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Le Citoyen contre les pouvoirs (1926)/05

La bibliothèque libre.
Éditions du Sagittaire (p. 93-109).




À LA GUERRE L’HOMME EST OUBLIÉ













À LA GUERRE L’HOMME EST OUBLIÉ.

L’artilleur voit une grande poussière, et des murs qui tombent. JOUIR DE SA
PUISSANCE.

L’artilleur voit une grande poussière, et des murs qui tombent. Ce jeu ressemble à la chasse, mais se trouve moins barbare dans les apparences. L’artilleur ne voit point le sang ni le cadavre ; il n’y pense même point. Il est occupé de ce tonnerre qu’il déchaîne tout près de lui, preuve de puissance oratoire, à laquelle répond, après une attente, un bel effet de puissance dans le champ de la lunette. Et comme le lien de l’un à l’autre ne se voit pas, l’effet de destruction semble naître du désir et de l’attente. Même le spectateur ne se lasse point alors d’espérer, de guetter, d’applaudir.

Je suppose qu’un aviateur qui laisse tomber ses torpilles pense encore bien moins à décerveler ou éventrer. Il est assez occupé de ce qu’il fait ; je ne sais pas s’il a seulement le loisir d’avoir peur. J’ai entendu et lu plus d’une phrase ridicule sur ces assassins de femmes et d’enfants. Cette injustice si commune, si peu raisonnable, si funeste, qui conduit chacun à penser qu’il lutte pour la civilisation contre les barbares, est sans doute l’effet de la guerre à longue portée ; car chacun ne voit que la poignée de sa trop longue épée, alors qu’il reçoit la pointe de l’autre dans le ventre. Ainsi chacun voit sa propre action comme sublime, et l’action de l’autre comme criminelle. Plus humains, sans aucun doute, si nous pouvions voir d’un seul regard toutes les parties de l’épée.

Beaucoup ont pu constater, et même de trop près, les effrayants effets des obus incendiaires, surtout en 1914, alors que les villages offraient encore quelque chose à brûler. Au troisième coup, tout flambait comme un bol de punch. Il arriva en ce temps, à nos batteries, des obus du même genre, dont on disait merveilles. Imaginez un observateur qui a mission de signaler les premières flammes et qui ne voit rien. Le téléphone lui apporte des qualificatifs peu agréables à entendre. La scène est de haute comédie, et de loin fait rire. Mais, sur le moment même, ses yeux cherchent, désirent, appellent cette flamme qui le délivrera de passer pour ignorant et sot. Avec quelle joie il verra le village s’allumer au loin comme une torche. Et comment voulez-vous qu’il pense aux blessés qui seront brûlés tout vivants ?

Il est facile de tirer un coup de fusil ; il n’y faut qu’un peut mouvement du doigt ; et l’homme n’est plus qu’une cible dans le cran de mire. Je crois que, si la guerre devait commencer par le couteau, les politiques n’y trouveraient pas leur compte. J’ai lu dans les journaux, aux premiers jours de la guerre, un récit qui ne me paraît pas entièrement inventé. Quelques cavaliers ennemis, conduits par un officier, se trouvent, dans une rue de village, en présence de deux ou trois fantassins en patrouille. Ils étaient soudain trop près ; ils se voyaient hommes ; et il y eut un moment d’embarras. Alors l’officier prit le parti de tuer un des fantassins, et fut aussitôt tué lui-même. Cette tragédie courte est belle à comprendre. L’officier vit son métier impossible, et lui-même ridicule. Son geste, à ce que je crois, eut pour fin de punir un mauvais soldat qui oubliait les règlements militaires.

On voyait quelquefois, dans les lunettes de l’artillerie, les guetteurs de l’infanterie s’asseoir sur les parapets et engager conversation d’une tranchée à l’autre. L’ordre était de commencer aussitôt le bombardement. Ce tir était contre la paix, bien plutôt que contre l’ennemi. C’est pourquoi Richelieu avait encore plus de raisons qu’il ne croyait de faire graver sur les canons en latin, la formule célèbre : « Suprême argument des rois. »

Quand la Bertha lança sur Paris ses premiers obus, parLA MAJESTÉ
DES ARTILLEURS.

Quand la Bertha lança sur Paris ses premiers obus, par dessus cent vingt kilomètres de pays, nos maîtres en artillerie commencèrent par rejeter dédaigneusement cette folle supposition qu’il existait une pièce de cette puissance, et qu’un obus sorti d’une bouche à feu pût développer une telle trajectoire. Il ne faut pas oublier que notre artilleur tirait péniblement à dix-sept kilomètres, et trouvait même cela très beau. Ce n’était pourtant pas une raison de nier avant même d’avoir examiné. Les canons de Waterloo tiraient peut-être à mille mètres. La trajectoire s’était allongée depuis, par une meilleure poudre, par la culasse mobile, par les rayures, par la ceinture du projectile ; mais le fait restait le même ; les quantités en étaient seulement changées. Pour celui qui considère froidement l’objet mécanique, et le rapport des conditions aux effets, un simple changement de grandeur ne doit point étonner ; d’après le raisonnement et d’après l’expérience, il doit l’attendre, et nous apercevons plutôt les limites de nos ressources que les limites de la puissance des machines. L’avion qui traversera l’Atlantique n’étonnera personne ; il ne faut qu’y mettre le prix. De même pour le monstrueux canon, il ne fallait qu’y mettre le prix. Telle devait être la réponse de l’entendement.

Mais admirez le mouvement de l’Infatuation. Ce n’est point la balistique avec ses lois qui est en cause ; c’est la majesté de l’artilleur. C’est la compétence qui est visée, c’est le pouvoir qui est visé. C’est cet état heureux de l’homme qui décide sans appel et qui n’écoute jamais les objections. Je vois cet homme gonflé d’importance et qui, en tous ses jugements, s’affirme lui-même. C’est le médecin de Molière, et peut-être mieux encore. Car si le malade, devant Purgon, est à peu près au niveau de l’homme de troupe devant le tout-puissant colonel, Molière n’avait pas conçu une hiérarchie entre les médecins. Huit jours de prison, donc, à qui osera parler de cette impertinente pièce de canon. Voilà le premier mouvement. Ce n’est pas l’entendement qui répond, c’est la Vanité offensée. Cela n’est pas ; parce qu’il me déplairait que cela fût. Cette entrée en scène annonçait un développement comique d’ordre supérieur ; mais le trait final dépassa l’attente. Quand on eut cherché vainement des avions dans le ciel, quand on eut recueilli les morceaux du projectile, quand on en connut la forme et quand on vit les rayures de la pièce marquées sur la ceinture, l’Importance voulut avoir le dernier mot, et l’eut en effet : « Que voulez-vous que je vous dise. Ce n’est plus de l’artillerie. »

Je n’ai pas encore mesuré ce mot ; il m’étonne beaucoup plus que cette trajectoire de la Bertha, et cette flèche de soixante kilomètres en l’air. On peut prévoir des effets mécaniques ; on n’arrive pas à prévoir les explosions de la vanité ; ces sottises géantes sont hors de l’humanité ; on en rit, et puis l’on s’en détourne. Il faudra pourtant les considérer avec sérieux, par la vue des conséquences, qui ne sont point risibles. Car si les maximes du pouvoir, ses jugements, ses projets se développent selon la logique de l’Importance, alors la sagesse et le bon sens, avec la justice et la paix, sont pour toujours relégués dans la fable Ésopique. Il faut comprendre par quelles causes les petits jugent bien et les grands déraisonnent. Xerxès faisant fouetter la mer est effrayant, et non ridicule. D’après ce mouvement, on juge des autres ; d’après cette belle idée, on juge des autres. Ainsi d’après cette belle idée de l’artillerie, je juge des autres. J’attends tout de l’Importance ; elle a déjà beaucoup donné. Faites la revue, en votre esprit, seulement de ces erreurs de jugement démesurées au cours de la guerre, sur la Russie, sur la Bulgarie, sur la Roumanie, sur la Grèce ; je ne cite pas tout. Et toujours par la même cause ; ce qui ne me plaît pas est faux ; ce qui me plaît et me flatte est vrai. Regardons par là, et sans rire.


J’ai rencontré hier un camarade de.MAUVAISE TÊTE.
J’ai rencontré hier un camarade de guerre. Le tramway l’emportait, mais je trouvai le temps de lui dire : « Toujours mauvais esprit ? » Il me répondit : « Toujours. » C’est un Berrichon de structure massive, bourgeois et bachelier, mais encore assez noueux. Un petit notaire, un peu curé, un peu bûcheron. C’était un soldat raisonneur ; en cela il ressemblait à presque tous ; mais il y mettait un esprit de suite et de modération, ce qui faisait l’attaque plus piquante. C’était au commencement de la bataille de Verdun ; la tour Eiffel et Nauen s’accusaient et se réfutaient. D’où l’on disait que les ennemis étaient menteurs, et que c’était bien connu. Mais lui : « Cela te plaît, disait-il, de penser qu’ils sont menteurs. Et à moi aussi cela me plairait ; mais ce n’est pas une preuve. Au contraire, du moment que cela te plaît, pense plutôt que c’est faux. Mais comment savoir ? Eh bien je propose un pari. Nous connaissons cette aventure d’hier soir, et nous savons à un homme près ce qu’elle nous coûte en prisonniers. L’attaque a réussi presque sans pertes ; mais les vainqueurs se sont trouvés ensuite enveloppés et pris presque sans combat. Nous connaissons cela ; c’est la méthode de notre éminent chef de corps. Donc je parie que le Nauen donnera exactement le nombre des prisonniers, sans en ajouter un seul. » Il gagna. Ces raisonnements ne faisaient point scandale. Quand je dis que j’aime mon pays, entendez que c’est cet esprit-là que j’aime. C’est toujours en essayant sa liberté que ce peuple réchauffe son courage.

Le civil a là-dessus des idées ridicules ; tel est l’effet de la peur oisive et d’un zèle qui voudrait payer en discours. L’imagination alors s’égare faute d’objets. Au contraire, par son métier, le soldat perçoit beaucoup et imagine peu. Cette attention, qui seule peut le sauver des périls ordinaires, cherche toujours l’objet réel ; ainsi l’esprit s’exerce comme il faut. La guerre serait donc l’école du jugement pour ceux qui la font, et l’école de la sottise pour eux qui y assistent en spectateurs.

Je reviens à mon Berrichon. On chanta dans ce même temps une chanson satirique assez bien faite où chacun de nous avait son paquet. Ce n’était pas méchant, si ce n’est pourtant que le Berrichon y était nommé : « le Germanophile ». Il en fut choqué, et ce fut l’origine de raisonnements sans fin. Ce trait empoisonné venait de l’arrière ; non pas du lointain arrière, mais de l’arrière tout proche, du côté des chevaux. Je sus que l’auteur, que du reste je n’ai jamais vu, était surnommé « fils d’archevêque », ce qui voulait indiquer une puissante protection, des pensées irréprochables et la peur des coups. Or j’admirais comme déjà, et si près pourtant de la guerre réelle, l’esprit civil aussitôt se montrait.

Remarquez que je ne crois pas du tout qu’il y ait des lâches et des braves. Tout homme, autant que je sais, est un étonnant mélange des deux. C’est la situation qui décide ; qui est protégé est lâche, par cette imagination intempérante qui parcourt sans cesse tous les dangers possibles, et sans faire voir aucune ressource. C’est donc principalement faute de penser à une chose réelle et présente que l’esprit s’égare ; et, dans ce flottement, il n’y a point d’autre règle que de chercher quelque pensée agréable, et de s’y tenir collé, comme un chien à son os. D’où tant d’opinions folles, aussi folles, exactement aussi folles que les craintes dont elles nous guérissent, et voulues comme par serment. D’où aussi ce grognement animal et ces dents qui menacent, dès qu’on fait geste seulement de toucher à l’os.

Représentez-vous une escadrille en son campement.POUR LE CHEF L’HOMME
EST UN OUTIL.

Représentez-vous une escadrille en son campement. Les gros insectes étalés et rampant sur la terre ; les tentes dont les toiles claquent comme des voiles de navire. Passe le noir mécanicien, chargé d’outils et de bidons. Voilà les hommes oiseaux, tout lavés, tout parés, canne en main, simples, souriants, amicaux, comme sont des hommes qui n’ont à gouverner que leurs propres mouvements. Puis le commandant, plus sombre de costume, au visage froid et dur ; le seul militaire ici. On ne saisit pas toujours la raison de ces différences, ni ce tyran sévère et triste, en ces lieux où l’amitié, l’honneur, l’audace naturelle et l’esprit d’aventure se lisent en clair sur les jeunes visages. Cette guerre serait noble et libre, comme aux camps du Tasse et de l’Arioste, si le maître voulait sourire. Mais il ne le veut point ; peut-être ne le peut-il point, par l’âge et l’estomac.

Peut-être par d’autres causes. Le grand chef, celui qui poussera demain toute cette armée de fantassins, de canons, d’avions, s’inquiète de nouveaux ouvrages que l’ennemi construit en hâte. Il faut que l’aviateur photographe en rapporte l’image. À tout prix. Ce n’est pas un vain mot ; on sait que les chasseurs ennemis occupent l’air. Mais le grand chef ne s’occupe pas des moyens ; il ordonne et il frappe. L’ordre fait son chemin ; d’où ce discours spartiate, pendant que déjà les hélices ronflent : « Il faut que le photographe revienne ; votre mission, Messieurs les deux chasseurs qui l’accompagnez, est de faire en sorte qu’il revienne. S’il ne revient pas, il est inutile que vous reveniez, vous. » On n’invente pas de tels discours. Mais j’ai une autre raison de croire que ce récit est véritable, c’est que j’y retrouve l’esprit de guerre tel que je le vois partout, formé à l’image de l’inflexible nécessité. Le courage le plus assuré n’irait jamais au-delà du possible, comme il faut qu’il aille, sans cette contrainte toujours armée, sourde aux objections, impitoyable. Les choses se passèrent selon ce que le chef pouvait espérer de mieux d’après les difficultés de l’entreprise. Le photographe revint ; on n’eut plus de nouvelles des deux chasseurs.

Il est trop facile de s’émouvoir sur des exécutions sommaires ; et, selon moi, il y a lâcheté d’esprit à regarder toujours par là. La moindre attaque envoie à une mort certaine une partie des combattants ; personne n’en doute, parmi ceux qui ordonnent l’attaque. Il y a un risque et une chance à l’égard de l’opération elle-même ; mais en ce qui concerne la mort, la mutilation, la souffrance d’un certain nombre d’hommes, innocents de toute espèce de crime, il n’y a ni doute, ni risque, ni chance, mais bien une certitude. Voilà donc une condamnation à mort, sans examen aucun des mérites et démérites, sans considération aucune des raisons ou objections. Non pas comme aux combats de gladiateurs, où le combattant, avec sa résolution, sa force, son adresse et ses armes, avait la garde de sa propre vie. La guerre mécanique en est arrivée à ce point que la mort d’un certain nombre d’hommes, et disons même des meilleurs, entre dans les dépenses prévues de l’entreprise ; et l’usure des divisions, entendez bien ce que cela veut dire, est comptée comme l’usure des pioches, des roues et des canons. Comme on sait que l’on brûlera un certain nombre de kilogrammes de poudre, on sait aussi que l’on changera en cadavres un minimum de poids d’hommes vivants ; sans doute aucun. Or, quand on met un homme ou deux au poteau, sans considérer les raisons qu’ils allèguent, ni même l’erreur possible, vous dites que c’est très différent. Selon mon opinion, l’effet de toute méditation suffisante sur cet effrayant sujet est d’effacer cette différence.

Nous remarquâmes, un jour, près du cantonnement, deux croixLE CHEF TUE
POUR ÊTRE OBÉI.

Nous remarquâmes, un jour, près du cantonnement, deux croix de bois, ornées de fleurs champêtres, et sur lesquelles quelque pieuse main avait effacé les trois mots : Mort sans honneur. Voici ce que l’on racontait. Deux fantassins disparurent un soir ; et il résulta de l’enquête que ces fantassins s’étaient volontairement rendus prisonniers. L’incident n’était pas nouveau. J’ai moi-même entendu un de ces soldats au visage creusé par la fatigue et l’épouvante, qui disait à ses camarades et à nous : « On en trouvera des volontaires pour la patrouille ; on en trouvera autant qu’on en voudra ; et on ne les reverra jamais. » Le soldat, comme on pense bien, ne fait pas tout ce qu’il annonce. La plèbe militaire, formée des soldats et des petits gradés, en entend bien d’autres et en dit bien d’autres.

Or, après la double désertion, deux camarades des transfuges dirent qu’on pouvait bien s’y attendre, et cet imprudent propos franchit le cercle des hommes boueux et parvint jusqu’aux guerriers propres dont la mission est de faire avancer les autres. Les deux bavards sont discrètement ramenés dans la zone des états-majors, et l’on arrive, de piège en piège, à leur faire dire qu’ils soupçonnaient les déserteurs, qu’ils avaient entendu d’eux des paroles assez claires ; qu’ils avaient pu se faire quelque idée de leur projet et même des détails de l’exécution, mais qu’ils n’y croyaient point trop, et qu’au surplus ce n’était pas leur affaire, à eux simples troupiers, d’espionner leurs camarades et encore moins de les dénoncer. Telle est la morale du troupier. Quand ils eurent ainsi, de parole en parole, et l’un disant ce que l’autre cachait, découvert à peu près leur vraie pensée, formée par vingt batailles à tout attendre et à ne juger personne, alors la doctrine de Guerre se découvrit à leurs yeux épouvantés. Qui ne s’oppose pas, par tous les moyens, dénonciation, surveillance, action de force, à l’exécution d’un acte qualifié crime, est lui-même criminel. Ils furent condamnés et fusillés. Ces croix fleuries, que nous avions vues, marquaient leurs tombes.

Chacun connaît sommairement, d’après une séance récente de la Chambre, l’exécution de deux lieutenants devant Verdun. Je me souviens d’avoir entendu deux lieutenants, c’était devant Toul, qui s’en allaient rendre compte à l’État-Major d’une attaque manquée. Ils décrivaient la boue gluante et profonde, les fusils inutilisables, les hommes attachés en quelque sorte par les jambes et livrés au feu de l’ennemi ; ils blâmaient ouvertement les grands chefs, et ils revendiquaient l’honneur d’avoir arrêté cette folle tentative aussitôt qu’ils l’avaient pu. La colère les tenait encore ; je suppose qu’ils revinrent au calme et qu’ils accusèrent la nécessité ; sans quoi, convaincus d’avoir refusé obéissance, ils auraient très bien pu être fusillés sur-le-champ. La théorie du Service en campagne, si je me souviens bien, prescrit que les gradés doivent imposer l’obéissance par la force ; cela veut dire qu’il faut menacer du revolver celui qui n’avance point, et le tuer, si la menace ne suffit pas. Et il est clair que les explications de celui qui refuse d’avancer, ou qui prend parti de reculer, ne doivent jamais être écoutées ; nulle raison ne vaut contre un ordre ; et n’importe quel ordre militaire est strictement impossible à exécuter, au moins pour ceux qui sont blessés ou tués ; mais la seule preuve admise est justement qu’ils soient blessés ou tués. Il faut du courage, ou si l’on veut, une sorte de délire enthousiaste, à ceux qui avancent. Mais la vertu propre au chef qui pousse ses troupes en avant, c’est d’être impitoyable. Ou bien veut-on faire croire que la guerre serait possible, si l’exécutant était juge de ce qu’il peut tenter ? En toutes ces enquêtes, en toutes ces révisions, les accusés, qui sont vieux dans le métier, se défendront ; et en vérité je voudrais les défendre, de façon à traduire en jugement, devant l’opinion, la Guerre elle-même, qui est en tous ses détails injuste, féroce, inhumaine. Si le commun des spectateurs arrive à la voir comme elle est, tout sera dit. Jeannot était un canonnier sans peur, quiLE TROUPIER
CONTRE SES MAÎTRES,

Jeannot était un canonnier sans peur, qui connaissait jusqu’au dernier détail tout ce que l’on peut apprendre d’après les formes, les couleurs et les bruits. Avec cela presque illettré ; il lisait péniblement, et n’apprit à écrire que vers la fin de l’année quatorze. Terrassier de son état, et fier comme sont souvent les chevaliers de la pelle, qui ne vivent point de flatter ; de plus raisonneur, et ne cédant jamais sur son droit. Mais, dans les moments difficiles, silencieux, calme et prompt ; devinant l’ordre, et chassant la peur par sa seule présence. Au reste sachant tout faire à la perfection, il rapportait d’un trou d’obus rempli d’eau des mouchoirs neigeux et que l’on eût dit repassés au fer. Né brosseur, il avait vaincu l’esclavage militaire du temps de paix par ce genre de talent. Mais, à la guerre, il jouait un jeu plus noble. J’ai souvent eu le loisir de considérer cette face rousse, architecturale, à fortes pommettes, et ce front important, chargé de deux bosses sur les sourcils ; ce genre de tête ne supporte pas le mépris. Or, toujours chantonnant et méditant, il développait une politique remarquable.

Juge expert du terrain, des batteries ennemies et des tirs, connaissant les bonnes et les mauvaises heures comme les bons et les mauvais chemins, il était le plus sûr compagnon dans ces voyages vers l’infanterie qui sont l’épreuve de l’artilleur. En de telles missions, l’homme d’imagination est nécessairement soumis à l’homme de jugement et de ressource, quels que soient les grades. Notre Jeannot avait cette décision et cette économie de mouvement qui semble écarter le péril, et qui réellement réduit les périls imaginaires. D’où une amitié d’un jour, et une réelle égalité, entre le canonnier au rustique langage et le chef ombrageux. À la suite de quoi Jeannot recevait une croix, s’arrosait d’eau de Cologne, cirait ses chaussures, et regardait l’adjudant avec une fierté étonnante. Mais, comme on dit, le danger passé adieu le saint ; cette gloire ne durait pas longtemps ; il retombait aux travaux vulgaires, et sentait de nouveau le poids de cette administration militaire qui brouille les attributions, superpose les consignes aux consignes, et reçoit durement ceux qui réclament. On n’a pas tous les jours occasion d’aller chercher la soupe à travers mille périls, ou de tirer un blessé de quelque abri écrasé, ou d’éteindre des gargousses qui flambent. Après quelques semaines de persécutions, de méditations et de discours à soi, le canonnier Jeannot essayait d’une démarche décisive ; il demandait à passer dans l’infanterie. C’était mettre sa vie en jeu ; mais c’était l’occasion aussi de reprendre avantage et d’être écouté ; cette tête orgueilleuse n’exigeait pas moins.

Si méprisé que soit l’homme de troupe, en ce régime de despotisme oriental, il peut toujours braver ses maîtres pourvu qu’il surmonte la peur ; et c’est par ce détour que ceux que l’on appelle les mauvaises têtes agissent souvent en héros. On a assez dit qu’un chef doit à son pouvoir même de ne pas se montrer inférieur à ceux sur qui il règne ; j’ai souvent remarqué un autre effet du pouvoir despotique, et que je n’avais pas prévu, c’est que l’orgueilleux subordonné veut du moins être supérieur en quelque chose, et y parvient souvent. Le pouvoir a comme on voit plus d’une ruse, et va à ses fins par plus d’un chemin. Je regardais donc Jeannot qui livrait ses batailles, et remportait la victoire par son courage seulement. Mais où était l’ennemi qu’il fallait vaincre ? Tout proche, et c’était le Maître. Jeannot combattait pour la liberté, comme les journaux disaient, mais non pas comme ils l’entendaient.