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Le Château dangereux/20

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 25p. 189-200).


CHAPITRE XX et dernier.

LA REDDITION DU CHÂTEAU.


Poussez le terrible cri de guerre ; que les champions parlent, que chacun fasse bravement son devoir, et Dieu défendra la bonne cause… Saint André ! Ils pouvaient pousser trois fois ce cri, et le poussaient de toutes leurs forces ; puis ils marchèrent contre les Anglais, comme je vous l’ai bien dit. Nos Anglais leur répondirent en criant : Saint George, le brave chevalier de nos dames ! Ils criaient ainsi de toutes leurs forces en répétant trois fois ce cri.
Vieille Ballade.


La crise extraordinaire mentionnée dans le chapitre précédent força, comme ou peut bien le supposer, les chefs des deux partis à mettre de côté toute dissimulation : ils déployèrent toutes leurs forces en rangeant en bataille leurs partisans respectifs. On vit alors le célèbre chevalier de Douglas tenir conseil avec sir Malcolm Fleming et d’autres illustres cavaliers.

Sir John de Walton, dont l’attention avait été éveillée par la première fanfare de trompettes, tandis qu’il cherchait avec inquiétude à assurer une retraite à lady Augusta, s’occupa aussitôt du soin de rassembler ses hommes, soin dans lequel il fut secondé par l’active amitié du chevalier de Valence.

Lady de Berkely ne se montra nullement intimidée de ces préparatifs de combat. Elle s’avança suivie de près par le fidèle Bertram, et une femme en costume de cavalier, dont la figure, quoique soigneusement cachée, n’était autre que celle de l’infortunée Marguerite de Hautlieu, dont les pires craintes s’étaient réalisées quant à l’infidélité du chevalier son amant.

Suivirent quelques instants d’un silence qu’aucune des personnes présentes n’osait prendre sur elle de rompre.

Enfin le chevalier de Douglas s’avança, et dit à haute voix : « Je désirerais savoir si sir John de Walton est prêt à évacuer le château de Douglas, sans perdre un temps que nous pourrions employer à combattre, et s’il lui faut le consentement et la protection de Douglas pour le faire ? »

Le chevalier de Walton tira son épée : « Je tiens le château de Douglas, dit-il, et je le défendrai contre l’univers entier… Jamais d’ailleurs je ne demanderai à personne ce que je puis m’assurer par ma seule épée. — Je suis des vôtres, sir John, dit Aymer de Valence, et je vous soutiendrai en bon camarade contre quiconque peut nous chercher querelle. — Courage, nobles Anglais ! dit la voix de Greenleaf, prenez vos armes, au nom de Dieu ! Arcs et bills ! arcs et bills !… Un messager nous apporte la nouvelle que Pembroke est en marche venant des frontières d’Ayrshire, et qu’il nous aura rejoints avant une demi-heure. Au combat, vaillants Anglais ! Valence, rescousse ! et vive le brave comte de Pembroke ! »

Les Anglais qui se trouvaient dans l’église et à l’entour ne tardèrent pas un instant à prendre les armes. De Walton cria de toutes ses forces : « Je conjure Douglas de songer à la sûreté des dames ! » Et il se fraya un passage vers la porte de l’église, les Écossais ne pouvant résister à l’impression de terreur qui s’empara d’eux à la vue de cet illustre chevalier secondé par son frère d’armes, tous deux depuis long-temps la terreur du pays. De Walton eût réussi à sortir tout-à-fait de l’église, s’il n’eût été courageusement arrêté par le jeune fils de Thomas Dickson d’Hazelside, tandis que son père recevait de Douglas l’ordre de veiller à ce que les dames étrangères ne souffrissent aucun mal durant le combat qui, long-temps différé, allait enfin s’engager.

Durant ce temps-là, de Walton jetait les yeux sur lady Augusta avec un vif désir de voler à son secours ; mais il fut obligé de reconnaître qu’il pourvoirait mieux à sa sûreté en la laissant sous la protection de l’honneur de Douglas.

En attendant, le jeune Dickson frappait coups sur coups, demandant à son courage, malgré son extrême jeunesse, tous les efforts dont il était capable pour conquérir la gloire réservée au vainqueur du célèbre de Walton.

« Jeune fou, » dit enfin sir John, qui avait d’abord épargné le pauvre garçon, « reçois donc la mort d’une noble main, puisque tu la préfères à des jours longs et paisibles. — Peu m’importe, » répliqua le jeune Écossais d’une voix mourante ; « j’ai vécu assez long-temps, puisque je vous ai retenu si long-temps à la place où vous êtes. »

Le jeune homme disait vrai ; car, au moment même où il tombait pour ne plus se relever, Douglas le remplaça, et sans dire un seul mot, renouvela avec de Walton ce formidable combat singulier où ils avaient déjà fait preuve de tant de courage. Ils se jetèrent l’un sur l’autre avec un redoublement de furie. Sir Aymer de Valence alla se placer à gauche de son ami de Walton, et il semblait désirer qu’un partisan de Douglas vînt se joindre à son chef pour qu’il pût lui-même prendre part à l’action ; mais ne voyant personne qui semblât disposé à le satisfaire, il modéra son envie, et demeura simple spectateur, bien contre son gré. Enfin il sembla que Fleming, qui se tenait au premier rang des chevaliers écossais, voulût se mesurer avec de Valence. Aymer lui-même, brûlant du désir de se battre, s’écria enfin : « Infidèle chevalier de Boghall ! en avant ! défendez-vous contre l’imputation d’avoir abandonné la dame de vos amours et de faire la honte de la chevalerie. — Ma réponse, dit Fleming, même à une insulte moins grave, pend à mon côté. » En un instant le fer brilla dans sa main, et parmi les guerriers, les plus habiles spectateurs eurent peine à suivre des yeux une lutte qui ressembla plutôt à une tempête dans un pays de montagnes qu’au cliquetis de deux épées qui frappent et qui parent, qui tour à tour attaquent ou repoussent.

Les coups se succédaient avec une effrayante rapidité ; et quoique les deux combattants ne pussent pas, comme Douglas et de Walton, conserver un certain degré de réserve, fondé sur le respect que ces chevaliers avaient l’un pour l’autre, cependant au défaut d’art suppléait chez de Valence et Fleming une fureur qui rendait l’issue du combat presque aussi incertaine.

Voyant leurs supérieurs ainsi engagés dans une lutte de désespoir, les simples combattants, suivant l’usage, restèrent immobiles de part et d’autre, et les regardèrent avec un respect instinctif. Une femme ou deux avaient été cependant attirées, suivant la nature de leur sexe, par leur compassion envers ceux qui étaient déjà tombés victimes des chances de la guerre. Le Jeune Dickson, qui rendait le dernier soupir sous les pieds des combattants, fut en quelque sorte arraché au tumulte par lady de Berkely, de la part de qui cette action parut d’autant moins étrange qu’elle portait encore son habit de pèlerin. Elle essaya vainement d’attirer l’attention du père du jeune homme sur la triste tâche qu’elle s’était imposée.

« Ne vous embarrassez pas, madame, de ce qui est irréparable, dit le vieux Dickson, et ne distrayez pas votre attention et la mienne du soin de votre sûreté, que Douglas a juré de garantir ; et, s’il plaît à Dieu et à sainte Brigitte, je la considère comme mise par mon commandant sous ma responsabilité. Croyez-moi, la mort de ce jeune homme ne sera point oubliée, quoique ce ne soit pas à présent le moment de s’en souvenir. Le temps des souvenirs viendra, et avec ce temps l’heure de la vengeance. »

Ainsi parlait le sombre vieillard, détournant les yeux du corps sanglant qui gisait à ses pieds, modèle de beauté et de force naissante. Après y avoir jeté un dernier et triste regard, il s’éloigna et vint se placer à l’endroit d’où il pouvait le mieux protéger lady de Berkely, sans tourner de nouveau les yeux vers le cadavre de son fils.

Cependant le combat continuait sans le moindre ralentissement de part ni d’autre, mais aussi sans aucun avantage décidé. Enfin, toutefois, le destin parut disposé à se prononcer. Le chevalier de Fleming, poussant en avant, avec furie, et amené par hasard presque à côté de lady Marguerite de Hautlieu, porta un coup à faux, et le pied lui glissant dans le sang du jeune Dickson, il tomba devant son adversaire et fut sur le point de se trouver à sa merci. Mais Marguerite de Hautlieu, qui avait hérité de l’âme d’un guerrier, et qui n’était pas moins vigoureuse qu’intrépide, voyant une hache de médiocre grandeur sur le pavé où l’avait laissée tomber l’infortuné Dickson, la ramassa aussitôt, en arma sa main, et intercepta ou abattit l’épée de sir Aymer de Valence, qui, autrement, serait demeuré maître du terrain à cet instant décisif. Fleming songeait trop à profiter d’un secours si inattendu pour s’arrêter à rechercher d’où il venait ; il regagna aussitôt l’avantage qu’il avait perdu, et réussit dans la suite du combat à donner le croc en jambe à son antagoniste, qui tomba sur le pavé, tandis que la voix de son vainqueur, s’il méritait réellement ce nom, faisait retentir dans l’église ces fatales paroles : « Rends-toi, Aymer de Valence ! Rescousse ou non rescousse !… Rends-toi, rends-toi ! » ajouta-t-il en lui mettant l’épée sur la gorge, « non pas à moi, mais à cette noble dame, rescousse ou non rescousse ! »

Ce fut avec un profond serrement de cœur que le chevalier anglais s’aperçut qu’il avait totalement perdu une occasion si favorable d’acquérir de la renommée, et il fut obligé de se résigner à son sort, ou de se laisser tuer sur place. Il avait seulement une consolation, c’était que jamais combat n’avait été soutenu avec plus d’honneur, puisque la victoire avait été aussi bien décidée par le hasard que par le courage.

L’issue du long et terrible combat entre Douglas et de Walton ne resta plus long-temps incertaine. À vrai dire, le nombre des victoires remportées en combat singulier par Douglas était si grand, qu’on pouvait douter s’il n’était pas supérieur en force et en adresse à Robert Bruce lui-même : il était du moins regardé presque comme son égal dans l’art de la guerre.

Après trois quarts d’heure d’une lutte acharnée, Douglas et de Walton, dont les nerfs n’étaient pas absolument de fer, commencèrent à laisser apercevoir par quelques signes que leurs corps d’humains se ressentaient de leurs terribles efforts. Les coups commencèrent à être portés plus lentement et furent parés avec moins de promptitude. Douglas, voyant que le combat touchait à sa fin, fit généreusement signe à son antagoniste de le suspendre un moment.

« Brave de Walton, dit-il, il n’y a point de querelle à mort entre nous, et vous devez reconnaître que, dans cette passe d’armes, Douglas, bien qu’il ne possède en ce monde que son manteau et son épée, s’est abstenu de prendre un avantage décisif, avantage que la chance du combat lui a offert plus d’une fois. La maison de mon père, les larges domaines qui l’entourent, l’habitation et les sépulcres de mes ancêtres forment une récompense raisonnable pour exciter un chevalier à combattre ; ils m’ordonnent d’une voix impérative de poursuivre une lutte dont le prix est si beau. Quant à vous, vous êtes toujours aussi bien venu près de cette noble dame, dont je vous garantis l’honneur et la sûreté, que si vous la receviez des mains du roi Édouard lui-même ; et je vous donne ma parole que les plus grands honneurs qui puissent attendre un chevalier malheureux, sans l’ombre de ce qui pourrait ressembler à une insulte ou à une injure, seront réservés à de Walton, s’il remet le château ainsi que son épée à James de Douglas. — C’est le destin auquel je suis peut-être condamné, répliqua sir John de Walton ; mais jamais je ne m’y soumettrai volontairement, et l’on ne dira pas de moi que ma propre bouche, à moins que je ne fusse réduit à la dernière extrémité, a prononcé contre moi-même la fatale condamnation. Pembroke est en marche avec toute son armée pour secourir la garnison de Douglas ; j’entends même déjà le galop de son cheval, et je ne lâcherai point pied lorsque je suis à l’instant d’être secouru. Je ne crains pas non plus que l’haleine qui commence à me manquer ne me permette pas de soutenir cette lutte jusqu’à l’arrivée du secours que j’attends. Allons donc, et ne me traitez pas comme un enfant, mais comme un homme qui, destiné à la victoire, à la défaite, ne redoute pas d’avoir à résister à toute la force de son adversaire. — Eh bien donc, soit ! » dit Douglas : et son front, tandis qu’il prononçait ces mots, se couvrit d’une teinte sombre semblable à la couleur livide d’un nuage qui recèle la foudre, indice d’une résolution bien prise de mettre promptement fin à cette lutte. Mais tout-à-coup, un bruit de pas de chevaux approchant de plus en plus, un chevalier gallois, qu’on reconnut pour tel à la petite taille de son coursier, à ses jambes nues et à sa lame ensanglantée, cria de toute sa force aux combattants de s’arrêter.

« Pembroke est-il près d’ici ? demanda de Walton. — Il n’est qu’à Loudon-Hill, répliqua l’exprès ; mais j’apporte ses ordres à sir John de Walton. — Je suis prêt à y obéir au péril de mes jours, répondit le chevalier. — Malheur à moi ! s’écria le Gallois ; faut-il donc que ma bouche apporte aux oreilles d’un homme si brave d’aussi fâcheuses nouvelles ! Le comte de Pembroke a reçu hier l’avis que le château de Douglas était attaqué par le fils du dernier seigneur et par tous les habitants du pays. Pembroke, à cette nouvelle, résolut de marcher à votre secours, noble chevalier, avec toutes les forces qu’il avait à sa disposition. Il se mit en marche ; et déjà il concevait l’espérance de pouvoir délivrer le château, quand soudain il rencontra à Loudon-Hill un corps de troupes qui n’était guère inférieur au sien pour le nombre, et commandé par le fameux Bruce, que les rebelles écossais reconnaissent pour roi. Il marcha aussitôt à l’ennemi, jurant qu’il ne passerait pas même un peigne dans sa barbe grise avant d’avoir délivré à tout jamais l’Angleterre de ce fléau sans cesse renaissant. Mais les chances de la guerre étaient contre nous. »

Là il s’arrêta pour reprendre haleine.

« Je m’y étais attendu, s’écria Douglas. Robert Bruce pourra dormir maintenant, puisqu’il a vengé sur Pembroke, dans son propre pays, le massacre de ses amis et la dispersion de son armée à Methuen-Wood. Ses hommes sont, il est vrai, accoutumés à braver et à surmonter tous les périls. Ceux qui suivent sa bannière ont fait leur éducation sous Wallace, outre qu’ils ont partagé les dangers de Bruce lui-même. On croyait que les vagues les avaient engloutis lorsqu’ils s’embarquaient pour venir de l’ouest ; mais sachez que Bruce s’est déterminé, dès le retour du printemps qui commence, à renouveler ses prétentions légitimes ; sachez qu’il ne sortira pas d’Écosse tant que la vie lui restera au corps, tant qu’il demeurera un seul seigneur pour défendre son souverain, en dépit de toute la puissance qu’on a si perfidement déployée contre lui. — Il n’est que trop vrai, dit le Gallois Meredith, quoique ce soit un fier Écossais qui parle… Le comte de Pembroke, complètement défait, est incapable de sortir d’Ayr, où il s’est retiré avec de grandes pertes, et il m’envoie commander à sir John de Walton d’obtenir les meilleures conditions possibles pour la reddition du château de Douglas, le prévenant qu’il ne doit plus compter sur son secours. »

Les Écossais, en apprenant ces nouvelles inattendues, poussèrent des cris si bruyants et si énergiques, que les ruines de la vieille église parurent réellement s’ébranler et menacer de tomber avec fracas sur la foule entassée dans son enceinte.

Le front de sir de Walton se couvrit d’un nuage, à la nouvelle du désastre de Pembroke. Quoiqu’il restât parfaitement libre de prendre toutes les mesures convenables pour la sûreté de lady Augusta, il ne pouvait plus néanmoins demander les conditions honorables qui lui avaient été offertes par Douglas avant la nouvelle de la bataille de Loudon-Hill.

« Noble chevalier, dit-il, il est entièrement en votre pouvoir de me dicter les conditions de la reddition du château de vos pères ; et je n’ai aucun droit de réclamer de vous celles que me proposait votre générosité il n’y a qu’un instant. Mais je me résigne à mon sort ; et, quels que soient les termes que vous jugerez convenable de m’accorder, je me décide à vous rendre cette arme, dont je tourne en ce moment la pointe à terre pour marquer que je ne m’en servirai plus contre vous avant qu’une honnête rançon la remette encore une fois à ma disposition. — À Dieu ne plaise, » répliqua le noble James de Douglas, « que je prenne un tel avantage sur un des plus braves chevaliers qui se sont mesurés avec moi sur un champ de bataille ! Je suivrai l’exemple du chevalier de Fleming, qui a galamment fait cadeau de son captif à une noble damoiselle ici présente : de même, moi, je cède tous mes droits sur la personne du brave chevalier de Walton à la haute et noble dame lady Augusta de Berkely, qui, je l’espère, ne dédaignera pas d’accepter de Douglas un présent que les chances de la guerre ont mis entre ses mains. »

Sir John de Walton, — à cette décision inattendue, éprouva un sentiment pareil à celui du voyageur qui aperçoit enfin les rayons du soleil qui va dompter et dissiper la tempête dont il a été battu tout le jour. Lady Augusta de Berkely se rappela ce qui convenait à son rang, et sentit comment elle devait répondre à la noble proposition de Douglas. Se hâtant d’essuyer les larmes qui avaient involontairement coulé de ses yeux, tandis que la sûreté de son amant et la sienne propre dépendaient de l’issue douteuse d’un combat désespéré, elle prit l’attitude d’une héroïne de cette époque, qui ne se croyait pas indigne d’accepter le rôle important qui lui était confié par la voix générale de la chevalerie. S’avançant de quelques pas, avec l’air gracieux, mais modeste, d’une dame accoutumée à décider en des cas aussi graves, elle s’adressa à l’auditoire d’un ton que lui aurait envié la déesse des combats venant distribuer ses faveurs sur un champ de bataille tout couvert de morts et de mourants.

« Le noble Douglas, dit-elle, ne sortira point sans récompense d’un combat où il s’est tant illustré. Ce riche collier de diamants que mes ancêtres ont conquis sur le sultan de Trébisonde lui-même, récompense du courage, sera honoré en soutenant, sous l’armure de Douglas, une boucle de cheveux de l’heureuse damoiselle qu’il a choisie pour reine de ses pensées. Si, en attendant, sir James veut y laisser les cheveux qui maintenant y sont attachés, la pauvre Augusta de Berkely saura qu’elle a obtenu son pardon pour avoir exposé un mortel à combattre le chevalier de Douglas. — Aucun amour de femme, répliqua Douglas, ne séparera ces cheveux de mon sein, et je les y garderai, madame, jusqu’au dernier jour de ma vie, comme emblème du mérite et des vertus de votre sexe. Et, sans vouloir aller sur les brisées de l’illustre et honorable sir John de Walton, que ceci soit connu de tout le monde, quiconque dira que lady Augusta de Berkely a, dans cette affaire difficile, agi autrement qu’il ne convenait à la plus noble créature de son sexe, fera bien de se tenir prêt à soutenir une telle proposition contre James de Douglas, lance au poing et en champ clos. »

Ce discours fut entendu avec une approbation unanime : les nouvelles apportées par Meredith de la défaite du comte de Pembroke, et ensuite de sa retraite, réconcilièrent les plus fiers des soldats anglais avec l’idée de rendre le château de Douglas. Les conditions nécessaires furent bientôt arrêtées, et les Écossais prirent possession de la place, ainsi que des provisions, des armes et des munitions de toute espèce qu’elle renfermait. La garnison put se vanter de ce qu’on lui laissa passage libre, avec armes et chevaux, pour retourner par la route la plus courte et la plus sûre vers les Marches d’Angleterre, sans éprouver aucune insulte ni causer le moindre dégât.

Marguerite de Hautlieu ne resta point en arrière pour la générosité : sans exiger de rançon, elle permit au brave chevalier de Valence d’accompagner son ami de Walton et lady Augusta en Angleterre.

Le vénérable prélat de Glasgow, voyant une scène, qui d’abord avait paru devoir finir par une bataille générale, se terminer d’une manière aussi avantageuse pour son pays, se contenta de donner sa bénédiction à la multitude assemblée, et se retira avec les ecclésiastiques qui étaient venus assister au service du jour.

Cette reddition du château de Douglas, le dimanche des Rameaux, 19 mars 1306-7, fut le commencement d’une suite de conquêtes non interrompues, par suite desquelles la plus grande partie des places et des forteresses de l’Écosse furent remises aux mains de ceux qui combattaient pour la liberté de leur pays, jusqu’à ce que la victoire décisive fût remportée dans les plaines fameuses de Rhaunockburn, où les Anglais essuyèrent une défaite plus désastreuse que toutes celles dont leurs annales font mention. Il reste peu de chose à dire sur les différents personnages de cette histoire. Le roi Édouard fut vivement irrité contre sir John de Walton pour avoir rendu le château de Douglas et s’être néanmoins assuré l’objet de son ambition, la main enviée de l’héritière de Berkely. Les chevaliers à la décision desquels l’affaire fut soumise déclarèrent cependant que de Walton ne méritait aucune censure, puisqu’il avait rempli son devoir avec exactitude jusqu’à l’instant où l’ordre de son officier supérieur l’avait obligé de rendre le Château Dangereux.

Un singulier raccommodement eut lieu, plusieurs mois après, entre Marguerite de Hautlieu et son amant, sir Malcolm Fleming. L’usage que cette noble dame fit de sa liberté et de la sentence du parlement écossais qui la remettait en possession de l’héritage de son père, fut de s’abandonner à son esprit aventureux en affrontant des périls que ne bravent pas ordinairement les personnes de son sexe ; et non seulement lady de Hautlieu fut une intrépide chasseresse, mais encore elle se montra, dit-on, courageuse jusque sur des champs de bataille. Elle demeura fidèle aux principes politiques qu’elle avait adoptés jeune encore ; elle semblait résolue à tenir le dieu Cupidon à distance, sinon à le fouler sous les pieds de son palefroi.

Fleming, quoiqu’il eût quitté les environs du comté de Lanark et d’Ayr, essaya de s’excuser auprès de lady de Hautlieu, qui lui renvoya sa lettre sans l’avoir ouverte, et parut bien déterminée à ne plus songer à leur ancien engagement. Il arriva néanmoins, à une époque plus avancée de la guerre contre l’Angleterre, qu’une nuit où Fleming voyageait sur les frontières, suivant la coutume de ceux qui cherchaient des aventures, une jeune suivante, portant un costume fantastique, vint lui demander la protection de son bras, au nom de sa maîtresse, qui venait, le soir même, d’être arrêtée, disait-elle, par des coquins qui l’emmenaient de force dans la forêt. La lance de Fleming fut aussitôt mise en arrêt, et malheur au bandit à qui le sort réservait d’en recevoir le premier choc ! En effet, il roula sur la poussière et fut mis hors de combat. Un second coquin éprouva le même sort sans beaucoup plus de résistance, et la dame délivrée des liens honteux qui la privaient de sa liberté, n’hésita point à faire route avec le brave chevalier qui l’avait secourue. Quoique l’obscurité ne lui permît pas de reconnaître son ancien amant dans son libérateur, elle ne put s’empêcher néanmoins de prêter volontiers l’oreille aux discours qu’il lui tint pendant qu’ils cheminaient ensemble. Il dit que les bandits qu’il avait terrassés étaient des Anglais qui se plaisaient à exercer des actes de barbarie et d’oppression contre les demoiselles d’Écosse qu’ils rencontraient, et qu’en conséquence c’était une obligation pour les guerriers de ce pays d’en tirer vengeance, tant que le sang coulerait dans leurs veines. Il parla de l’injustice de la querelle nationale qui servait de prétexte à de pareilles violences. De son côté, la dame, qui avait tant souffert elle-même de l’intervention des Anglais dans les affaires de l’Écosse, entra sans peine dans les sentiments que le chevalier exprimait avec tant d’éloquence. Elle répondit en personne qui n’hésiterait pas, si les temps venaient à demander un pareil exemple, à défendre même de sa main les droits qu’elle ne soutenait alors qu’en paroles.

Charmé des opinions qu’elle énonçait, et retrouvant dans sa voix le plaisir secret qui, une fois gravé dans le cœur humain, en est difficilement effacé, même par une longue suite d’événements, Fleming se persuada presque que ces accents lui étaient familiers, et avaient jadis formé la clef de ses plus intimes affections. À mesure qu’ils continuaient de faire route ensemble, le trouble du chevalier augmenta au lieu de diminuer. Les scènes de sa première jeunesse se retraçaient à son esprit, rappelées par des circonstances si frivoles que, dans des cas ordinaires, elles n’eussent produit aucun effet. Les sentiments qu’on manifestait devant lui étaient semblables à ceux auxquels il avait dévoué toute sa vie, et il se persuadait à demi que le retour du jour lui révélerait un mystère non moins heureux que bizarre.

Au milieu de cette anxiété, sir Malcolm Fleming ne pressentait nullement que la dame qu’il avait autrefois rejetée se trouvait sur son passage après des années d’absence ; moins encore, lorsque le crépuscule lui permit d’entrevoir les traits de sa belle compagne, était-il préparé à croire qu’il eût derechef à s’appeler le champion de Marguerite de Hautlieu. Marguerite, dans cette affreuse matinée où elle s’était retirée de l’église, avait résolu (et quelle femme n’en eût point fait autant ?) de tenter tous les moyens pour recouvrer une partie des charmes qu’elle avait perdus. Un long intervalle de temps, et le secours d’habiles mains, avaient réussi à effacer les cicatrices que lui avait laissées sa chute. Elles avaient presque disparu ; et l’œil maltraité ne semblait plus si difforme, caché qu’il était par un ruban noir, et par le talent et l’adresse d’une femme de chambre qui se chargeait du soin de le dissimuler avec une boucle de cheveux. En un mot, le chevalier revoyait Marguerite de Hautlieu peu différente de ce qu’il l’avait connue autrefois, possédant toujours une expression de physionomie qui participait du caractère haut et passionné de son âme. Il leur sembla donc à tous deux que le destin, en les réunissant après une séparation qui paraissait si décisive, avait décrété que leurs fortunes étaient inséparables l’une de l’autre. Pendant que le soleil d’été s’élevait déjà à une certaine hauteur dans les cieux, les deux voyageurs s’étaient séparés de leur suite, causant ensemble avec une chaleur égale à l’importance des affaires qu’ils discutaient. Peu après il fut généralement connu en Écosse que sir Malcolm Fleming et lady Marguerite de Hautlieu devaient être unis à la cour du bon roi Robert, et l’époux investi du comté de Biggar et de Cumberland, comté qui demeura si long-temps dans la famille de Fleming.


Le lecteur bienveillant sait déjà que ces contes sont, suivant toute probabilité, les derniers que l’auteur aura à soumettre au public. Il est maintenant à la veille de visiter des pays étrangers. Un vaisseau de guerre a été désigné par son royal maître pour conduire l’auteur de Waverley dans des climats où il recouvrera peut-être assez de santé pour achever ensuite le fil de sa vie dans sa contrée natale. S’il eût continué ses travaux littéraires habituels, il semble fort probable qu’à l’âge où il est déjà arrivé, le vase, pour employer le langage énergique de l’Écriture, se serait brisé à la fontaine ; et l’on ne peut guère, lorsqu’on a obtenu une part peu commune du plus inestimable des biens de ce monde, se plaindre que la vie, en avançant vers son terme, soit accompagnée de troubles et d’orages. Ces maux ne l’ont pas affecté, du moins, d’une manière plus pénible que ne le comporte nécessairement cette partie de la dette de l’humanité. De ceux dont les rapports avec lui, dans la carrière de la vie, auraient pu lui assurer quelque sympathie dans ses douleurs, plusieurs n’existent plus aujourd’hui ; et ceux qui peuvent encore assister à sa veille ici-bas ont droit d’attendre, dans la manière dont il endurera des maux inévitables, un exemple de fermeté et de patience que doit surtout donner un homme qui n’a point eu à se plaindre du sort pendant le cours de son pèlerinage.

L’auteur de Waverley doit au public une reconnaissance qu’aucune expression ne saurait rendre. Il peut lui être permis de penser que les facultés de son esprit, telles qu’elles sont, peuvent avoir une date différente de celles de son corps. Il pourra donc encore présenter à la bienveillance de ses amis, sinon des travaux qui se rapportent exactement à son ancien genre de littérature, du moins quelques essais différents qui ne donneront point lieu à la remarque :

Le vieillard trop long-temps est resté sur la scène.


Abbotsford, septembre 1831.


fin du château dangereux.