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Le Château vert/07

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Société d’éditions publications et industries annexes (p. 46-51).

CHAPITRE VII

Trois semaines après, Mme Jalade et sa fille débarquaient, par un soir de froid brumeux, en gare d’Agde. Ah ! qu’on s’était amusé à Nice, à Cannes, à Monaco, au milieu des grands de ce monde ! On avait ri, dansé, écouté de la musique, assisté à des courses, à des concours de tennis et même de boxe. Dans la vision de tant de splendeurs, on ne songeait plus que de temps à autre, comme à un orage désagréable, à la perte de 10 000 francs que Mme Jalade avait subie au Casino de Monte-Carlo.

Heureusement, Mme Jalade avait rencontré là-bas, à Cannes, Mme Brouilla, la femme d’un hôtelier, l’un des plus familiers compagnons de son mari dans la cuisine d’un impérial hôtel de la Croisette, autrefois, au temps de leur apprentissage. Cette dame, aujourd’hui millionnaire, avait sans difficulté prêté à la pauvre Irène la même somme de 10 000, que celle-ci de très bonne foi avait promis de rembourser, dès son retour au Château Vert.

Benoît Jalade était allé, comme de juste, attendre ses voyageuses à la gare. Dans l’auto, elles eurent tant de prouesses à raconter, tant de merveilleux palaces, de casinos, de dancings à décrire que, sans accorder le moindre regard à l’antique ville d’Agde mal éclairée ni à son petit port ridicule et désert, on n’eut pas le temps de demander des nouvelles des amis Ravin.

Benoit, parmi le désordre des bavardages, ne se souvenait plus qu’avec répugnance de l’une de ces rumeurs bizarres que chaque jour un vent apporte et qu’un autre remporte, laquelle pourtant affirmait cette extravagance, que Philippe, le cher Philippe, devait épouser la fille des Barrière. Combien, s’il avait annoncé l’horrible nouvelle, il eût contrarié l’allégresse d’Irène ! Et il était, malgré tout, heureux de sentir contre lui sa femme bien-aimée, qui depuis plus de vingt ans le soutenait de ses conseils et de ses espérances !

Quand on entra au Château, les odeurs de la cuisine les rappelèrent tous à l’humble réalité. Les deux voyageuses, non sans frissonner de quelque frayeur, se remémoraient la dette de 10 000 francs qu’il fallait rembourser le lendemain. Avant de se mettre à table, Irène, en mondaine de la Côte d’Azur, voulut rafraîchir un peu sa toilette. Elle monta donc à sa chambre.

Bientôt elle en descendit, parfumée, pomponnée, son gros visage blanc de poudre. Thérèse, amaigrie par la fatigue de ses promenades, se montrait indifférente aux soins de sa personne, les yeux battus, les lèvres gonflées par une moue, elle qui d’ordinaire était si vive. On eût dit que, depuis qu’elle avait touché le sol d’Agde, elle pressentait l’immense malheur qui allait fondre sur sa destinée. Néanmoins, pendant le repas, elle prit part volontiers à la conversation de sa mère, rectifiant un détail ou le complétant. Sa mère lui donnait toujours raison.

— Cette petite se souvient de tout mieux que moi. Ah ! ce voyage contribuera beaucoup à son éducation, je t’assure. Tu verras plus tard, Benoît, quand elle aura un salon, un vrai salon à elle, pour ses amis, et où ne pénétrera pas notre clientèle…

— Un salon à Agde ?

— Oui, à Agde !… Pourquoi pas !… Tu ne comprends donc pas ?

Benoit, sans se fâcher, demanda :

— Enfin, tu as eu assez d’argent ?

Irène suffoqua de surprise, et ses yeux chavirèrent dans leurs lâches orbites. Thérèse baissa le nez, son long nez boursouflé, sur son assiette. Mais le malaise ne dura qu’une minute. Irène posa la main sur l’épaule de son mari, et de sa meilleure grâce le caressa :

— Oui, nous avons eu assez d’argent. Que tu es bon !

Vite, elle parla d’autres choses, des magasins de Nice, plus beaux que ceux mêmes de Paris, et où elle aurait dépensé énormément en emplettes de toute sorte, si elle ne savait pas toujours résister aux tentations. Cependant, comme elle comptait que seule, en tête à tête avec son mari, elle aurait plus de courage pour avouer sa dette, elle engagea Thérèse, à la fin du dessert, à aller se coucher. Thérèse, contente de ne pas assister à une scène de reproches qu’elle n’avait aucun mérite à prévoir, monta incontinent à sa chambre.

Alors, Irène s’assit délibérément dans l’unique fauteuil de la pièce, tandis que Benoit, resté sur sa chaise, posa un coude sur le bord de la table. Il affecta tout de suite, par amitié, un air taquin :

— Après tant de merveilles, tu ne vas pas, ma chérie, mépriser notre modeste Château Vert ?

— Quelle question ! Je suis ici chez moi. Tu sais que si on est bien chez le roi…

— Oui, je connais le proverbe.

— D’ailleurs, après les études que je viens de faire, nous aurons les moyens, et aussi la compétence d’édifier un établissement de premier ordre, qui rendra jaloux tous les hôteliers du littoral, depuis le Rhône jusqu’aux Pyrénées.

— Irène, je t’en supplie : pas de rêves !

— Tu n’es qu’une poule mouillée. Si je ne t’inspirais pas de mes rêves, tu tiendrais encore le pauvre Château de tes parents. De braves gens, je ne dis pas, mais si réfractaires à la loi du progrès !

— Pourtant, ils ont amassé une certaine fortune.

— Je ne dis pas. Mais quelle véritable fortune n’auraient-ils pas amassée s’ils avaient imité, ne fût-ce que de loin, les grands hôteliers de la Côte d’Azur !

— Oui. Et nous, malgré nos fortes recettes, nous ne mettons jamais de l’argent de côté.

— Voilà le malheur !

Elle prit sur la console son petit sac, en retira tranquillement le mouchoir, dont elle allait avoir besoin pour essuyer ses larmes. Sentant que sonnait le moment de l’aveu terrible, elle ajouta :

— Voilà le malheur : toujours des emprunts. Pas d’argent. C’est pourquoi j’ai essayé d’en gagner.

— Aïe !… s’écria Benoît, en se renversant sur le dossier de sa chaise. Qu’as-tu fait ?

Il y eut un silence. Irène soupira très fort, chiffonna le mouchoir entre ses doigts et dit :

— J’ai perdu, mon ami, une somme que…

— Malheureuse ! Combien ?

— Ce n’est pas de ma faute. J’ai rencontré, tu le sais, à Cannes, Mme Brouilla, qui est aujourd’hui millionnaire, tandis que nous… Enfin, bref, tu te rappelles ton ami Brouilla, de la Croisette ?

— Évidemment. Après ?

— Il est mort, le pauvre.

— Oui, il est mort, Après ?

Mme Brouilla m’a conseillé d’aller jusqu’à Monaco. Aurais-je été raisonnable de quitter la côte d’Azur sans voir Monaco ?

— Non !… dit-il, blême de peur.

— C’était notre avant-dernier jour. Je n’avais plus de provisions, ou tout juste : Mme Brouilla m’en a prêté. Elle est généreuse, si brave !

— Oui. Après ?

— Après !… Eh bien, c’est elle qui est la cause de mes ennuis. Elle m’a tellement poussée à voir le casino ! J’ai joué, comme tout le monde. Et j’ai gagné, oui, j’ai gagné.

— Ah !

— Oui, c’est ça qui a provoqué tout le mal. L’engrenage, n’est-ce pas ?

Irène pleura d’un flot, que rien ne sembla devoir arrêter. Benoît maugréa :

— Il ne sert plus à rien de te désoler.

— C’est vrai… Que tu es bon !

— Merci du compliment. Mais combien as-tu eu la faiblesse de perdre ?

— La faiblesse !… Tu devrais dire la guigne, l’infâme guigne. Ce n’était pas pour m’amuser que je tentais la chance, c’était pour vous faire du bien à tous.

— Combien as-tu perdu ?

— Hé ! mon ami, j’ai joué en grande dame, naturellement, en dame de mon rang. Après chaque coup de guigne, je comptais me rattraper…

— C’est toujours pareil. Au lieu de se rattraper, on s’enfonce davantage.

— Pechère !

Elle pleura de nouveau. Puis, le mouchoir au visage, elle gronda :

— Dix mille !

— Oh !… Malheureuse !… Nous allons à la ruine !

Elle ne répondit pas tout d’abord, sans force, baissant et relevant son buste en un rythme de pendule, qui berçait sa douleur. Les bras croisés sur sa poitrine, Benoit menaçait des yeux sa femme qui paraissait honteuse, vaincue pour toujours. Mais soudain elle arrêta son rythme de pendule, et à son tour regardant Benoit avec une sorte de défi, elle s’écria :

— Oui, dix mille !… Tu le disais justement tout à l’heure : « Rien ne sert de se désoler ».

— Sans doute, sans doute, bredouilla Benoît, qui défaillait déjà. Tout de même, à ces coups répétés du sort qu’opposerons-nous ?

— Très simple… En somme, qu’y a-t-il là d’irréparable ? Il vaut mieux une dette de jeu qu’une jambe de cassée.

— Il vaudrait mieux ni l’un ni l’autre de ces embêtements. Ce n’est pas une telle méthode qui nous permettra de réaliser ce que tu désires, la construction d’un palace à la mode.

— Qui t’a dit ça ?… Il reste encore de la place pour une hypothèque sur tes vignes… Si ! Si ! Tu es trop pessimiste. En tout cas, il faut rembourser cette dette sans retard.

Irène, ayant séché ses yeux pour la dernière fois, poursuivit sur un ton de commandement :

— Ravin consentira un dernier effort.

— Oh ! ne compte plus sur lui.

— Et son voisin, Barrière, qui est si riche, dit-on ?

À l’évocation de l’heureux horticulteur, dont le bruit public prétendait qu’il allait marier sa fille au fils des Ravin, Benoit eut un haut-le-corps.

— Quoi !… Tu es peiné que je te parle de Barrière ?

— C’est que… je ne le connais pas.

— Tant mieux. Voilà une occasion de faire sa connaissance. Il n’osera pas refuser ce service à l’ami des Ravin, et, puisqu’il n’est pas sot, il n’hésitera pas à bien placer son argent.

— Peut-être. Nous verrons ça demain. La nuit porte conseil.

Irène, soulagée de son lourd fardeau, eût accepté n’importe quelle solution provisoire. Elle remit dans son petit sac le mouchoir dont elle n’avait plus besoin ; ensuite, esquissant un geste de compassion charitable, elle dit :

— Ne sois pas si triste. Tout s’arrange, va.

— Oui, c’est ton mot.

— Est-ce que ce n’est pas vrai ?

Il fit oui d’un signe de tête et leva sur elle ses yeux doux.

— Allons, mon ami, je suis fatiguée. Je ne te montrerai pas ce soir les cadeaux que nous apportons de cet admirable pays. Il faudrait ouvrir les malles. Et puis, Thérèse n’est pas là.

— Bien ! quand tu voudras.

— Accompagne-moi jusqu’à notre chambre.

Elle l’entraîna d’une main cajoleuse. Et pas un instant elle n’eut l’idée de lui demander si pendant son absence leur commerce avait bien marché.