Aller au contenu

Le Chariot de terre cuite (trad. Regnaud)/Acte VI

La bibliothèque libre.
Traduction par Paul Regnaud.
Ernest Leroux (tome 3p. 1-30).


ACTE VI

L’ÉCHANGE DE LITIÈRE


Une esclave. — Comment se fait-il que ma maîtresse ne soit pas encore réveillée ? Il faut entrer auprès d’elle et la tirer de son sommeil. (Elle s’approche de Vansantasenâ qui est sous une couverture et endormie.) Levez-vous ! levez-vous ! Madame. Il est jour.

Vasantasenâ, se réveillant. — Tu dis qu’il fait jour et pourtant je ne vois pas clair (1) ?

L’esclave. — Il fait jour (2) pour moi, s’il vous semble qu’il soit encore nuit.

Vasantasenâ. — Où est retourné (3) votre joueur ?

L’esclave. — Après avoir donné ses ordres à Vardhamânaka, le seigneur Chârudatta s’est rendu dans le jardin Pushpakarandaka.

Vasantasenâ. — Quels ordres lui a-t-il donnés ?

L’esclave. — D’atteler à la litière avant le jour pour vous emmener.

Vasantasenâ. — Où dois-je aller ?

L’esclave. — Retrouver Chârudatta.

Vasantasenâ, l’embrassant.Ah ! tant mieux, je ne l’ai pas bien vu cette nuit (4) et je pourrai le contempler maintenant distinctement. Mais, dis-moi, me trouvé-je dans l’intérieur des appartements ?

L’esclave. — Non-seulement vous êtes dans l’intérieur de la maison, mais vous avez pénétré en même temps dans le cœur de tout le monde.

Vasantasenâ. — La famille de Chârudatta n’éprouve-t-elle pas de chagrin (5) ?

L’esclave. — Elle en éprouvera.

Vasantasenâ. — Et quand cela ?

L’esclave. — Quand vous partirez, Madame.

Vasantasenâ. — C’est à moi d’être affligée d’abord (6). Prends donc ce collier de perles, va trouver ma respectable sœur (7), l’épouse de Chârudatta, prie-la de l’accepter en lui disant que, vaincue par les mérites du seigneur Chârudatta, je suis désormais son esclave et que je lui rends cette parure destinée à l’ornement de sa gorge.

L’esclave. — Chârudatta s’irritera peut-être contre elle ?

Vasantasenâ. — Va, va ; il ne s’irritera pas.

L’esclave, prenant le collier. — J’exécute vos ordres. (Elle sort et revient un instant après.) Madame, l’épouse de Chârudatta me charge de vous répondre que vous avez été gratifiée de ce collier par son mari et qu’il ne convient pas qu’elle le reprenne. Son mari, a-t-elle ajouté, est pour elle l’ornement par excellence.

Radanikâ, apparaissant sur la scène avec le fils de Chârudatta quelle porte dans ses bras. — Viens, mon chéri, nous allons jouer avec le petit chariot.

Rohasena, avec chagrin. — Radanikâ, je ne veux pas de ce chariot de terre cuite. Donne-moi celui d’or.

Radanikâ, poussant des soupirs. — Tu sais bien, mon cher petit, qu’il n’y a pas d’or chez nous. Quand ton papa sera redevenu riche, tu pourras jouer avec un chariot d’or… Mais je vais te porter auprès de Vasantasenâ pour te distraire. (Elle s’avance.) Madame, je vous salue.

Vasantasenâ. — Soyez la bienvenue, Radanikâ. À qui donc est cet enfant qui, sans être revêtu de brillantes parures, charme mon cœur avec son visage beau comme la lune ?

Radanikâ. — C’est Rohasena, le fils du seigneur Chârudatta.

Vasantasenâ, lui ouvrant les bras. — Viens m’embrasser, mon enfant ! (Elle le prend sur son sein.) C’est le portrait de son père.

Radanikâ. — Il a non-seulement sa figure, je pense, mais encore son caractère ; aussi fait-il la joie du seigneur Chârudatta.

Vasantasenâ. — Mais pourquoi pleure-t-il ?

Radanikâ. — Il s’est amusé avec un petit chariot d’or appartenant (8) au fils du propriétaire de la maison voisine, qui le lui a repris. Comme il le redemandait, je lui ai fabriqué ce char de terre cuite ; mais il me dit maintenant : « Je n’en veux pas, donne-moi celui d’or. »

Vasantasenâ. — Hélas ! c’est la prospérité d’autrui qui cause déjà son chagrin. Destin, divinité puissante, comme tu te joues de la fortune des hommes ! À cause de toi, elle est aussi mobile que la goutte d’eau tombée sur la feuille du lotus (9) ! (Elle pleure.) Console-toi, mon enfant, tu auras un chariot d’or pour t’amuser.

Rohasena. — Radanikâ, quelle est cette dame ?

Vasantasenâ. — Une esclave qu’ont captivée les vertus de ton père.

Radanikâ. — C’est ta mère, mon enfant.

Rohasena. — Radanikâ, tu ne dis pas la vérité ; si cette dame était ma mère, elle n’aurait pas d’aussi belles parures.

Vasantasenâ. — Petit, ta bouche naïve prononce des paroles bien cruelles. (Elle se dépouille en pleurant de ses parures.) Maintenant je suis ta mère. Prends ces bijoux et fais-en faire un chariot d’or.

Rohasena. — Allez-vous-en ; je n’en veux pas, puisque vous pleurez.

Vasantasenâ, essuyant ses larmes. — Enfant, je ne pleurerai plus ; va-t’en jouer. (Elle remplit de bijoux le chariot de terre cuite.) Tu achèteras avec cela un chariot d’or.

(Radanikâ sort en emportant l’enfant.)

Vardhamânaka, arrivant sur la scène monté sur une litière. — Holà ! Radanikâ, annonce à l’honorable Vasantasenâ que la litière est prête et l’attend à la porte latérale.

Radanikâ, revenant sur la scène. — Madame, Vardhamânaka vous fait savoir que la litière est prête auprès de la porte latérale.

Vasantasenâ. — Ma fille, il faut attendre un instant, afin que j’achève ma toilette (10).

Radanikâ, sortant. — Vardhamânaka, il faut attendre un instant que Madame ait achevé sa toilette.

Vardhamânaka. — Allons, bon ! j’ai oublié les coussins de la litière ; je vais les chercher. Mais mes bœufs sont irrités par la courroie qui leur passe dans le nez : je ne puis guère les laisser seuls… Tant pis, j’irai et je reviendrai avec la litière. (Il s’en va.)

Vasantasenâ. — Ma fille, apporte-moi ce qui m’est nécessaire ; je vais procéder à ma toilette. (Elle se met à faire sa toilette.)

Sthâvaraka (11), arrivant sur la scène monté sur une litière. — Le prince Samsthânaka m’a dit (12) : « Sthâvaraka, prends une litière et rends-toi en hâte au vieux jardin Pushpakarandaka. » J’ai obéi et me voilà en route. Allons vite, mes bœufs, allons ! (Il s’avance en regardant autour de lui.) La route est encombrée par les voitures des paysans. Que faire ? (D’un ton impérieux.) Holà ! hé ! place, place ! (Il prête l’oreille.) Que demandez-vous ? À qui est cette litière ? C’est celle du prince Samsthânaka (13) ; dépêchez-vous donc de faire place. (Il regarde.) Tiens ! qui est celui-ci qui se détourne et se sauve d’un autre côté en m’apercevant, comme un joueur s’esquivant du tripot et qui verrait à ses trousses celui qui le dirige ? Et quel est encore cet autre… (14) ? Mais qu’importe ? Continuons notre route au plus vite. Allons ! paysans (15), détournez-vous, détournez-vous… Que me dit-on encore ? d’arrêter un instant ; de donner un coup de main pour dégager une roue ? Quoi ! moi le cocher (16) du prince Samsthânaka. Tu voudrais que je dégageasse ta roue ? Ah ! c’est un pauvre diable qui est seul, il faut faire ce qu’il demande. Je vais arrêter ma litière à la porte latérale du jardin de Chârudatta. (Il fait ce qu’il a annoncé.) J’arrive, j’arrive à ton aide. (Il sort.)

L’esclave. — Madame, on entend comme un bruit de roues ; c’est la litière qui est arrivée.

Vasantasenâ. — Partons, ma fille ; mon cœur me presse. Où est la porte latérale ?

L’esclave. — Venez, venez, Madame !

Vasantasenâ, s’en allant. — Va te reposer.

L’esclave. — Si vous voulez. (Elle sort.)

Vasantasenâ. Elle éprouve un clignotement de l’œil droit et monte dans la litière. — Tiens (17) ! que signifie ce clignotement de mon œil droit ? Bast ! la vue de Chârudatta préviendra (18) les effets de ce mauvais présage.

Sthâvaraka, revenant sur la scène. — J’ai détourné les voitures et je puis continuer mon chemin. (Il monte sur la litière et se parle à lui-même en la mettant en marche.) On dirait que la litière est chargée. Peut-être est-ce parce que je me suis fatigué à dégager cette roue (19) que la chose me semble ainsi. N’importe, il faut marcher. Allons ! mes bœufs, allons !

Une voix derrière la scène. — Holà ! holà ! portiers, ayez soin de rester chacun (20) aux postes qui vous sont confiés. Le fils du bouvier vient de s’arracher à ceux qui le gardaient (21), de tuer le geôlier, de briser ses liens ; il est sorti de prison et s’esquive. Arrêtez-le ! arrêtez-le !

(Aryaka arrive brusquement sur la scène ; il est tout ému, il traîne une chaîne à un pied et a la tête couverte d’un voile.)

Sthâvaraka, à part. — Voilà la ville en grand émoi (22) ; partons vite ! (Il poursuit son chemin.)

Aryaka. — « J’ai échappé à l’océan de calamités et d’infortunes, — c’est-à-dire à la prison où le roi m’avait fait jeter, — où tous les hommes sont exposés à faire naufrage (23), et j’erre çà et là en traînant à mon pied un fragment de chaîne, comme un éléphant qui vient de s’enfuir après avoir brisé ses liens. »

Le roi Pâlaka, effrayé par une prophétie, m’avait fait arrêter dans mon étable et jeter en prison pour y attendre la mort (24). Mais grâce à l’aide de mon cher ami Çarvilaka, j’ai pu briser mes fers. (Essuyant ses larmes.)

« Pourtant, est-ce ma faute, à moi, si le sort m’appelle au trône, et pourquoi m’avoir fait enchaîner comme un éléphant sauvage ? Les décrets du destin sont inévitables : c’est un prince aux ordres duquel il faut se rendre. Comment s’empêcher d’obéir, quand on est en présence d’une volonté aussi puissante ? »

Mais où aller, malheureux que je suis ? (Il regarde de côté et d’autre.) Ah ! quel est le brave homme à qui appartient cette maison (25) dont la porte latérale n’est pas fermée ?

« Cette demeure lézardée, avec son verrou démonté et ce battant de porte dont l’assemblage ne tient plus, annonce certainement un père de famille vaincu par l’infortune et qui est aussi malheureux que moi (26). »

Il n’y a pas à hésiter : j’entre chez lui.

Une voix derrière la scène. — Allons vite, mes bœufs, allons !

Aryaka, écoutant. — Ah ! (27) une litière qui vient de là-bas !

« Si elle pouvait être occupée par une société (28) de gens de bonne composition ou que ce soit la voiture d’une femme et préparée à la recevoir ; ou bien encore la litière de personnes de distinction qu’on emmène hors de la ville et qui se trouve vide par l’effet du hasard (29). C’est le sort qui viendrait me l’offrir. »

Vardhamânaka, apparaissant sur la scène avec la litière. — Bon ! cette fois j’ai les coussins de la litière. Holà ! Radanikâ, dis à l’honorable Vasantasenâ que la litière est prête et qu’elle peut y monter pour se rendre au vieux jardin Pushpakarandaka.

Aryaka, prêtant l’oreille. — Ah ! c’est la litière d’une courtisane qui doit la conduire hors de la ville ; il faut y monter. (Il s’en approche vivement.)

Vardhamânaka, prêtant l’oreille à son tour. — J’entends le bruit de ses nûpuras (30) : Vasantasenâ est arrivée. Madame, mes deux bœufs sont irrités par la corde qui leur passe dans le nez, montez par derrière, (Aryaka suit les prescriptions de Vardhamânaka.) Je n’entends plus le son des anneaux que font résonner ses pieds de lotus (31) et la litière est chargée ; j’en conclus que Vasantasenâ est montée et que je puis partir. Allons ! mes bœufs, allons ! (Il se met en marche.)

Vîraka, apparaissant sur la scène. — Holà ! holà ! Jaya, Jayamânaka, Chandanaka, Mangala, Pushpabhadra, et tous les autres !

« Mettez-vous promptement sur pied (32) ! Ce fils de bouvier qui avait été emprisonné court les champs, après avoir brisé du même coup ses liens et le cœur du roi. »

Debout ! debout ! Toi, va te poster à la porte de la route de l’est, toi à celle de l’ouest, toi à celle du midi et toi à celle du nord. Pour moi, je vais monter avec Chandanaka (33) sur ce bout de mur et faire sentinelle. Allons ! Chandanaka, viens-t’en d’ici.

Chandanaka, arrivant en sursaut. — Holà ! holà ! Viraka, Viçalya, Bhîmângada, Dandakâla, Dandacûra et tous les autres !

« Courez vite, dépêchez-vous, ne perdez pas de temps (34) ; il s’agit d’empêcher que la puissance royale ne passe dans une autre famille (35).

« Allez en toute hâte le chercher (36) dans les parcs, dans les réunions, sur les routes, à l’intérieur de la ville, au marché, dans les chaumières des bergers, partout où le soupçon peut se porter.

« Hé bien ! Vîraka, qu’en dis-tu ? Parle sans réticences (37). Qui est-ce qui a prêté main-forte à ce fils de bouvier pour briser ses liens ?

« Quel est celui qui, méritant d’être né quand le soleil était dans sa huitième mansion, ou la lune dans sa quatrième, ou Vénus dans sa sixième, ou Mars dans sa cinquième, ou Jupiter dans sa sixième, ou Saturne dans sa neuvième (38), a soustrait ce fils de bouvier, Chandanaka étant en vie ? »

Vîraka. — Chandanaka,

« Quelqu’un a aidé à la brusque évasion du fils du bouvier : je te le jure la main sur ton cœur, brave Chandanaka ; le soleil était déjà à moitié levé quand il s’est enfui. »

Vardhamânaka. — Allons ! mes bœufs, allons !

Chandanaka, jetant les yeux du côté de la rue. — Tiens ! tiens !

« Voilà une litière couverte qui suit le milieu de la grande route ; examine un peu à qui elle appartient et où elle va (39). »

Vîraka, l’examinant. — Holà ! hé ! cocher ; arrête un instant ta litière et dis-moi à qui elle appartient, qui est monté dedans et où elle va ?

Vardhamânaka. — Elle appartient au seigneur Chârudatta (40) ; elle est occupée par l’honorable Vasantasenâ que je conduis (41) au vieux jardin Pushpakarandaka (42) pour se distraire avec Chârudatta.

Vîraka, s’approchant de Chandanaka. — Le cocher me dit que c’est la litière de Chârudatta qui conduit Vasantasenâ au vieux jardin Pushpakarandaka.

Chandanaka. — Qu’il passe.

Vîraka. — Sans qu’on y regarde ?

Chandanaka. — Pourquoi pas ?

Vîraka. — Qu’est-ce qui te rend aussi confiant ?

Chandanaka. — Le nom du seigneur Chârudatta.

Vîraka. — Quel est ce seigneur Chârudatta et cette Vasantasenâ, dont la litière peut passer sans être visitée ?

Chandanaka. — Quoi ! tu ne connais ni le seigneur Chârudatta, ni Vasantasenâ ? Dans ce cas, tu ne connais ni la lune (43), ni sa douce lumière qui brille dans le ciel.

« Peut-on ne pas connaître Chârudatta, ce lotus de mérites, cette lune de vertu, ce sauveur des gens tombés dans l’infortune, cette perle qui est la quintessence de quatre océans ?

« Tous les deux, — la digne Vasantasenâ et Chârudatta, le trésor du devoir, — ont droit aux hommages de la ville dont ils sont l’ornement. »

Vîraka. — Ne t’y trompe pas, Chandanaka ;

« Je connais parfaitement Chârudatta et Vasantasenâ, mais dans l’accomplissement des fonctions que je tiens du roi, je ne connais pas même mon père. »

Aryaka, à part. — Depuis longtemps l’un est mon ami et l’autre mon ennemi ; aussi

« Dans l’exercice d’un même emploi, ces deux individus apportent des dispositions différentes, semblables en cela à deux feux dont l’un est allumé pour un mariage (44) et l’autre pour un bûcher. »

Chandanaka. — Mais toi qui es si vigilant (45), n’es-tu pas capitaine et pourvu de la confiance du roi ? Je vais par conséquent tenir l’attelage et tu regarderas dans la litière (46).

Vîraka. — Est-ce que le roi ne t’a pas confié aussi le commandement de la force publique ? Charge-toi donc de l’inspection.

Chandanaka. — Ce que j’inspecte est en quelque sorte inspecté par toi.

Vîraka. — On peut dire que ce que tu passes en revue est passé en revue par le roi Pâlaka lui-même.

Chandanaka. — Cocher ! arrête l’attelage.

(Vardhamânaka exécute l’ordre qui lui est donné.)

Aryaka, à part. — Ciel ! les gardes vont me découvrir et, malheureux que je suis, je n’ai pas d’épée ; mais

« J’imiterai l’exemple de Bhîma (47), mon bras me servira de glaive : mieux, vaut mourir en me défendant (48) vaillamment que d’être pris et rejeté en prison. »

Cependant, le moment de recourir à la force n’est peut-être pas encore venu…

(Chandanaka monte sur la litière et regarde dedans.)

Aryaka. — J’implore votre protection.

Chandanaka, parlant sanscrit. — Quiconque implore ma protection n’a rien à craindre.

Aryaka. — « L’homme qui abandonne celui qui vient se placer sous sa protection est abandonné lui-même par la déesse de la victoire, par ses amis et par ses parents ; il devient pour jamais un objet de mépris. »

Chandanaka. — Quoi ! c’est Aryaka, le fils du bouvier ! Il est dans la situation d’un oiseau (49) qui, s’enfuyant devant le faucon, tombe aux mains de l’oiseleur (50). (Réfléchissant.) Il n’est pas coupable, il s’est placé sous ma protection, il est monté dans la litière de Chârudatta et il est l’ami de Carvilaka, à qui je dois la vie ; il est vrai que, d’un autre côté, les ordres du roi sont là… Que convient-il de faire en cette circonstance ? Mais bast ! advienne que pourra ! J’ai commencé par lui dire qu’il n’avait rien à craindre. Tenons parole !

« Pour l’homme qui se plaît à rendre service, la mort peut être la conséquence de la sécurité qu’il procure à un malheureux exposé au danger. Mais qu’importe ? sa conduite n’en est pas moins (51) méritoire aux yeux du monde. »

(Il descend en exprimant la confusion.)

J’ai vu le seigneur… (52) (se reprenant) je veux dire l’honorable Vasantasenâ ; elle prétend qu’il n’est pas convenable, qu’il est indigne d’elle de la traiter ainsi sur la grande route, tandis qu’elle se rend auprès (53) du seigneur Chârudatta.

Vîraka. — Chandanaka, un soupçon vient de naître (54) dans mon esprit.

Chandanaka. — Que veux-tu dire ?

Vîraka. — « Tu étais troublé, tu (55) as bégayé et tu n’as dit : « J’ai vu (56) l’honorable Vasantasenâ, » qu’après avoir commencé par les mots : « J’ai vu le seigneur… »

De là ma défiance.

Chandanaka. — Est-ce une raison suffisante pour l’exciter ? Nous sommes du midi et par conséquent habitués aux dialectes de plusieurs contrées peuplées par les barbares tels (57) que les Khaças, les Khattikharas, les Karatthas, les Avilakas, les Karnatas, les Karnas, les Prâvaranas, les Daviras, les Cholas, les Chînas, les Vatsaras, les Kheras, les Khanas, les Mukhas, les Madhughâtas, etc. ; nous n’articulons pas bien nettement ; nous ne faisons pas de différence entre vu et vue, honoré et honorée, et nous ne distinguons ni féminin, ni masculin, ni neutre.

Vîraka. — Mais n’ai-je pas le droit d’inspecter à mon tour ? C’est l’ordre du roi et je jouis de sa confiance.

Chandanaka. — Et moi, l’ai-je perdue ?

Vîraka. — Qu’importe ? C’est l’ordre du maître.

Chandanaka, à part. — Si l’on apprend que le fils du bouvier cherchait à s’enfuir dans la litière de Chârudatta, celui-ci sera puni par le roi. Que faire ? (Réfléchissant.) J’y suis ; essayons d’une querelle comme en savent faire naître ceux de Karnata (58). (Haut.) Holà ! Vîraka, j’ai, moi Chandanaka, visité la litière et tu veux la visiter de nouveau. Qui es-tu ?

Vîraka. — Qui es-tu toi-même ?

Chandanaka. — Un homme que tu dois honorer et respecter ; ne te rappelles-tu (59) pas ton origine ?

Vîraka, en colère. — Mon origine ? Qu’entends-tu par là ?

Chandanaka. — Je n’empêche pas qu’on te le dise.

Vîraka. — Eh bien ! qu’on me le dise.

Chandanaka. — Ou plutôt qu’on ne te le dise pas.

« Pour moi, je sais d’où tu sors et ma générosité m’empêche de le répéter. Silence donc !… À quoi bon s’occuper d’un fruit de kapittha écrasé ? »

Vîraka. — Je veux que tu t’expliques.

(Chandanaka fait un geste pour indiquer que Vîraka appartient à la caste des cordonniers (60).)

Qu’est-ce que cela veut dire (61) ?

Chandanaka. — « Cela veut dire qu’après avoir démêlé les cheveux des hommes en tenant d’une main une pierre plate usée, et de l’autre une paire de ciseaux, te voilà devenu général (62). »

Vîraka. — Mais toi qui viens de prétendre qu’il faut t’honorer, est-ce que tu ne te rappelles pas non plus ton origine ?

Chandanaka. — Eh bien ! quelle est donc mon origine, à moi Chandanaka, dont le sang est aussi pur que la lune (63) ?

Vîraka. — Je n’empêche pas qu’on te le dise.

Chandanaka. — Dis-le, dis-le.

(Vîraka exprime par un geste qu’il appartient à la caste des cordonniers (64).)

Que veux-tu faire entendre par là ?

Vîraka. — Eh bien ! écoute.

« Ton extraction est très-brillante : ta mère est une timbale, ton père est un tambour, ton frère est un corbeau (65) et te voilà devenu général. »

Chandanaka, en colère. — Moi, Chandanaka, je serais un cordonnier !… Eh bien ! soit, va visiter la litière.

Vîraka. — Holà ! cocher, arrête ta litière, je vais la visiter.

(Vardhamânaka obéit ; Vîraka veut monter sur la litière, mais Chandanaka le prend par les cheveux, le renverse et le frappe à coups de pied.)

Vîraka, se relevant furieux. — Ah ! tu viens me prendre aux cheveux et me donner des coups de pied pendant que j’exécute sans défiance les ordres du roi ; écoute bien ceci : si je ne te fais pas écarteler (66) en plein tribunal, je ne m’appelle plus Vîraka.

Chandanaka. — Tu peux aller, si tu veux, au palais du roi ou au tribunal. Je n’ai rien à faire avec un chien comme toi.

(Vîraka s’en va.)

Chandanaka, à Vardhamânaka. — Cocher, va-t’en vite. Si quelqu’un t’interroge, tu répondras que la litière ne s’avance qu’après avoir été visitée par Chandanaka et par Vîraka. Quant à vous, Vasantasenâ, je vous offre ceci pour vous tenir lieu de sauf-conduit (67). (Il tend une épée à Aryaka qui l’accepte avec joie.)

Aryaka, à part. — « Enfin, j’ai une épée ! Mon bras droit tressaille (68). Tout va bien : je suis sauvé ! »

Chandanaka. — Madame,

« Je vous ai reconnue et procuré un sauf-conduit ; souvenez-vous, je vous en prie, de Chandanaka. Ce n’est pas l’intérêt qui dicte mes paroles (69), mais l’amitié que je vous porte. »

Aryaka. — « Chandanaka, vous dont les sentiments brillent de tout l’éclat de la lune (70), le sort a fait de vous aujourd’hui mon ami ; je me rappellerai de vous si la prophétie se réalise (71). »

Chandanaka. — « Que Çiva, Vishnu, Brahma (72), le soleil et la lune vous protègent, et puissiez-vous anéantir vos ennemis comme Devî (73) a anéanti Çumbha et Niçumbha. »

(Vardhamânaka poursuit son chemin avec la litière.)

Chandanaka, regardant du côté de la coulisse. — Le voilà parti… J’aperçois mon ami Çarvilaka qui suit par derrière. Vîraka, que j’ai maltraité tandis qu’il s’acquittait des fonctions qu’il tient de la confiance du roi, peut me préparer un châtiment exemplaire ; mais qu’importe (74) ? Il faut prendre le même chemin que lui (75) entouré de mes enfants et de mes frères. (Il sort.)


NOTES SUR LE SIXIÈME ACTE





(1) Comm. C’est l’expression de quelqu’un qui ne se rend pas compte que l’aurore se lève : prabhâtaratrim ajânantyâh iyam uktih ; idânîm râtrir evâsti katham prabhâtam jâtam ity arthah.

(2) Comm. esha prabhâtah. Stenz. etat prabhâtam.

(3) Comm. ku ra[illisible] punah. Stenz. kva.

(4) Comm. râtrau prakâçavirahena sushtu na nirdhyâtah (Stenz. nidhyâtah) na drshtah. — Comm. Le sommeil l’ayant empêchée de bien se rendre compte de l’endroit où elle est, elle dit, « suis-je entrée, etc. » : prâtarnidrâpramattâ prâha hanje kim iti.

(5) Comm. Parce que j’ai accepté le collier de perles : yato mayâ ratnâvalî grhîtâtah samtapyate iti bhâvah.api praçne ; parijanah dârâdih. — Le sens est fixé par l’enchaînement des questions et des réponses : idam eva praçnottarâbhyâm anupadam eva sphutam iti bodhyam buddhaih. — Chacune poursuit son idée, Vasantasenâ pense au collier et l’esclave n’a en vue que les regrets dont son départ sera suivi.

(6) Comm. Si j’étais partie en emportant le collier j’aurais éprouvé un grand chagrin en apprenant celui qu’aurait ressenti la famille de Chârudatta, aussi faut-il que je le lui évite en m’affligeant la première, c’est-à-dire en rendant le collier : grhitaratnâvalîkâyâm gatâyâm ntayi nijamitracârudattapayijanaparitâpe paçcân mama bahu paçcât tâpah syâd iti prathamam eva mayâ samlaptavyam çocaniyam yathâ mitraparijanânutâpo na bhaved iti bhâvah. — C’est dans ce dessein qu’elle ajoute « prends ce collier, etc. » : ity abhiprâyena prâha hanje gehneti.

(7) Simple terme de respect dans la circonstance.

(8) Comm. patidârakakvtayâ. Stenz. patidârakasya.

(9) Nous avons déjà vu cette comparaison ; elle se retrouve partout et elle est devenue un des lieux communs les plus fréquents de la littérature sanscrite.

(10) Comm. prasâdhâyami prasâdhanam alamkârah.

(11) Comm. C’est un esclave de Samsthânaka : sthâvarakanâmd râjaçyâlasya cetah.

(12) Comm. samsthânena. Stenz. samsthânena yat.

(13) Comm. esha kasya krte pravahanah iti esha râjaçyâlasamsthdnasya krte pravahaxmh. Stenz. etat kasya pravahanavi iti esha rdjaçydlakasamsthânasya pravahanam.

(14) Comm. Il s’agit du pâtre Aryaka que Çarvilaka vient de délivrer : râjnâ pâlakena baddhas tadbandhanâd unmocitah çarvilakena ekacaranatâgnanigadah âryakanâmâ âbhirah mahâvirah yah siddhodeçât râjâ bharitâ so’yam iti jneyam.

(15) Comm. grâmyâh te eva grâmînâh janâh ity arthan.

(16) Comm. çûrah. Stenz. sûtah.

(17) Comm. kim nedam vitarke ity uktam.

(18) Comm. prasanjayishyati. Stenz. pramârjishyati. — Cette superstition était connue de l’antiquité classique. Cf. Théocrite, iii. 37.

(19) Wilson et Fauche donnent une traduction de ce passage dont il semble impossible de rétablir le mot à mot dans le texte. Je sous-entends mama avec paricrântasya et j’obtiens ainsi un sens qui me paraît très-plausible. Sthâvaraka a soupesé sans doute la litière et s’explique qu’elle lui a semblé lourde parce qu’il vient de se fatiguer à tirer un charretier d’embarras.

(20) Comm. çayadhvam. Stenz. sveshu sveshu.

(21) Comm. guptim rakshâm.

(22) Comm. sambhramah bhayam.

(23) Comm. narânâm râjakartrkabandhanamisharûpâ vyâpattih viçishtâpattih tâdanaradhâdih tajjanyam vyasanam duhkham tadâtmakam mahârnavam aham hitvâ tyaktvâ tîrtvâ ity arthah. — Aryaka fait allusion au grand océan de la transmigration, c’est-à-dire au monde matériel si souvent désigné au moyen de cette métaphore par les poètes et les philosophes de l’Inde.

(24) Comm. viçasane hanane carmani dvîpinam hantîti vat saptami.

(25) Comm. C’est celle de Chârudatta qu’il dépeint ensuite : cârudattasyedam geham asyaiva varnanam idam grham iti.

(26) Comm. mama âryakasya tulyabhâgyhah yathâham daridro vipannaç ca tathâyam ity arthah.

(27) Comm. Vardhamânaka, qui était allé chercher les coussins de sa voiture, est de retour et Aryaka dit en entendant le bruit des roues de la litière qu’il conduit « ah ! voilà, etc. » : ayam vardhamânaka evâgatah pûrvam yânâstaranânayanâya gatah ; âryakah âkarnyeti pravahananeminisvanam iti prakrântam vitarkate (sic) aye ityâdi.

(28) Comm. goshthi samânaçîlajanasamûhah samaiyâparishat. goshthîty amarah.

(29) Pour ces deux derniers cas il y a eu allusion évidente, dans l’esprit de l’auteur, à la litière où est montée Vasantasenâ et à celle préparée pour Samsthânaka ; rien de plus fréquent d’ailleurs dans notre pièce que ces références, soit anticipées, soit postérieures, à certaines circonstances de l’action.

(30) Anneaux que les femmes de l’Inde portaient aux pieds. — Comm. Vardhamânaka prend le cliquetis de la chaîne traînée par Aryaka pour le son des nûpuras de Vasantasenâ : ayam âryakacaranalagnaikanigadaçabdah.

(31) Comm. pâdotphâla, etc. Slenz. yathâ pâdotphâla, etc.

(32) Comm. kim gacchata viçrabdhâh. Stenz. kim stha viçrabdhâh.

(33) Comm. candanena samam gatvâ. Stenz. candanena samam.

(34) Comm. â âçcarye gacchata viçrabdhâh (Stenz. viçvastâh) tvaritam yâtrâm (Stenz. yatadhvam) gamanam laghu çîghram kuruta.

(35) Comm. Ou dans un autre pays : gotrântaram anyâm bhûmim kulam antaram vâ.

(36) Comm. anveshayata. Stenz. rakshata.

(37) Comm. bhanasi tâvat viçrabdham. Stenz. bhana tâvad riçvastam.

(38) Comm. C’est une allusion à certaines données horoscopiques fournies par l’astrologie. Dans le premier cas on est exposé à la souffrance, dans le second à la colique, dans le troisième à l’idiotisme, dans le quatrième au dépérissement, dans le cinquième au chagrin, et dans le sixième à l’indigence : janmato shtamasûryaphalam pîdâ, caturthacandraphalam kukshirogah, shashthaçukraphalam buddhihânih, pancamamangalaphalam kshatih, janmaskasthaguruphalam çokah, navamacanaiçcaraphalam naihsvam dravyavaidhuryam ity arthah evamâdi sphutam cedam jyotiçâstre.

(39) Comm. proshitam. Stenz. pvavasitam.

(40) Comm. cârudattasya kvtam. Stenz. cârudattasya sambandhi.

(41) Comm. niryâti. Stenz. nîyate.

(42) Comm. prasthânam (prakrshtam sthânam) pushpa°. Stenz. pushpa°.

(43) Le comm. donne api après candram ; cette particule manque chez Stenz. — candra « lune » est masculin en sanscrit, ce qui explique la comparaison établie entre cette planète et Chârudatta.

(44) En se mariant et en devenant maître de maison, chaque Indou appartenant aux castes supérieures, allumait un feu destiné aux sacrifices journaliers, qui ne devait s’éteindre qu’à sa mort. — Voir la note de Wilson.

(45) Comm. tattilah cintâparah.

(46) Le comm. n’explique pas ce passage assez difficile quant à la suite des idées. Il semble certain pourtant que Chandanaka, prévoyant la réponse de Vîraka, ne lui propose d’abord de visiter lui-même la litière que pour mieux écarter ses soupçons.

(47) L’un des Pândavas. — Comm. iyam karmani shashthî bhîmam anukarishyâmîty arthah.

(48) Comm. À coups de poings et à coups de pieds : karacaranâdiprahâram api dadatah. ity arthah.

(49) Comm. pattrarathah pahshî.

(50) Comm. çâkunikasya vyâdhasya.

(51) Comm. khalu. Stenz. ca.

(52) ârya (ajjo en sanscrit) est une épithète signifiant « noble » qui précède ordinairement les noms propres d’homme. Comme Chandanaka prononce ce mot au masculin, il trahit d’avance le mensonge qu’il médite, et c’est pourquoi il se reprend en disant cette fois âryâ au féminin. — Le comm. n’a pas na que donne ici Stenz.

(53) Comm. abhisârayitum abhisartum iti vâ.

(54) Le comm. n’a pas samutpannah que donne Stenz.

(55) Comm. tvam api. Stenz. tvam.

(56) Comm. drshto mayâ khalu. Stenz. drshto mayâ.

(57) Comm. khacetyâdini kuladeçopahitâni mlecchajâtinâmânîti bodhyam.

(58) Fauche a remarqué avec raison que cette comparaison ressemble fort à notre locution proverbiale « chercher une querelle d’Allemand. »

(59) Comm. anusmarasi. Stenz. na smarasi.

(60) Comm. carmakârajâtisûcikâm samjnâm ity arthah.

(61) Comm. are kim nedam iti vitarke ’sakvt uktam.

(62) Ce passage est fort difficile. Le texte n’en est pas fixé avec certitude et le sens tel que je l’ai tiré de celui que donne Stenz, s’accorde assez mal avec ce qui précède. Il est probable d’ailleurs que la caste des carmakâras ou cordonniers comprenait différents métiers considérés comme abjects. Comm. çrgâlaka. Stenz. çilâtala. — Comm. kukka. Stenz. kuncita. — Comm. samsthâpakah. Stenz. samsthâpakah.

(63) Avec jeu de mots sur Chandanaka, nom propre d’homme et candra, lune.

(64) Comm. samjnâm carmakârajâtijnâpikâm.

(65) Wilson traduit durmukhakarataka par tambourine ; le Dictionnaire de Saint-Pétersbourg donne, au contraire, à karataka le sens de krœhe en citant notre passage à l’appui.

(66) Comm. te tvâm caturangam na kapyâvemi kvntayâmi (Stenz. kalpayâmi) râjabhatair iti çeshah.

(67) Comm. abhijnânam cihnam.

(68) Il s’agit sans doute ici d’un pronostic du genre de celui dont Vasantasenâ tirait un funeste augure ; seulement dans ce cas-ci il est d’heureux présage.

(69) Comm. suvadâmah. Stenz. brûmah.

(70) Il y a dans le texte un nouveau jeu de mots sur le nom de Chandanaka et candra, lune.

(71) Comm. Si je deviens roi : siddhâdeçah siddhâjnâ yadi tathâ aham râjâ syâm ity âkârah.

(72) Les trois personnes de la trinité indienne.

(73) Devî ou Durgâ, l’épouse de Çiva, qui détruisit les deux asuras ou démons dont les noms suivent.

(74) Ce passage est difficile ; j’ai paraphrasé le texte de la façon qui m’a paru mettre le mieux d’accord le sens grammatical et la déduction logique des idées.

(75) Comm. etam vîrakam. Ne serait-ce pas une erreur et Chandanaka ne s’en va-t-il pas plutôt avec les siens augmenter les mécontents qui se groupent autour de Çarvilaka ?