodies que seule une oreille nipponne peut trouver harmonieuses.

Ainsi avait-il fait ce soir, pour se consoler d’avoir été rudoyé par Mary, et, adossé à un buisson, face à la lune sereine, Yama, solitaire, sa flûte aux lèvres, environné du parfum des fleurs qu’évaporait la brise nocturne, s’enivrait des mélodies qui avaient bercé son enfance et revoyait sa patrie lointaine…

Mais Florence, cachée dans son massif, n’éprouvait, qu’une très faible sympathie pour les émotions sentimentales et artistiques du maître d’hôtel japonais.

— Il est dit que cet assommant personnage me persécutera jusqu’au bout sans le vouloir et sans le savoir ! se disait-elle exaspérée. Ce tantôt, c’était avec ses découvertes intempestives et son zèle ridicule. Ce soir, c’est avec sa flûte… Dieu qu’il en joue mal !… et qu’il est laid ! ajouta Florence en contemplant d’un œil colère les grimaces et les contorsions de Yama, tout aux délices de son instrument.

— Il faut le chasser de là, sans quoi je ne pourrai jamais remonter chez moi. Mais comment faire ? reprit-elle. Voyons… j’ai pourtant réussi des choses plus difficiles que cela.

Tout à coup, elle se mit à rire en songeant à la pusillanimité, qui était grande, de Yama. Son plan était fait.

Yama, au milieu d’une mélodie plus sentimentale et plus discordante encore que les autres (selon l’avis de Florence, du moins), s’arrêta brusquement.

Son souffle mourut dans sa gorge, sa flûte eut un couac déplorable et resta muette, toujours fixée à ses lèvres. Sa face devint grise comme la cendre, ses yeux s’arrondirent…

Quelque chose de vaste, d’élevé, de noir, de maigre et de terrible, dans la lueur lunaire qui l’amplifiait, montait silencieusement des buissons à quelques pas de lui. En même temps, une plainte sourde et monotone comme un appel mystérieux de détresse, bourdonnait à ses oreilles, semblant venir de tous les côtés à la fois.

— Ouh… ouh… ouh… ouh…

Les cheveux du Japonais se dressèrent, ses dents claquaient. Une terreur superstitieuse le submergeait.

La chose noire (c’était le manteau que Florence, qui s’amusait beaucoup, avait disposé en lui donnant une vague silhouette humaine, au-dessus du fer d’un râteau qu’elle venait de ramasser sur une platebande où il traînait), la chose noire, pareille, dans l’imagination de Yama, à quelque géant sans tête, à quelque apparition vomie par l’enfer, s’avançait menaçante parmi les buissons qu’elle dominait de toute sa hauteur…

Une épouvante folle clouait sur place le Japonais, mais, en voyant l’apparition venir sur lui, il jeta un faible cri et, tournant le dos, se mit à fuir aussi vite que ses jambes flageolantes le lui permettaient.

Arrivé vers la maison il s’arrêta, un peu rassuré par la proximité d’un éventuel secours, et jeta les yeux derrière lui. Le fantôme ne l’avait pas suivi. Alors Yama, soit curiosité plus forte que sa peur, soit doute sur la réalité de sa vision, se tapit derrière le tronc d’un arbre et attendit en jetant des coups d’œil craintifs vers le jardin.

Rien ne se passa pendant quelques minutes. Soudain, le domestique entendit à sa gauche un léger bruit. Il regarda et, saisi à nouveau de terreur, mais d’une terreur où il n’y avait plus rien de superstitieux, se colla contre un arbre.

Une échelle, à demi cachée dans la verdure, était dressée contre la façade de Blanc-Castel. Sur cette échelle était un homme qui montait vers la fenêtre de Florence Travis. Il l’atteignit, la poussa silencieusement et disparut à l’intérieur de l’appartement.

Yama n’aurait jamais osé parler du fantôme qu’il avait vu dans le parc, mais un voleur, c’était différent… Éperdu, d’une terreur nouvelle, il s’élança vers la maison pour donner l’alarme.


fin du quatrième épisode