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Le Collage/Le Collage/IV

La bibliothèque libre.
Édouard Dentu (p. 22-27).
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IV


En mars.

Trois mois. Voici déjà trois mois que je me suis mis avec une femme. Eh bien, pendant tout ce temps, j’ai vécu malheureux. Notre existence à deux est devenue un enfer.

Cette pauvre Célina a le caractère inégal, ombrageux et difficile. Quand, par extraordinaire, elle semble de bonne humeur, ce n’est pas tenable ! Ses gaietés de grosse poule turbulente m’étourdissent, me portent sur les nerfs. De mauvaise humeur, au contraire, elle casse tout. Pas de semaine où nous ne soyons obligés de renouveler une partie de la vaisselle.

Le peu d’argent que nous avons s’en va chez le marchand de porcelaines. Dans les simples mouvements d’impatience, les verres et les assiettes sont brisés en mille morceaux. Ses colères sérieuses s’attaquent à des pièces importantes, aux plats, compotiers, carafes, chandeliers, cuvette et pot à eau. Enfin, quand elle entre en fureur, les gros meubles eux-mêmes souffrent : la table se renverse, le lit est écorné, les chaises volent en l’air, les rideaux se déchirent. Je tremble alors pour les tableaux, pour la pendule et pour les glaces. Même, cette stupide et ruineuse manie de passer sa rage sur les choses inanimées commence à me gagner. Moi, le plus débonnaire des hommes jusqu’ici, et qui ai toujours eu beaucoup de soin de mes affaires, l’autre soir, au moment où Célina venait de me verser du thé dans une tasse de mon service japonais, je ne sais ce qui m’a pris ! Poussé à bout, à la suite de quelque idiote querelle d’Allemand, j’ai tout jeté dans le feu thé, tasse et théière.

Quoi d’étonnant, d’ailleurs, que nous soyons perpétuellement en bisbille ! Nous ne venons de la même province, ni n’appartenons à la même condition sociale ; de race, de tempérament, d’éducation, nous différons ; nous n’avons ni les mêmes idées, ni les mêmes habitudes, ni les mêmes goûts.

Nous ne nous entendons d’abord pas en cuisine. J’aime le rôti cuit à point, lorsqu’il commence à rendre le sang ; madame avale la viande crue. J’adore le laitage, les œufs, la volaille, la pâtisserie et les beaux fruits bien mûrs ; je me tiens autant que possible dans une gamme d’alimentation douce. Madame, elle, se ruine l’estomac avec de la moutarde, et du vinaigre, raffole de crudités, ne vivrait que de radis, de cornichons et de salades. Et il en est de tout comme de la cuisine.

Elle ne se coiffe ni ne s’habille comme je le voudrais. À tort ou à raison, je prétends avoir des goûts distingués ; elle, malgré le milieu où je l’ai ramassée, m’apparaît une bourgeoise, une atroce bourgeoise. Bouffie de vanité, féroce d’amour-propre, entêtée comme une mule, elle ne songe qu’à « paraître chic » ; mais, ce, qui lui semble « chic » me déconcerte et me révolte. Susceptible à l’excès avec cela, dénuée d’indulgence, tranchant sur tout, portée à supposer des absurdités chez autrui, me suspectant aussi bien moi que mes intimes, que le cercle entier de mes relations, jalousant les femmes. Enfin, elle manque de culture intellectuelle, sait à peine lire et écrire. Orthographe : pitoyable ! Histoire, géographie : néant ! En arithmétique, elle a entendu parler des quatre règles, mais avoue les avoir oubliées. Telle est Célina. Je commence à la connaître. Eh bien, qui le croirait ? elle et moi, l’autre matin, en prenant notre café, la cigarette aux lèvres, nous avons eu une discussion politique.

Oui ! une longue et acharnée discussion, médico-moralo-socialo-politique, et à l’occasion de Louise Michel encore, dont le nom se trouvait dans un journal que je lisais à Célina. Moi, qui ne vote jamais, par indifférence, et qui vendrais mes droits politiques pour une boîte de cigares bien secs ! Célina a fini par me mettre en colère. Nous nous sommes sottement égosillés pendant une heure. À la fin, elle m’a cassé un sucrier.


10 avril.

Du matin au soir, et du soir au matin, avoir cette femme à son côté ! Au moins, si j’exerçais une de ces professions qui obligent à passer la journée loin de chez soi. Hélas ! sans cesse à la maison, cloué devant ma table de travail, obligé, par la nature de mes occupations, de m’absorber pendant des heures en oubliant le monde extérieur, j’ai Célina derrière moi. Au moment où je crois entrevoir la solution des problèmes les plus complexes et les plus délicats, elle m’adresse la parole. Que je m’enferme dans mon cabinet, elle viendra gratter à la porte. Même, si j’obtiens qu’elle se dispense de frapper, elle se livrera dans la pièce voisine à quelque occupation bruyante, fera rouler les fauteuils, trembler le parquet, battre les portes ou se mettra à chanter pendant des heures. On dirait qu’elle tient à ne point se laisser oublier.

J’ai vieilli de dix ans. Je finirai par tomber malade. Suis-je pris d’un besoin de solitude, d’une envie de ne plus sentir cette femme sur mon dos, il me faut motiver mes sorties. Une fois dehors, seul enfin, libre, après quelques bouffées d’air suave, voici que la perspective de rentrer empoisonne mon plaisir. De quel front dur va-t-elle m’accueillir au retour ? Un regard soupçonneux me fouillera des pieds à la tête, m’interrogera tacitement : « Il est peut-être allé voir des femmes ? »

Je lui suis, au contraire, trop fidèle. Si une occasion se présentait, j’aurais joliment tort de me gêner. D’ailleurs, à cause d’elle, je suis devenu peu difficile en femmes. Des laiderons crottés, que, jadis, je n’eusse pas même regardés, me semblent désirables. Tandis qu’à côté de Célina, les sens restent émoussés par l’habitude, l’appétit sexuel n’est plus. Quand je la prends encore dans mes bras, j’ai beau l’étreindre désespérément ; le souvenir de ce qu’elle m’a fait souffrir me paralyse. Une froideur involontaire, sans être de l’impuissance effective, a, d’elle à moi, supprimé le plaisir. Et je m’endors enfin, à l’étroit dans notre lit, mal à l’aise. Déplorable coucheuse, Célina se tient en chien de fusil. Je me réveille les épaules découvertes, glacées, mais les reins en sueur, tout endolori par le poids de son corps.