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Le Chemin de la fortune (Conscience)/05

La bibliothèque libre.
Traduction par Félix Coveliers (1827-1887).
Calmann Lévy, éditeur (p. 85-111).


V

LE DÉSERT


Suivant l’usage, celui dont c’était le tour de faire la cuisine devait se lever une heure plus tôt que les autres pour préparer le déjeuner, et ce n’était que lorsque le repas était prêt qu’il pouvait éveiller ses camarades.

Il advint justement que c’était ce jour-là le tour du Bruxellois. Pardoes, avec toutes les précautions imaginables pour ne pas faire de bruit, alluma un grand feu et suspendit la marmite au-dessus. Il souriait à part lui et regardait de temps en temps du côté de la tente avec une expression narquoise, comme s’il avait quelque intention secrète. Lorsqu’il vit que le feu allait bien, il tira son couteau de sa ceinture et se dirigea vers le bois.

Arrivé près du cadavre de l’ours, il lui coupa les quatre pattes, les dépouilla à la hâte ; puis il revint près du feu et suspendit les pattes du grizly au-dessus de la flamme, après les avoir bien saupoudrées de poivre et de sel, et attachées à une branche en guise de broche.

Il était joyeux, se frottait les mains et se léchait les lèvres en murmurant :

— Comme ils seront surpris à leur réveil ! Des pattes d’ours pour déjeuner ! C’est un mets royal, succulent et tendra. Dans le désert, ils mangeront avec plus de plaisir qu’à la table du meilleur hôtel de Bruxelles.

Sous la surveillance assidue de Pardoes, les pattes d’ours furent bientôt cuites, il les troussa sur un plat de fer-blanc, qu’il avait posé sur une pierre sous la broche, pour y faire dégoutter la graisse et le jus. Et il fit encore quelques galettes pour remplacer le pain au déjeuner.

Alors il cria à l’ouverture de la tente :

— Levez-vous, levez-vous, mes amis, le couvert est mis ! J’ai un morceau de gibier qui vous fera vous lécher les doigts, soyez-en sûrs.

Tous se levèrent.

— Bonté du ciel ! Qu’est-ce qui sent si bon là dehors ? grommela Kwik en se frottant les yeux. As-tu pris un lièvre, Pardoes ?

— Oui, un lièvre si grand, qu’une de ses pattes suffirait pour te donner une indigestion.

— Ça doit être une fameuse bête ! C’est égal, je raffole des lièvres, et mon estomac va faire une fête dont vous serez étonné. Vous, venez, messieurs ! l’eau m’en rient à la bouche, j’ai une faim canine…

Mais, lorsqu’il eut jeté les yeux sur le plat de fer-blanc, il recula avec dégoût et s’écria :

— Ce sont, pardieu, les pattes de l’ours, de l’horrible animal qui a voulu nous dévorer hier ! Aïe ! aïe ! Pardoes, quelle mauvaise plaisanterie ! Il est cruel de se moquer de nos pauvres estomacs ; j’en ai la crampe.

Le Bruxellois essaya de convaincre ses amis qu’on ne pouvait trouver rien de plus délicieux que le mets qu’il leur avait préparé. Le baron, le matelot et Jean Creps commencèrent en effet à en manger et assurèrent que Pardoes n’avait pas exagéré la bonne qualité de la chair d’ours : le dessous des pattes surtout était merveilleusement tendre et succulent.

Victor, quoiqu’il éprouvât quelque dégoût, se laissa vaincre et accepta une demi-patte des mains de Creps ; mais Donat lui prit le bras et voulut le retenir.

— Ah ! monsieur Roozeman, supplia-t-il, je vous en prie, ne mangez pas de cet horrible animal, il a voulu nous déchirer ; il a peut-être déjà mangé d’autres personnes.

— Mais, Kwik, tu es vraiment naïf, dit Victor avec un sourire, viande est viande, et celle-ci a bon goût et n’est pas nuisible…

— Pas nuisible ? répliqua Donat ! mangez-en, vous verrez. Sans le savoir, vous deviendrez méchant, et colérique, et cruel.

On éclata de rire.

— Ah çà ! dit ironiquement le Bruxellois, quelle idée absurde as-tu encore dans la cervelle ? Le naturel des hommes changerait selon la nourriture qu’ils prennent ? Nous qui ne mangeons depuis longtemps que du lard, nous devrions donc être sales et immondes comme les porcs ?

Kwik examina ses compagnons, s’examina lui-même de la tête aux pieds et répondit en grommelant :

— Je ne sais pas au juste si cela vient du lard ; mais il est certain qu’en Belgique on ne nous prendrait pas avec des pincettes. Je me suis miré hier dans le miroir de poche du baron. Le sauvage que j’y ai vu avait une vilaine barbe hérissée, et la poussière et la graisse étaient tellement amalgamées sur sa figure, que j’ai failli laisser choir la petite glace de dégoût. Si Anneken de Natten-Haesdonck rencontrait cet affreux personnage, elle s’enfuirait en criant au secours.

— Allons, allons, mange un peu de patte d’ours, dit Creps. C’est réellement très-bon et très-délicat.

— Moi, manger d’un monstre qui a égorgé mon pauvre mulet ? J’aimerais mieux mourir de faim ! s’écria Donat.

Il prit la poêle et fit frire à la hâte un peu de lard, pendant que ses compagnons dévoraient, avec un étonnant appétit, les pattes du grizly jusqu’à l’os.

— Oui, oui, riez toujours, messieurs, continua-t-il tout en mangeant, vous verrez. Je ne m’étonnerais pas si vous vous arrachiez les yeux aujourd’hui même. Je ne me fie pas à des amis qui ont de la viande d’ours dans le corps ; mais je vous préviens : vous pouvez vous battre et vous disputer tant que vous voudrez, je ne m’en mêle pas. L’Ostendais n’a pas besoin de manger du monstre, pour…

— Coquin, qu’oses-tu dire ? hurla le matelot, qui bondit en arrière le couteau à la main.

— Voyez, messieurs, eu voilé déjà un exemple !… soupira Kwik découragé. Il ne sait, pas ce que j’allais dire et il veut m’assassiner.

Tous éclatèrent de rire ; car l’Ostendais avait évidemment pris cette attitude menaçante pour se moquer du naïf Donat.

Pardons mit fin à cette plaisanterie en rappelant à ses camarades qu’ils devaient reprendre leur route pour ne pas laisser passer la fraîcheur du matin. Le soleil s’était levé radieux dans un ciel bleu foncé, il était probable qu’il ferait très-chaud vers midi.

Chacun prit une partie des instruments sur son dos. Le sort désigna Roozeman pour porter la claie ; mais Donat s’en chargea, et, malgré les instances de Victor, il ne voulut pas s’en dessaisir.

Ils reprirent donc leur voyage avec courage et restèrent presque pendant deux heures très-gais d’esprit, causant et plaisantant de leur combat contre l’ours et de la délicatesse de ses pattes rôties. Le baron seul était silencieux et paraissait plongé dans de tristes réflexions.

À la moindre parole qui résonnait un peu plus haut que les autres, Donat regardait ses compagnons avec méfiance, comme s’il s’attendait à des luttes et à des querelles ; mais, comme la bonne entente ne fût pas troublée, il oublia sa crainte et se mêla sans inquiétude à la conversation.

Après avoir marché pendant trois heures, ils furent peu à peu moins portés à causer et continuèrent bientôt leur marche en silence. La fatigue commençait à peser lourdement sur leurs membres. Le baron marchait derrière, la tête basse, en poussant de temps à autre un soupir étouffé.

Il n’était pas loin de midi, lorsqu’ils arrivèrent au pied d’une chaîne de montagnes escarpées qui coupait leur route aussi loin qu’ils pouvaient voir et qui s’étendait sans interruption dans la même direction. Il n’y avait rien à y faire, il fallait gravir la hauteur. Après s’être reposés pendant un quart d’heure, ils cherchèrent l’endroit le moins escarpé et grimpèrent sur les énormes rochers jusqu’au sommet de la montagne où ils se laissèrent tomber enfin, haletants et tout couverts de sueur.

Lorsqu’ils se relevèrent pour continuer leur voyage, un frisson secret les prit. Ils voyaient devant eux une suite de montagnes de plusieurs lieues de largeur, dont le sol pierreux semblait brûlé par un feu souterrain ou par les rayons du soleil ; car, aussi loin que pouvait porter la vue, on ne découvrait dans cet immense désert ni arbre ni plante.

— Sainte Vierge, qu’est-ce que cela ? soupira Donat. J’ai peur ; serions-nous arrivés au bout du monde ?

— Pardoes, le chercheur d’or suisse ne vous a-t-il pas parlé de ce désert ? demanda Jean Creps.

— Non.

— Alors nous sommes égarés ! Une agréable nouvelle !

— Nous ne pouvons pas nous égarer ici, répondit le Bruxellois. Aussi longtemps que nous avons à notre droite la gigantesque chaîne de montagnes de la Sierra-Nevada, nous restons dans la bonne direction. En avançant toujours, nous ne pouvons manquer le placer cherché. Il est situé près d’une large rivière qui descend de la Sierra-Nevada, et par conséquent elle doit se trouver également sur notre chemin. Si nous voulions l’éviter, nous ne pourrions y réussir. La vue de ce désert a quelque chose qui éveille la crainte, en effet, et il est probable que sous ce soleil ardent, nous aurons beaucoup à souffrir de la chaleur ; mais, puisque nous sommes arrivés si loin, nous devons poursuivre sans nous détourner. Peut-être trouverons-nous des ravins que nous ne pouvons apercevoir d’ici. Allons, camarades, ne perdez pas courage ; demain, nous atteindrons peut-être le but si longtemps désiré de nos rudes efforts.

Ils avancèrent, au commencement du moins, d’un pas rapide dans le désert nu et solitaire. Le soleil laissait tomber comme un feu ardent sur leurs têtes ; ses rayons, reflétés sur le roc chauve, redoublaient de force et changeaient l’air en une vapeur transparente qui épuisait les poumons haletants.

Après deux heures de marche, les voyageurs étaient presque à bout de forces ; muets, sombres et découragés, ils avançaient lentement dans la plaine monotone et triste. Le baron paraissait près de succomber sons son fardeau, et, absorbé dans ses tristes pensées, il s’oubliait quelquefois lui-même, et restait en arrière. Le matelot prenait un plaisir cruel à adresser des paroles moqueuses au gentilhomme. Celui-ci n’avait encore répondu à ces railleries que par un regard de mépris ; mais quand le matelot lui cria en riant :

— Eh ! baron, tu cours la tête penchée vers la terre. Il n’y a pas ici de dames qui aient perdu des épingles. Tu vois bien que les nobles ne valent pas grand’chose ; une paire de larges pieds de vilain te servirait mieux en ce moment. Ne le crois-tu pas ?

Le gentilhomme pâlit soudain, jeta son havresac, prit son revolver et s’écria en frémissant :

— Arrêtez, messieurs, je le veux !

— Eh bien ! eh bien ! qu’arrive-t-il ? que voulez-vous faire ? bégayèrent les autres, stupéfaits.

— Cet homme grossier se moque de mes souffrances ; il croit qu’un gentilhomme, même dans la position où je me trouve, se laisse insulter impunément ? Cela n’est pas vrai ! Je pourrais le tuer d’une balle ; pour cela, je n’aurais à faire qu’un mouvement du doigt ; mais je recule devant un meurtre… Je le défie ; il se battra en duel avec moi ! Un de nous deux laissera ses os dans ce désert. Finissons-en, ou je le frappe au visage avec la crosse de mon revolver !

Tous les autres se jetèrent entre eux pour empêcher le duel ; mais le baron répéta plusieurs fois le mot lâche, et le matelot, retenu par Pardoes, jurait qu’il mettrait le gentilhomme en pièces.

— Pas de pistolets ! hurla l’Ostendais ; un combat à mort avec les couteaux : c’est plus beau, cela dure plus longtemps, et il coule plus de sang.

— Soit, les couteaux ! répondit le baron, dont les joues étaient affreusement pâles et dont les yeux flamboyants paraissaient près de sortir de leurs orbites.

— Ô mon Seigneur ! ô mon Dieu ! Ils vont s’entre-dévorer dans cet affreux désert. Le baron, qui était la patience même, perd tout à coup ses esprits et devient enragé. Je l’avais bien prévu, voilà ce que c’est que de manger de la viande d’ours.

— Aux armes ! cria Pardoes. Voilà les sauvages californiens.

Cette terrible exclamation fit oublier la querelle ; chacun saisit précipitamment son fusil et regarda avec une surprise mêlée d’inquiétude dans la direction que le Bruxellois leur montrait.

— Des sauvages ! s’écria Kwik, tremblant comme un roseau. Des sauvages ! Ah ! où allons-nous nous cacher ? Plus d’autre aide que le bon Dieu seul.

En effet, ils aperçurent, à plusieurs milles de là, sur leur droite, une dizaine d’hommes marchant dans les plis des montagnes, et Pardoes dit qu’il reconnaissait les sauvages à leurs longs cheveux flottants et à leurs corps presque nus. Il donna à ses amis de longues explications et tâcha de leur persuader, avec une grande abondance de paroles, que le voisinage de ces gens était un danger menaçant pour eux. Son intention était évidemment de détourner l’attention de ses compagnons de la querelle ; mais le baron s’en aperçut et s’écria :

— Ces sauvages sont à plus de deux lieues de marche de nous ; ils ne nous ont pas vus et ils ont disparu derrière les montagnes. — Le couteau à la main, Ostendais !

— Ah ! vous voulez toujours vous massacrer, même en ce moment, quand nous sommes menacés d’une attaque de sauvages californiens ! Eh bien, nous verrons ! dit le Bruxellois avec une grande colère. — Roozeman, Creps, Donat, êtes-vous prêts à m’obéir pour garder notre vie ? Oui ? Dirigez vos fusils sur le matelot ; je tiendrai le baron sous le canon de mon arme…

En disant cela, il avança de quelques pas et reprit :

— Baron, tu as fait une association avec nous ; tu n’es pas maître de toi-même ; je te déclare que ce duel est une déloyauté, parce qu’il doit nous priver d’un de nos camarades, en ce moment où la vie de tous peut dépendre du secours d’un seul. Le premier de vous qui défie encore l’autre, je le tue sans miséricorde. Ce sera toujours, du moins, un moyen de ne pas perdre ici plus longtemps des moments précieux.

Pardoes échangea à voix basse quelques paroles courroucées avec le matelot. Celui-ci parut se rendre, marcha vers le gentilhomme et dit :

— Écoute, baron, je ne veux pas mettre mes amis en danger de mort. Pour te satisfaire, je reconnais que j’ai eu tort, et je te demande pardon de mes paroles légères.

Le gentilhomme regarda cette réparation d’honneur forcée comme une raillerie outrageante ; l’expression de son visage était si méprisante, que l’Ostendais recommença à murmurer et serra son couteau dans son poing crispé. Mais Victor prit la main du baron et s’efforça de le calmer par des témoignages d’estime et d’amitié ; Donat se joignit à lui, et tous deux le supplièrent si longtemps, que, vaincu enfin, il dit :

— Soit ! n’en parlons plus. Cet homme grossier ne m’insultera plus…

— En avant donc, mes amis ! cria le Bruxellois.

— Je reste ici, dit le baron, en s’asseyant par terre.

— Ah çà ! deviens-tu fou ? grommela Pardoes.

— Non, répondit-il, je suis à bout de forces ; mes pieds ne sont plus qu’une plaie : je dois me reposer. — Vous pouvez continuer votre chemin, messieurs ; il m’est égal de mourir par les armes des sauvages californiens, ou de succomber comme une bête de somme sous un fardeau que je ne puis porter plus longtemps.

Il ôta un de ses souliers, le sang coulait réellement de son pied.

— Eh bien, reste là ! grommela Pardoes courroucé.

— Je ne pars pas d’ici sans notre compagnon ! dit Victor, qui avait compassion de l’état du gentilhomme. Ainsi, si toi ou moi, ou un autre, tombait malade, ou ne pouvait plus marcher, nous l’abandonnerions et nous le livrerions à une mort certaine, comme des hommes sans âme ?

— Je ne pars pas non plus ! s’écria Donat.

— Nous resterons donc ici à quatre, dit à son tour Jean Creps.

— Eh bien, reposons-nous un peu, murmura le Bruxellois très-mécontent. Avant de venir en Californie, on devrait bien savoir si on a des jambes à l’épreuve du voyage…

— Puisque cela va ainsi, interrompit Donat, je ne porte plus la claie ! Hier soir, nous avons décidé que chacun de nous ne la porterait que pendant une demi-journée ; le tour de M. Roozeman est passé. Je n’aurais pas rappelé cela ; car Dieu m’a créé avec de bonnes jambes et de larges épaules : mais chacun pour soi, c’est la règle que vous suivez. Le matelot n’a qu’à prendre la claie ; pour ce qui me regarde, je porterai le bagage du baron ; alors il pourra probablement nous suivre.

Pendant que Donat parlait ainsi, Victor était occupé à laver le pied du gentilhomme et à l’envelopper d’un morceau de linge.

Enfin, le baron déclara que, grâce au secours de ses bienveillants amis, il espérait pouvoir poursuivre sa route. Tous reprirent leurs sacs et s’avancèrent dans le désert.

— Voilà ce que c’est que de manger de la viande d’ours, dit Donat en marchant à côté de son ami Roozeman. Ce n’est pas encore fini, je parie qu’avant une demi-heure, Creps et Pardoes seront en face l’un de l’autre avec le pistolet à la main. Lorsque nous avons déclaré que nous voulions rester avec le baron, j’ai vu que le Bruxellois prenait son couteau et que ses yeux commençaient à flamboyer.

— Non, mon ami Kwik, tu te trompes, répondit Victor. L’affaire est simple : le baron souffrait beaucoup et le matelot se moquait cruellement de ses douleurs… Mais qu’aperçois-tu, Donat, que tu regardes continuellement autour de toi ?

— Je n’aperçois heureusement rien. — Dites, monsieur Roozeman, croyez-vous que c’étaient des sauvages que nous avons vus passer là-bas ?

— Certainement, c’étaient des sauvages.

— Aïe ! aïe ! il me semble que je les sens déjà occupés à m’écorcher la tête !

— Bah ! Donat, ils ne nous ont pas vus ; d’ailleurs, pour venir à nous du sein de ces montagnes lointaines, il leur faudrait peut-être une demi-journée.

— Oui ; mais Pardoes a dit qu’ils couraient comme des chevaux sauvages.

— C’est vrai, ils courent avec une rapidité étonnante.

— Eh bien, que le bon Dieu nous protège alors ! soupira Donat en faisant le signe de la croix.

— Tu as donc bien peur des sauvages californiens ? dit Victor en riant.

— Peur ? Plus que peur : quand j’y pense, mes jambes tremblent et le souffle me manque. J’ai déjà vu beaucoup de vilaines choses depuis que nous sommes arrivés dans cette prétendue terre promise ; mais des sauvages ? pouah ! Je me battrais plutôt avec des revenants… Non, non, des revenants non plus. Mais des sauvages qui arrachent à un homme la peau de la tête avec les cheveux et le reste, pour en faire des houppes ! Ils doivent, pardieu, être possédés du diable pour inventer pareille chose !…

Kwik continua quelque temps encore ses dissertations sur la férocité des naturels de Californie, et il arriva à cette conclusion, qu’ils étaient sans doute habitués à manger beaucoup de viande d’ours ; mais Victor, accablé par cette insupportable chaleur, ne répondait plus à ses paroles et paraissait même ne plus l’écouter.

Les autres chercheurs d’or étaient également fatigués et silencieux. Ils n’ouvraient la bouche que pour se plaindre du manque d’eau ; car la plupart avaient déjà vidé les gourdes en cuir qui pendaient à leur côté, et ce qui restait aux autres n’équivalait pas à un quart de litre. Il arriva un moment, dans l’après-midi, où il ne leur restait plus une goutte d’eau, et un soleil brûlant continuait à darder dans le ciel avec la même ardeur, et l’air, chargé de toute la chaleur concentrée de la journée, était suffocant comme une atmosphère mortelle. Le désert s’était de plus en plus élargi devant les voyageurs et paraissait se confondre, dans la direction qu’ils suivaient, avec l’horizon lointain. S’ils avaient du moins vu des arbres, des montagnes ou des vallées, ils auraient pu espérer rencontrer quelque part un ruisseau, un lac, mais le sol ne présentait autour d’eux aucune trace qui pût les consoler en leur donnant de l’espoir.

Ils s’arrêtaient souvent et se laissaient tomber par terre pour se reposer. Alors on murmurait hautement contre Pardoes. Il advint que Jean Creps blessa profondément le Bruxellois par ses reproches et que quelques paroles aigres furent échangées. Donat poussa Roozeman du coude et murmura à son oreille :

— Monsieur Victor, apprêtez votre revolver !

— Pourquoi ? demanda celui-ci.

— Pour défendre votre ami Creps : la viande d’ours fait son effet sur Pardoes.

Mais les choses n’allèrent pas comme Kwik le craignait. La troupe reprit les sacs et continua son chemin dans le désert en murmurant et grommelant. Vers le soir, la fatigue et l’amertume augmentèrent encore ; la chaleur avait bien diminué, mais les voyageurs souffraient terriblement de la soif ; et, ne voyant pas de limites à ce désert, ils craignaient d’être obligés de passer la nuit sur ce plateau sans pouvoir se désaltérer. Le lendemain, il faudrait donc recommencer ce mortel voyage, sous une chaleur torride et sans une goutte d’eau. Qui pouvait savoir s’ils ne mourraient pas tous de soif dans ce désert ?

Lorsque le soir arriva, en effet, le matelot, le baron et Jean Creps refusèrent d’avancer plus loin ; ils voulaient passer la nuit à la belle étoile, — car, à trouver du bois pour dresser la tente ou pour faire du feu, il ne fallait pas y penser.

Pardoes prétendit qu’ils ne pouvaient pas être loin d’un ruisseau ou d’une rivière ; le sol commençait à montrer plus de mouvements et présentait une pente sensible ; en outre, en calculant la direction des montagnes qui bornaient de tous côtés leur horizon, il pouvait prédire que dans une couple d’heures, ils trouveraient sans doute de l’eau.

En faisant briller cet espoir aux yeux de ses compagnons, il obtint d’eux qu’ils se remettraient en route après un repos plus ou moins long. Ce qu’il leur disait n’était qu’une invention pour les encourager, car il ne savait pas lui-même où il était, et, s’il marchait en avant, c’était parce que, de cette manière, il y avait plus de chances de trouver de l’eau qu’en restant couché au milieu du désert.

Après qu’ils eurent marché encore péniblement pendant une demi-heure, Pardoes se laissa tout à coup tomber par terre en poussant un cri. Les autres s’élancèrent vers lui, croyant qu’il était frappé d’un coup de sang ; mais il dit d’une voix tremblante ;

— Silence ! silence ! mes amis, laissez-moi écouter !

Après avoir appliqué son oreille contre terre pendant quelques instants, il se leva d’un bond et s’écria avec des transports de joie :

— Hourra ! hourra !… De l’eau ! de l’eau !

— Où ? par où ? bégayèrent les autres, qui ne comprenaient pas ce que Pardoes voulait dire.

— Là-bas ! devant nous, une chute d’eau ! je l’entends tomber de la montagne.

Donat s’était déjà couché la tête contre terre.

— C’est vrai ! c’est vrai ! Oh ! le bon Dieu soit joué !

Un cri de joie général s’éleva, et, si épuisés qu’ils fussent, les chercheurs d’or, transportés, coururent avec des forces nouvelles dans la direction indiquée.

Kwik, qui était en avant, recula tout à coup avec un cri d’angoisse et tomba lourdement sur le dos ; mais le danger qui pouvait menacer son ami Victor le fit se relever, et il courut à la rencontre de ses camarades, les bras ouverts et en criant pour les retenir.

— Qu’y a-t-il donc ? Qu’as-tu vu ? demandèrent les autres effrayés.

— Ah ! mes amis, dit-il en bégayant, je viens encore de passer par le trou d’une aiguille ! Un précipice ! un abîme ! comme la gueule de l’enfer ! J’avais déjà une jambe dedans. Si mon ange gardien ne m’avait pas retenu, je serais peut-être étendu à six cents pieds de profondeur, avec les membres brisés et aplati comme une nèfle. Prenez garde ! prenez garde ! Cela descend perpendiculairement comme le mur d’une église.

Ils arrivèrent, en effet, devant un précipice effrayant qui était de niveau avec le sol du désert. À une cinquantaine de pas d’eux, la chute d’eau sortait d’une crevasse du rocher et tombait en écumant et en grondant dans l’étroite vallée, d’où remontaient des sons pareils à de sourds roulements de tonnerre. Cependant, les voyageurs stupéfaits éclataient en transports de joie et de bonheur ; car, malgré l’obscurité qui enveloppait la vallée, ils virent briller un large ruisseau qui sortait de la cascade comme un ruban d’argent.

— Ne serait-ce pas le placer du chercheur d’or suisse ? demanda le matelot.

— Non, répondit Pardoes, notre placer est situé dans une large vallée et il n’y a pas de chute d’eau aux alentours. Donc, ce ruisseau est un signe que nous approchons de notre placer. En effet, il se jette sans doute dans une rivière, et c’est probablement au bord de cette rivière que nous devons être. Dans tous les cas, mes amis, là-bas il y a de l’eau. En ce moment, elle a plus de valeur pour nous que l’or. Le plus difficile est de trouver un chemin pour descendre au fond de cet immense précipice… Venez, je crois l’avoir trouvé. Là-bas, près de ces arbres qui montent sur le flanc des rochers, je prévois que nous trouverons un passage.

Ils se dirigèrent de ce côté. Pardoes ne s’était pas trompé. À l’endroit qu’il avait désigné, une partie considérable de la montagne s’était écroulée dans la vallée depuis des siècles peut-être, et avait formé contre les rochers à pic un talus par lequel on pouvait tenter une descente.

L’obscurité rendait cette tentative très-dangereuse ; à peine les chercheurs d’or eurent-ils fait quelques pas, que le matelot glissa sur la roche, et il serait probablement tombé dans l’abîme si Jean Creps ne l’eût retenu à temps par les habits. Le baron courut le même danger ; mais il fut sauvé par Donat. Malgré ces difficultés, ils continuèrent à descendre, tantôt se retenant aux broussailles et aux arbres, tantôt rampant sur le ventre ou se suspendant aux pointes des rochers pour atteindre un appui avec les pieds, ou même se cramponnant à la claie renversée et se laissant ainsi glisser.

Enfin, ils atteignirent le fond du ravin et coururent tout d’une haleine au ruisseau, qui coulait à une centaine de pas de là avec un doux murmure sur un lit de cailloux.

Après avoir assouvi, avec trop d’ardeur, peut-être, leur soif à l’eau froide des montagnes, ils dressèrent en toute hâte leur tente au pied d’une haute roche, firent le café et prirent leur souper habituel.

On recommanda à Kwik, dont c’était le lendemain le tour de cuisine, de ne pas se lever de bonne heure ; car ils étaient épuisés et harassés et ils voulaient se reposer un peu plus longtemps.

Victor monta la première garde ; les autres se couchèrent et oublièrent bientôt leurs souffrances et leur misère dans un profond sommeil, bercé par le grondement de la chute d’eau.