Aller au contenu

Le Chemin de la fortune (Conscience)/09

La bibliothèque libre.
Traduction par Félix Coveliers (1827-1887).
Calmann Lévy, éditeur (p. 179-203).


IX

LES CADAVRES


Un profond silence régnait dans le vallon. La nuit allait finir ; le crépuscule du matin descendait comme un brouillard gris du haut des montagnes… lorsque tout à coup le sommeil des chercheurs d’or fut troublé par un cri d’angoisse.

Ils se levèrent tous ensemble, se glissèrent dans l’obscurité de la tente pour prendre leurs armes ; mais ils frémirent d’épouvante quand ils reconnurent que leurs fusils avaient disparu.

— Trahison ! trahison !… s’écria Jean Creps. Les revolvers, mes amis ! défendons-nous ! à la grâce de Dieu !

Ils coururent hors de la tente et regardèrent de tous côtés pour découvrir le danger qui les menaçait. L’obscurité nébuleuse leur permettait à peine de distinguer les objets de très-près.

— Qu’est cela ? Où sont le matelot et le Bruxellois ? murmura Donat ; il me semble que cela sent les sauvages…

Mais un douloureux soupir s’éleva dans les ténèbres à une trentaine de pas d’eux. Ils marchèrent prudemment dans cette direction au pied du rocher. Pardoes y était étendu sur le dos, et son sang coulait à flots de sa poitrine par une large, blessure.

Jean Creps et ses amis se laissèrent tomber à côté du blessé, soulevèrent sa tête et essayèrent en pleurant de fermer la blessure béante. Pardoes respirait encore, et il sembla même reprendre connaissance, grâce aux soins de ses camarades, car il fit des efforts pour parler, mais le sang étouffait la voix dans sa gorge.

Le baron ne semblait pas savoir ce qui se passait ; le pauvre insensé riait aux éclats, levait les bras avec admiration et murmurait des paroles joyeuses ; mais ses camarades étaient trop émus pour faire attention à cette étrange conduite.

Creps et Donat relevèrent le blessé et le portèrent vers la tente, tandis que Victor tenait un morceau de linge sur la blessure, pour arrêter le sang autant que possible. Les couvertures furent arrangées en un lit de repos, le Bruxellois fut placé dessus, et sa poitrine fut enveloppée de toile et de bandes.

Il ne faisait pas encore jour ; les Flamands étaient agenouillés près du lit de leur malheureux ami, et, le cœur oppressé, ils tenaient les yeux fixés sur son visage pour découvrir les signes de la vie. Un cri de joie leur échappa, lorsque Pardoes ouvrit les yeux, regarda ses camarades d’un œil à demi éteint, et remua les lèvres comme s’il voulait parler. Ses efforts restèrent pendant un moment sans résultat ; enfin, quelques sons montèrent de sa gorge, mais si bas et si faibles, qu’ils furent obligés de mettre leurs têtes contre sa bouche pour l’entendre. Il balbutia d’une voix entrecoupée et haletante :

— Matelot… volé l’or… Fusils dans le puits… assassin !… Dieu !… ma mère !… Bruxelles !

Après ces paroles, il referma les yeux et resta étendu sans mouvement, comme s’il avait succombé sous ce dernier effort.

Donat jeta un cri et sortit en courant. Peu d’instants après, il revint, montra une poignée de pépites et soupira avec des larmes dans les yeux :

— Hélas ! hélas ! l’or est volé, en effet ! Voilà ce que l’affreux scélérat a laissé dans le trou ou perdu dans sa précipitation : trois livres, pas plus de trois livres ! Le voleur ! le scélérat ! il s’est enfui avec mon château… Au nom de Dieu ! je redeviendrai valet de ferme ; mais mon Anneken, ma pauvre Anneken !

Et, après une minute de réflexion, il s’écria tout à coup :

— Le matelot ne peut pas encore être loin. Montons sur les rochers ; nous l’atteindrons ; nous lui reprendrons tout ; je lui brûle la cervelle, je le déchire en pièces ! Il me faut mon or. Venez, venez !

Jean Creps fit sauter les pépites hors de set mains, et dit avec colère :

— Tais-toi ! je ne veux plus faire un pas pour cet horrible métal qui change les hommes en tigres. Laisse courir le matelot ; il porte sa malédiction avec lui. Reste, te dis-je, il y a déjà assez de sang répandu.

Donat ramassa les pépites et les mit soigneusement dans un petit sac de cuir qui lui pendait sur la poitrine.

— De l’or est de l’or, murmura-t-il ; moins on en a, plus il est précieux. On ne sait pas à quoi cela peut servir…

Pendant que l’attention des autres était détournée un instant du blessé, le baron s’était, accroupi près de la tête de Pardoes. Une lueur d’intelligence éclairait sa physionomie ; on aurait dit qu’il allait revenir à la raison. Cependant il fixait, avec un sourire indescriptible, son œil scrutateur sur le visage pâle de l’agonisant, et tenait la main sur sa poitrine. On eût dit qu’il suivait avec une joie cruelle l’affaiblissement des battements de son cœur, et qu’il attendait le moment terrible pour le saluer par un cri de joie. Il marmottait déjà des paroles triomphantes.

— Éloigne-toi de là, baron ! commanda Jean Creps.

— Oh ! non, non, laissez-moi jouir de cette scène merveilleuse, dit le gentilhomme avec enthousiasme. Comme c’est beau, une âme qui retourne à sa source ! C’est un ver qui meurt dans le cœur qu’il a tout à fait rongé. Heureux Pardoes, il triomphe !

Ses camarades le regardèrent avec stupéfaction et écoutèrent en tremblant, car le ton de sa voix avait tout à fait changé et ses paroles faisaient supposer qu’une lueur d’intelligence éclairait son cerveau.

— Vous craignez la mort, pauvres insensés que vous êtes ? reprit le gentilhomme. Ah ! par la mort, l’homme devient aussi puissant qu’un Dieu ; dans sa tête meurt le souvenir, dans son cœur la conscience ; il ne craint ni la honte, peine de l’esprit, ni la faim, peine du corps ; le monde et la nature perdent leurs droits. Bientôt la mort brisera mes chaînes et me délivrera de votre tyrannie ; je serai riche, puissant, invincible ; j’aurai de l’or, des maisons pleines d’or, des montagnes d’or ! Hourra ! hourra !

Et, tout égaré, il sauta sur ses pieds, leva les mains d’un air impérieux et donna d’une voix brève différents ordres à ses camarades. Il les prenait pour ses domestiques ; ce qu’il leur disait concernait ses prochaines funérailles, qu’il voulait aussi somptueuses, aussi solennelles que celles d’un roi. Excité ainsi par des illusions où le sentiment de l’orgueil se mêlait à l’idée de la mort, il continua à divaguer encore quelques instants, malgré les efforts de ses camarades pour l’apaiser.

Enfin il se calma de lui-même et s’accroupit de nouveau, comme si rien ne l’avait ému.

— Horrible ! horrible ! murmura Victor.

— Ce lieu est ensorcelé, dit Donat. L’or y est gardé par des diables invisibles. Qui sait si demain ils ne renverseront pas sur nous les hautes montagnes qui nous environnent ? Ne tardons pas, partons tout de suite. J’ai de l’or plein le dos, pardieu !

— Partir ? objecta Roozeman. Nous ne pouvons abandonner notre pauvre ami Pardoes dans cet état.

— Mais, mais, bonté du ciel, dites-moi donc, qu’allons-nous faite d’un mourant et d’un insensé ? s’écria Donat effrayé. Pas de moyen d’existence, pas de fusils pour chasser ! Nous mourrons de faim… Et en route, les voleurs, les sauvages, les ours ? Maintenant, je comprends le baron. Pardoes est en effet le plus heureux. Il a fini. Hélas ! pauvre Kwik, pourquoi as-tu quitté l’heureux Natten-Haesdonck ?

Jean Creps se leva et dit avec résolution :

— Notre lot est horrible, mes amis. Hier, nous n’avons presque pas mangé. Si nous ne tentons pas un effort immédiat pour nous procurer de la nourriture, la famine fera bientôt de nouvelles victimes. « Aide-toi, le ciel t’aidera, » dit un proverbe qui a été inventé pour les gens désespérés comme nous.

Et, se tournent vers le gentilhomme, il demanda :

— Baron, veilleras-tu sur le pauvre Pardoes ? Lui donneras-tu à boire quand il aura soif ? Ne l’abandonneras-tu pas ?

— L’abandonner ? Jamais, jamais ! répondit le fou. Il est trop beau, je reste avec lui jusqu’à l’éternité.

— Feras-tu du feu ?

— Un grand feu.

— Venez alors, ne perdons pas un moment ; en chasse, camarades ! Le revolver est une mauvaise arme ; nous réussirons peut-être avec peine à rencontrer quelque gibier à portée. N’hésitons pas : la nécessité est une loi de fer !

Victor semblait abandonner à contre-cœur le pauvre Pardoes aux soins douteux du baron, il exprima le désir de rester près de la tente ; mais Creps avait remarqué depuis longtemps que son ami était très-bouleversé et très-pâle, et il jugea indispensable de l’éloigner de ce douloureux spectacle. Ils recommandèrent encore une fois au baron de faire bien attention aux moindres mouvements du blessé, et gravirent tous les trois les rochers pour aller à la chasse.

Ils ne rencontrèrent d’autre gibier que quelques oiseaux, et découvrirent en outre, avec terreur, que, même de près, on ne pouvait pas bien ajuster avec un revolver. Ils avaient déjà erré pendant une heure ou deux, déchargé une vingtaine de fois leurs revolvers, et ils n’avaient pas encore réussi à toucher une seule pièce. Sombres et désespérés, ils se trouvaient sur la lisière des bois. Roozeman surtout était taciturne ; à peine répondait-il brièvement et tristement aux encouragements de ses amis. La disposition fâcheuse de Victor affligea profondément Creps ; cependant, dominé par la nécessité, il dissimula son anxiété.

Enfin Donat toucha un pigeon sauvage. Salué par les bruyants cris de triomphe, l’animal roula aux pieds des chasseurs agités.

Jean Creps donna l’oiseau à Roozeman et lui dit :

— Tiens, Victor, va directement à la tente et fais cuire le gibier. Nous te suivrons par les bois pour voir si la chasse ne nous sourirait pas une seconde fois. Dépêche-toi, nous mourons de faim.

Lorsque Victor descendit du rocher, il vit flamber le feu. Cette vue le réjouit, car elle lui fit supposer que le baron avait rempli soigneusement ses fonctions. Il s’approcha à pas pressés de la tente pour reconnaître l’état du pauvre Pardoes ; mais un cri d’angoisse lui échappa : la tente était vide, le blessé même avait disparu !

Roozeman resta un moment immobile et muet, se demandant le mot de cette disparition. Il songea un instant aux animaux féroces et aux sauvages californiens ; mais ce ne fut qu’un éclair : rien n’était changé dans la tente et tous les objets étaient à leur place.

Il sortit et appela le baron de toutes ses forces ; mais rien ne lui répondit, sinon l’écho de sa propre voix. Il crut voir alors sur l’herbe des traces semblables à celles d’un corps lourd qu’on avait traîné par terre. Ces traces conduisaient au pied d’une montagne escarpée. Là, il recula tout à coup avec un cri d’horreur, tint un moment son regard frémissant fixé sur deux cadavres, et tomba évanoui sur le sol.

Quelques moments après, il revint à lui, se frotta les yeux, poussa un nouveau cri, se leva et courut dans une direction opposée, jusqu’au delà de la tente, où il rencontra Creps et Donat qui revenaient de la chasse sans aucun gibier.

— Venez ! venez ! répondit-il. C’est horrible ! incompréhensible ! Le baron et Pardoes avaient disparu de la tente. Ils sont étendus sur le dos, mutilés, sanglants, brisés.

Arrivés au pied de la roche désignée, ils levèrent les bras au ciel et contemplèrent l’horrible spectacle, les cheveux hérissés sur la tête.

— Ô ciel ! que peut il être arrivé ? Voyez, voyez du sang aux pointes du rocher ; ils sont tombés d’en haut ! Ô malheureux ! tous leurs membres sont brisés…

— La malédiction de Dieu pèse sur ce lieu, s’écria Jean Creps avec colère. Fuyons, l’or nous dévorera. Hâtons-nous ; je ne veux pas mourir ici ! Toi, Victor, tu ne peux pas rester près de ces cadavres. Retourne auprès du feu, fais cuire l’oiseau. Obéis-moi. Nous enterrerons en toute hâte les cadavres ; alors, nous quitterons une terre maudite où la famine nous menace. Va, te dis-je.

Victor obéit machinalement. Creps et Donat creusèrent une tombe au pied des rochers et la comblèrent d’un peu de terre et de grandes pierres de roches, pour protéger les restes de leurs malheureux amis contre les animaux sauvages. Donat lia un morceau de bois à une branche en forme de croix, qu’il plaça sur la tombe pour indiquer que c’étaient des chrétiens qui reposaient sous ce tas de pierres.

Tous deux s’agenouillèrent encore une fois, récitèrent une prière, versèrent une dernière larme et retournèrent à la tente.

Le pigeon rôti fut partagé et dévoré en un clin d’œil. Sur l’ordre de Creps, on enleva en toute hâte la toile de la tente et on apprêta les bagages pour partir.

Lorsqu’ils forent prêts et comme ils allaient prendre leurs havre-sacs, Donat dit tout à coup :

— Mourir pour mourir ! nous ne sommes plus certains de ravoir jamais une créature humaine. C’est une chance ; mais j’en aime mieux deux. Je vais plonger encore une fois dans le puits ! Qui sait si je ne repêcherai pas mon château.

— Plus un mot de cela ! s’écria Jean Creps courroucé. Prends ton sac !

— Oui, mais, fit remarquer Donat, j’ai un moyen ; si je plongeais avec la marmite, je pourrais peut-être la remplir de pépites…

— Non, non, ne le fais pas, Donat ; tu mettrais peut-être ta vie en grand danger ! dit Victor d’une voix suppliante.

— Il y a, pardieu, beaucoup à risquer à une pareille vie, murmura Kwik, les sauvages, la faim, ou le puits, que sais-je !… Mais si vous ne voulez pas, au nom de Dieu, fuyons alors.

Jean Creps, sans écouter la fin de son discours, s’était déjà mis en marche et commençait à gravir les rochers avec Roozeman. Il était évident que ce dernier avait plus de courage que de forces ; car, quoiqu’il luttât contre les difficultés de la route, il s’arrêtait souvent haletant et retombait épuisé sur la montagne qu’il essayait de gravir. Donat se tenait à côté de lui, le soutenait ou le tirait, et l’aida ainsi jusqu’à ce qu’ils eussent atteint enfin le bord supérieur de la vallée, où ils s’arrêtèrent pour reprendre haleine.

Après avoir promené un instant ses yeux sur les montagnes, Jean Creps dit :

— Mes amis, avant de nous mettre en route, nous devons nous choisir une direction. Retourner aux placers du Yuba par le désert aride ne me semble pas raisonnable, en supposant que cela soit possible. Je crois que nous ferions mieux de descendre vers la vallée et de nous éloigner de la sierra Nevada. Peut-être gagnerons-nous en quatre ou cinq jours la vallée de Sacramento et rencontrerons-nous du monde. Notre sort est effroyable ; mais conservons le courage et l’espoir jusqu’à la fin. Tâchons de tuer en chemin quelque gibier. Si nous n’y réussissons pas, nous mangerons des plantes ; mais hâtons-nous et ne nous soucions pas de la fatigue. De quelques heures de hâte ou de retard peut dépendre notre salut. En avant donc ! descendons les montagnes, autant que possible sur la lisière des bois, et à la grâce de Dieu !

Ils commencèrent leur long et pénible voyage et marchèrent sans s’arrêter jusqu’à midi ; alors ils résolurent de se reposer pendant une heure, pour accorder un peu de repos à Victor, qui était extrêmement fatigué, et en même temps pour chasser dans le bois.

Pendant que Victor restait près des havre-sacs, ses deux compagnons pénétrèrent dans la forêt. Ils virent bien de loin en loin quelques oiseaux sur les branches des arbres ; mais, soit que leurs revolvers ne portassent pas assez loin, soit qu’ils fussent chasseurs maladroits, ils tirèrent sans toucher le but. En outre, au moindre bruit, tout le gibier s’envolait à une grande distance.

Ils retournèrent donc près de leur camarade, déçus, désespérés, et dans un morne silence.

— Pauvre Victor ! dit Kwik en soupirant, pour lui c’est encore pis. N’avez-vous pas remarqué, monsieur Jean, qu’il n’a presque pas de forces ! Il ne se plaint pas et il semble très-malade.

— En effet, je le vois bien, répondit Creps. Son état m’effraye bien plus que tous les dangers qui nous menacent. Peut-être n’est-ce que l’émotion dont la mort affreuse de nos amis l’a frappé. Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons rien contre la cruelle fatalité. Nous devons marcher et toujours marcher, jusqu’à ce que nous succombions ou trouvions notre délivrance. Nous reposer, c’est accepter la famine.

— Il mourra le premier, sanglota Donat d’une voix sourde et les larmes aux yeux. Si nous pouvions lui procurer un peu de nourriture fortifiante ; mais, sans manger, comment pourra-t-il se soutenir une demi-journée ? Mon Dieu, que faire, si nous ne trouvons rien ? Victor ne peut pas mourir. Dussé-je lui donner mon propre sang à boire, je veux être mort avant lui ! Et s’il ne peut plus marcher, je le porterai… Ah ! silence ! silence ! j’ai vu quelque chose là, sous cette grosse racine : un animal ! une bête !

À ces mots, il s’approcha de l’arbre désigné, se pencha et enfonça son bras jusqu’au coude dans un trou.

Il poussa un cri ; il grinçait des dents et les yeux semblaient lui sortir de la tête.

— Que sens-tu ? que t’arrive-t-il ? demanda Creps.

— Cela mord ! Cela gratte ! Aïe ! aïe ! s’écria Donat.

— Lâche-le !

— Le lâcher ! s’écria Donat. Il peut me dévorer une main, je l’en tirerai encore avec l’autre. Le lâcher ? la vie du pauvre Victor, peut-être ? Ah ! ah ! je le tiens par le cou, je l’étrangle ! Le voici, voyez !

Et il montra un animal de la grandeur d’un lapin, avec une forte denture et des griffes aiguës, qui ressemblait à une fouine et répandait une odeur très-désagréable. Le sang coulait en abondance des mains de Donat ; mata il le secoua, leva l’animal en l’air et dit :

— Pue tant que tu voudras, mon gars ! dans un quart d’heure, tu passeras dans la rue du pain ! Il est bien vrai qu’aucun chien de Natten-Haesdonck ne voudrait te toucher ; mais tu as affaire à des estomacs qui ont perdu leur odorat.

Il donna l’animal à son compagnon et se dépêcha de couper une charge de bois avec son couteau catalan. Arrivé près de Victor, il fit du feu, pendant que Creps ôtait la peau de la bête et l’attachait à une branche.

Donat avait retrouvé toute sa joie. Il avait l’esprit si mobile, que, dans les situations les plus pénibles, il se mettait à rire et à plaisanter aussitôt que le moindre rayon de lumière perçait le nuage de sa tristesse. Il tâcha de relever le courage de Victor par l’espoir d’un dîner appétissant, fit des plaisanteries, et parla de l’heureuse et chère Belgique comme s’il eût été certain de la revoir encore.

Bientôt l’animal fut rôti. On le coupa en morceaux et on se mit à manger. C’était très-répugnant ; le goût de la chair était de la même nature que l’odeur qu’il exhalait lorsqu’on l’avait pris. Malgré leur grande faim, ils n’en mangeaient que du bout des dents, et Kwik murmurait tout bas :

— Maudit pays, tout y est mauvais ! Des hommes sauvages et des animaux puants. Aie ! aïe ! en ce moment, je donnerais bien une année de ma vie pour une écuelle de soupe au lait battu, épaisse et friande, comme feue ma mère savait en faire !

Roozeman montrait peu d’appétit ; ses amis furent obligés de lui répéter à plusieurs reprises, qu’on ne pouvait conserver ses forces sans nourriture. Sur leurs instances, il mangea presque un tiers de l’animal. Il était morne et silencieux ; cependant, il ne se plaignait pas et souriait même eux efforts de Kwik pour l’égayer un peu.

Ils reprirent leurs sacs et continuèrent leur route. La contrée où ils se trouvaient était très-montagneuse, ce qui les forçait souvent à gravir des hauteurs considérables, pour ne pas se détourner de leur direction. Chaque fois qu’ils arrivaient ainsi au sommet d’une montagne, ils jetaient les yeux de tous côtés, dans l’espoir de découvrir une chose consolante ou encourageante ; mais tout ce que leur regard pouvait découvrir était une suite sans fin de montagnes et de vallées.

Après avoir marché pendant trois ou quatre heures, Victor commença à traîner les pieds et à pencher la tête. Quoiqu’il ne voulût pas le reconnaître, il était réellement à bout de forces.

Ils convinrent de nouveau de se reposer et de tenter encore une chasse ; mais, au moment où ils s’arrêtèrent, Kwik ramassa un objet à ses pieds et s’écria :

— Des hommes ont passé Ici. C’est une flèche que j’ai trouvée. Une flèche singulière, avec un morceau de pierre aiguë au bout.

— Tu sais ce que Pardoes nous a dit ; c’est une arme : c’est une arme des sauvages californiens, répondit Creps.

— Des sauvages ? des sauvages ? gémit Donat en pâlissant. Voyez-vous, mes amis, j’aime mieux mourir de faim que de me laisser arracher la peau de la tête par ces hommes horribles. Ne restons pas ici ! Venez ! venez ! pour l’amour de Dieu ; je porterai M. Victor sur mon dos, s’il le faut.

Jean Creps crut aussi prudent de s’éloigner avec toute la hâte possible d’un bois qui pouvait servir d’abri à des sauvages californiens. Donat força Roozeman à s’appuyer sur son bras ; il le soutint si bien et allégea avec tant de soin les difficultés de sa route, que son ami, bien qu’épuisé, fit encore, avec quelques intervalles de repos, une lieue et demie de chemin, avant de les supplier lui-même de ne pas avancer plus loin ce jour-là.

Ils étaient dans une vallée assez large, au milieu de laquelle une rivière avait coulé pendant la saison des pluies. Maintenant ce cours d’eau ne formait plus qu’un petit ruisseau qu’on pouvait franchir d’une enjambée. Aussitôt que la tente fut dressée, Creps et Donat se rendirent dans la partie boisée du vallon, pour voir s’il ne leur serait pas possible de prendre quelque gibier. Après avoir cherché inutilement pendant une heure, ils perdirent courage.

— Cessons ces tentatives inutiles, dit Jean Creps. Le repos nous est aussi nécessaire que la nourriture ; et, d’ailleurs, il commence à faire noir dans le bois ; nous ne verrions plus le gibier, si gibier il y a. Un estomac vide ne nous empêchera pas de dormir pour une fois.

— C’est-à-dire que je mangerais abondamment, s’écria Donat. Un cheval affamé mange bien des chardons. J’ai vu beaucoup de senevés autour de la tente. Je vais me faire un souper de cela, comme ma mère faisait pour Biesken, notre vache. Cela peut être mauvais et amer comme du fiel, je m’en moque. Notre vache n’en mourut pas, il est possible que j’en vive. Essayons ; qui sait, peut-être est-ce bon.

Il cueillit en toute hâte une brassée de senevés et la mit sur le feu avec de l’eau dans la marmite.

Lorsqu’il crut que cela avait assez bouilli, il se mit à en manger et invita ses camarades à suivre son exemple. C’était dégoûtant. Creps et Victor n’en prirent qu’une bouchée. Donat, au contraire, dévora toute la verdure bouillie et se frotta les mains en riant.

— Certes, dit-il, des côtelettes de porc frais avec des jets de chou, c’est meilleur ; mais peu importe de quoi un navire est lesté, pourvu que le lest pèse assez. J’entends bien mon estomac se plaindre un peu de ce que je lui vends des pommes pour des citrons ; mais qu’il en soit content ou non, ça y est tout de même !

En achevant ces mots, il se coucha dans la tente à côté de ses camarades, qui, succombant à la fatigue, ne semblaient plus faire attention à ses discours ou étaient réellement endormis.

Au milieu de la nuit, Donat fut éveillé par un soupir plaintif qui résonna à son oreille. Il écouta avec anxiété ; c’était de la bouche de Victor que sortait le bruit douloureux.

— Monsieur Roozeman, qu’avez-vous ? Êtes-vous malade ? demanda-t-il.

— À boire, à boire ! dit Victor. La fièvre brûle mes entrailles ; mais ne fais pas de bruit, ne trouble pas le repos de Creps.

Kwik lui porta sa gourde à la bouche. Quand le malade se fut abreuvé à longs traits, il dit :

— Dors maintenant, bon Donat, mes souffrances sont soulagées.

— Ciel ! votre front brûle ! vous frissonnez et vous tremblez ! Pauvre Victor ! si c’était moi, du moins, qui avais la fièvre, mais vous !

— Ce n’est rien, murmura Roozeman, l’émotion, l’effroi. Sois sans inquiétude, demain ce sera fini. Donne-moi la gourde… Si j’avais besoin de ton aide, je t’appellerais. Dors donc, dors tranquille.

Donat écouta encore longtemps avec des battements de cœur ; mais, comme Victor se tenait tranquille et que sa respiration paraissait naturelle, le Flamand retomba dans un profond sommeil.