Aller au contenu

Le Colisée (Les Poèmes d’Edgar Poe)

La bibliothèque libre.
Traduction par Stéphane Mallarmé.
Les Poèmes d’Edgar PoeLéon Vanier, libraire-éditeur (p. 121-122).


LE COLISÉE



Type de l’antique Rome ! Riche reliquaire de contemplations hautes au temps léguées par des siècles ensevelis de pompe et de puissance ! Enfin — enfin — après tant de jours de lassant pèlerinage fatigué et de brûlante soif (soif des sources de savoir qui gisent en toi), je m’agenouille, homme humble et changé, dans tes ombres, et bois du fond même de mon âme ton soir, ta grandeur et ta gloire !

Vastitude ! âge ! et mémoire de jadis ! silence ! et désolation ! et nuit sombre ! Je vous sens maintenant — je vous sens dans ma force. — Ô sortilèges plus sûrs que jamais roi de Judée n’en enseigna dans les jardins de Gethsemani ! Ô charmes plus valides que la Chaldée ravie n’en soutira jamais aux tranquilles étoiles.

Ici où tomba un héros, tombe une colonne ! Ici où l’aigle théâtral éclatait d’or, la brune chauve-souris fait sa veille de minuit. Ici ! où des dames de Rome agitaient au vent leur chevelure dorée, maintenant s’agite le chardon et l’ajonc. Ici ! où le monarque s’inclinait sur un trône en or, glisse, comme un spectre, vers sa demeure de marbre, par la faible lumière des cornes de la lune éclairé, le silencieux lézard des pierres.

Mais reste ? Ces murs — ces arcades de lierre vêtues — ces plinthes croulantes — ces fûts tristes et noircis — ces entablements vagues — ces frises émiettées — ces corniches en morceaux — ce naufrage — cette ruine — ces pierres, hélas ! ces pierres grises, est-ce là, de ce qui fut le fameux et colossal, tout ce qu’à la destinée et à moi ont laissé les corrosives Heures.

« Pas tout », me répondirent les Échos — « pas tout ! » Sons prophétiques et forts, montez à jamais de nous et de toute ruine, vers le sage ; comme la mélodie de Memnon vers le Soleil. Nous régnons sur les cœurs des plus puissants des hommes — nous exerçons un despotique empire sur tous les esprits géants. Nous ne sommes pas impuissantes, nous passives pierres. Non, notre pouvoir n’est point parti — pas toute notre célébrité — pas toute la magie de notre haut renom — pas toute la merveille qui nous ceint — pas tous les mystères qui gisent en nous — pas toutes les réminiscences qui se suspendent et s’attachent à nous comme un vêtement, nous habillant d’une robe en plus que de la gloire.