Le Comte Joseph de Maistre/01

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JOSEPH DE MAISTRE.

En tardant si long-temps, depuis la première promesse que nous en avions faite[1], à venir parler de cet homme célèbre, de ce grand théoricien théocratique, il semble que, sans l’avoir cherché, nous ayons aujourd’hui rencontré une occasion de circonstance et presque un à-propos. Les discussions religieuses, qui font ce qu’elles peuvent pour se réveiller autour de nous, viennent rendre ou prêter à tout ce qui concerne le comte de Maistre une sorte d’intérêt présent que ce nom si à part et orgueilleusement solitaire n’a jamais connu, et dont il peut, certes, se passer. Pour nous, nous n’essaierons pas de le mêler plus qu’il ne convient à ces querelles, qu’il surmonte de toute la hauteur de sa venue précoce et de son génie. Nous l’étudierons d’abord en lui-même, nous y reconnaîtrons et nous y suivrons de près l’homme antique, immuable, à certains égards prophétique, le grand homme de bien qui a senti le premier et proclamé avec une incomparable énergie ce qui allait si fort manquer aux sociétés modernes en cette crise de régénération universelle. En le prenant dès le berceau, dans son éducation, dans sa carrière et sa nationalité extérieures et contiguës à la France, nous aurons déjà fait la part de bien des exagérations où il a paru tomber, et sur lesquelles d’ici, le parti adversaire l’a voulu uniquement saisir. Ces exagérations pourtant, en ce qu’elles ont de trop réel, nous les poursuivrons aussi, nous les dénoncerons dans la tournure même de son talent, dans l’absolu de son caractère ; nous en mettrons, s’il se peut, à nu la racine. Heureux si, dans ce travail respectueux et sincère, nous prouvons aux admirateurs, je dirai presque aux coreligionnaires de l’auguste et vertueux théoricien, que nous ne l’avons pas méconnu, et si en même temps nous maintenons devant le public impartial les droits désormais imprescriptibles du bon sens, de la libre critique et de l’humaine tolérance !

I.

L’aîné du comte Xavier et l’un des plus éloquens écrivains de notre littérature, le comte Joseph-Marie de Maistre, naquit à Chambéry, le 1er avril 1753. Voltaire, à Ferney, ne se doutait pas, en face du Mont-Blanc, que là grandissait, que de là sortirait un jour son redoutable ennemi, son moqueur le plus acéré. Le père du futur vengeur, magistrat considéré, après des charges actives noblement remplies, était devenu président au sénat de Savoie[2] ; son grand-père maternel, le sénateur de Motz, gentilhomme du Bugey, qui n’avait eu que des filles, s’attacha à ce petit-fils, et toute la sollicitude des deux familles se réunit complaisamment sur la tête du jeune aîné, qui devait porter si haut leur espérance[3]. Dès l’âge de cinq ans, l’enfant eut un instituteur particulier, qui, deux fois par jour, après son travail, le conduisait dans le cabinet de son grand-père de Motz. La nourriture d’étude était forte, antique, et tenait des habitudes du XVIe siècle, mieux conservées en Savoie que partout ailleurs. L’esprit du grand jurisconsulte Favre n’avait pas cessé de hanter ces vieilles maisons parlementaires. Tout concourait ainsi, dès le début, à faire de M. de Maistre ce qu’il apparaît si impérieusement dans ses écrits, le magistrat gentilhomme, l’héritier et le représentant du droit patricien et fécial, comme dit Ballanche.

Tout enfant, il eut une impression très vive et qui ne s’effaça jamais : c’était l’époque où l’on supprimait en France l’ordre des jésuites (1764) ; cet évènement faisait grand bruit, et l’enfant, qui en avait entendu parler tout autour de lui, sautait pendant sa récréation en criant : On a chassé les jésuites ! Sa mère l’entendit et l’arrêta : « Ne parlez jamais ainsi, lui dit-elle ; vous comprendrez un jour que c’est un des plus grands malheurs pour la religion. » Cette parole et le ton dont elle fut prononcée lui restèrent toujours présens ; il était de ces jeunes ames où tout se grave.

Les conseils des jésuites de Chambéry, amis de sa famille et très consultés par elle, entrèrent aussi pour beaucoup dans son instruction ; la reconnaissance se mêla naturellement chez lui à ce que par la suite, en écrivant d’eux, la doctrine lui suggéra.

Quoique élevé sous une tutelle particulière et domestique, il paraît avoir suivi en même temps les cours du collége de Chambéry ; un jour, en effet, me raconte-t-on[4], un écolier l’ayant défié sur sa mémoire, qu’il avait extraordinaire, il releva le gant et tint le pari : il s’agissait de réciter tout un livre de l’Énéide, le lendemain, en présence du collége assemblé. M. de Maistre ne fit pas une faute et l’emporta. En 1818, un vieil ecclésiastique rappelait au comte Joseph cet exploit de collége : « Eh bien ! curé, lui répondit-il, croiriez-vous que je serais homme à vous réciter sur l’heure ce même livre de l’Énéide aussi couramment qu’alors ? » Telle était la force d’empreinte de sa mémoire ; rien de ce qu’il y avait déposé et classé ne s’effaçait plus. Il avait coutume de comparer son cerveau à un vaste casier à tiroirs numérotés qu’il tirait selon le cours de la conversation, pour y puiser les souvenirs d’histoire, de poésie, de philologie et de sciences, qui s’y trouvaient en réserve. Cette puissance, cette capacité de mémoire, quand elle ne fait pas obstruction et qu’elle obéit simplement à la volonté, est le propre de toutes les fortes têtes, de tous les grands esprits.

Et pour suivre l’image : plus le casier est plein, plus les tiroirs nombreux, séparés par de minces et impénétrables cloisons, prêts à se mouvoir chacun indépendamment des autres et à ne s’ouvrir que dans la mesure où on le veut, et mieux aussi la tête peut se dire organisée.

À vingt ans, M. de Maistre avait pris tous ses grades à l’université de Turin. L’année suivante, en 1774, il entra comme substitut-avocat-fiscal-général surnuméraire (c’est le titre exact) au sénat de Savoie, et il suivit les divers degrés de cette carrière du ministère public jusqu’à ce qu’en avril 1788 il fut promu au siége de sénateur, comme qui dirait conseiller au parlement : c’est dans cette position que la révolution française le saisit. Des renseignemens puisés à la meilleure des sources nous permettent d’assurer qu’il était entré dans cette vie parlementaire et magistrale un peu contre son goût, mais qu’il s’y voua par devoir. Son émotion, toutes les fois qu’il s’agissait d’une condamnation capitale, était vive : il n’hésitait pas dans la sentence quand il la croyait dictée par la conscience et par la vérité ; mais ses scrupules, son anxiété à ce sujet, démentent assez ceux qui, s’emparant de quelque lambeau de page étincelante, auraient voulu faire de l’écrivain entraîné une ame peu humaine. Lors de la restauration de la maison de Savoie, il ne voulut pas rentrer dans cette carrière de judicature ni reprendre la responsabilité du sang à verser.

Il faut qu’on s’accoutume de bonne heure avec nous à ces contrastes, sans lesquels on ne comprendrait rien au vrai comte de Maistre, à celui qui a vécu et qui n’est pas du tout l’ogre de messieurs du Constitutionnel d’alors, mais un homme dont tous ceux qui l’ont connu vantent l’amabilité et dont plusieurs ont goûté les vertus intérieures, vertus résultant (comme on me le disait très bien) de sa soumission parfaite : intolérant au dehors, tout armé et invincible plume en main, parce qu’il ne sacrifiait rien de ses croyances, il était, ajoute-t-on, aimable et charmant au dedans, parce qu’il sacrifiait sa volonté. Éblouissant, séduisant comme on peut le croire, et même très souvent gai dans la conversation, il y portait toutefois par momens une vivacité de timbre et de ton, quelque chose de vibrante, comme disent les Italiens, et l’accent seul en montant aurait semblé usurper une supériorité « qui ne m’appartient pas plus qu’à tout autre, » s’empressait-il bien vite de confesser avec grace. Mais revenons.

Voué de bonne heure à des occupations qu’il n’eût pas naturellement préférées, il sut réserver pour les études qui lui étaient chères les moindres parcelles de son temps, avec une économie austère et invariable. Il ne se déplaçait jamais sans but, il ne sortait jamais sans motif : de toute sa vie, nous dit M. Raymond, il ne lui est arrivé d’aller à la promenade. — Hélas ! combien différent de tant d’esprits de nos jours qui n’ont jamais fait autre chose dans leur vie qu’aller à la promenade soir et matin ! — Il est vrai qu’il poussait cela un peu loin ; l’avouerai-je ? il répondait un jour en riant à quelques personnes qui l’engageaient à venir avec elles jouir d’un soleil de printemps : « Le soleil ! je puis m’en faire un dans ma chambre avec un châssis huilé et une chandelle derrière ! » Il plaisantait sans doute en parlant ainsi, il trahissait pourtant sa vraie pensée. Intelligence platonique, vivant au pur soleil des idées, il ne voyait volontiers dans ce flambeau de notre univers qu’une lanterne de plus un moment allumée pour la caverne des ombres. On devine aussi à ce mot une nature positive que n’a dû entamer ni attendrir en aucun temps la rêverie. Rêver, nous le savons trop, c’est niaiser délicieusement, c’est vivre à la merci du souffle et du nuage, c’est laisser couler les heures vagues et amusées ou l’ennui plus cher encore. Lui donc, comme Pline l’ancien, auquel en cela on l’a justement comparé, il n’aurait pas perdu une minute de temps utile, même pendant ses repas. Son régime fut de bonne heure fixé : il travaillait régulièrement quinze heures par jour, et ne se délassait d’un travail que par l’autre, aidé à cet effet par une attention vigoureuse et par une grande force de constitution physique. M. Royer-Collard remarque excellemment que ce qui manque le plus aujourd’hui, c’est dans l’ordre moral le respect, et dans l’ordre intellectuel l’attention. Certes M. de Maistre n’a pas fait défaut à l’une plus qu’à l’autre de ces deux rares conditions, mais encore moins, s’il est possible, à la dernière. Cette faculté d’attention, comme la mémoire qui en est le résultat, constitue un signe et un don inséparable des natures prédestinées. Durant son séjour à Pétersbourg, moins distrait par d’autres devoirs, M. de Maistre ne quittait plus l’étude. Il avait une table ou un fauteuil tournant : on lui servait à dîner sans que souvent il lachât le livre, puis, le dîner dépêché, il faisait demi-tour et continuait le travail à peine interrompu. N’oublions pas, comme trait bien essentiel, qu’à quelque heure et dans quelque circonstance qu’une personne de sa famille entrât, elle le trouvait toujours heureux du dérangement, ou plutôt non pas même dérangé, mais bon, affectueux et souriant. Aussi, lorsque j’eus l’honneur d’interroger de ce côté, les termes d’amabilité parfaite et de bonté tendre furent ceux par lesquels on me répondit tout d’abord, et ils étaient prononcés avec un accent ému, pénétré, qui déjà m’en confirmait le sens et qui m’apprenait beaucoup : « La plus belle partie de sa vie est la partie cachée et qu’on ne dira pas ! »

Ainsi donc ce jeune magistrat, si opposé par sa nuance religieuse à notre vieille race parlementaire et gallicane des L’Hôpital et des de Thou, si supérieur par la gravité des mœurs à cette autre postérité plus récente et bien docte encore de nos gentilshommes de robe, de Brosses ou Montesquieu, M. de Maistre était autant versé qu’aucun d’eux dans les hautes études ; il vaquait tout le jour aux fonctions de sa charge, à l’approfondissement du droit, et il lisait Pindare en grec, les soirs.

Une certaine gaieté, qu’on n’aurait jamais attendue, y ajoutait pourtant par accès sa pointe et le rapprochait des nôtres, de nos excellens personnages d’autrefois. Vers 1820, un très jeune homme qui était reçu chez M. de Maistre, et qui s’effrayait de lui voir entre les mains quelque tome tout grec de Pindare ou de Platon, fut un jour fort étonné de lui entendre chanter de sa voix la plus joviale et la plus fausse quelques couplets du vieux temps, la tentation de saint Antoine, par exemple. Et je me rappelle ma propre surprise à moi-même lorsqu’interrogeant un poète illustre sur M. de Maistre qu’il avait fort connu, il m’en parla d’abord comme d’un conteur presque facétieux et de belle humeur.

Comme écrivain de marque, M. de Maistre ne se produisit qu’après l’âge de quarante ans. Quoiqu’il eût donné quelques opuscules auparavant, ses Considérations sur la révolution française, en 96, furent son premier coup d’éclat et de maître. Son talent d’écrivain sortit tout brillant et coloré du milieu de ses fortes études, comme un fleuve déjà grand s’élance du sein d’un lac austère. On aime pourtant à suivre les sources et les lenteurs mystérieuses des eaux aux flancs du rocher. Ces quarante premières années de préparation, d’accumulation et de profondeur, ne nous ont pas encore tout dit.

Quoiqu’on ait peu de renseignemens sur la nature des travaux qui remplirent avec le plus de suite ses loisirs de magistrat, on peut conjecturer sans trop d’erreur que les questions de philosophie religieuse l’occupaient dès-lors beaucoup. Ayant perdu, par l’effet des évènemens de 92, un amas énorme de recueils manuscrits, M. de Maistre les regrettait extrêmement plus tard lorsqu’il écrivit ses Soirées, et disait que les pages qu’il en aurait tirées auraient porté au double les développemens donnés à certaines questions dans ce dernier ouvrage.

Fut-il tout d’abord ce que ses brillans écrits l’ont montré, théoricien intrépide d’une pensée qui contredisait si absolument celle de son siècle ? Sa vie et sa doctrine n’eurent-elles qu’une seule et même teneur entière et rigide en toute leur durée ? ou bien M. de Maistre eut-il en effet, lui aussi, une époque de tâtonnement et d’apprentissage, une jeunesse ? Il serait trop extraordinaire qu’il eût commencé d’emblée par une opposition si brusque à tout ce qui circulait. Les grands esprits apprennent vite, mais ils apprennent ; ils reculent, ils ensevelissent leurs sources, mais ils en ont. Le temps des purs prophètes et des jeunes Daniels est passé ; c’est à l’école de l’histoire, à celle de l’expérience pratique et présente que se forment les sages et les mieux voyans. Deux discours de M. de Maistre, l’un publié lorsqu’il n’avait que vingt-deux ans, et l’autre prononcé quand il en avait vingt-quatre, vont nous le produire au début, ayant déjà l’instinct du style et du nombre, mais des plus rhétoriciens encore, assez imbu des idées ou du moins de la phraséologie du jour, et tout-à-fait l’un des jeunes contemporains de Voltaire et de Jean-Jacques finissans.

Le premier opuscule qu’on ait de lui, publié à Chambéry en 1775, a pour sujet et pour titre l’Éloge de Victor-Amédée III, duc de Savoie, roi de Sardaigne, de Chypre et de Jérusalem, prince de Piémont, avec cette épigraphe : Détestables flatteurs, présent le plus funeste, etc. Le candide panégyriste, en effet, s’abandonne avec ivresse, mais il ne flatte pas. Dans cette espèce d’épithalame adressé au père et au roi au moment du mariage de son fils Charles-Emmanuel avec Clotilde de France et pour fêter leur voyage en Savoie, le jeune substitut épanche en prose poétique sa fidélité exaltée envers son souverain. Il vante les vertus patriarcales de l’époux : « … À qui vais-je parler ? Quoi ? dans le XVIIIe siècle je vanterai les douceurs de l’amour conjugal ?… Eh bien ! je parlerai… » Et il raconte l’anecdote de l’étranger qu’il conduit à travers les appartemens du palais et qui, arrivé dans le cabinet du roi, dit : « Je ne vois point le lit du roi. » — « Monsieur, lui répondis-je, nous ne savons ce que c’est que le lit du roi ; mais, si vous voulez voir celui du mari de la reine, passons dans l’appartement de Ferdinande… » Il loue la religion du roi, il le loue de faire disparaître l’ignorance : l’enthousiasme, alors de rigueur, pour l’agriculture, pour les lumières, circule au milieu de ce culte de la religion conservé. Ce sont des déclamations sur les travaux construits : « Une digue immense arrête le Rhône prêt à engloutir les coteaux délicieux de Chautagne. Cruelle Isère, tu rendras ta proie ?… » On noterait, si l’on voulait, quelques contrastes fortuits et piquans avec ce qu’il écrira plus tard : « J’avoue cependant qu’il y a dans tous les pays des hommes dont on ne saurait acheter les services trop cher : ce sont les histrions, les saltimbanques, les délateurs, les eunuques, les archers, les bourreaux, les traitans… Car, ces gens-là n’ayant rien de commun avec l’honneur, on n’a que de l’argent à leur donner. » Le bourreau placé entre les traitans et les histrions ! il le mettra plus à part une autre fois. — Il loue encore le prince d’être l’évêque extérieur, comme on disait de Constantin, de se montrer également éloigné du relâchement et de la sévérité ; et parlant des pays où l’accusation d’irréligion se renouvelle sans cesse parce qu’elle est toujours sûre d’être écoutée : « Que dis-je ? n’a-t-on pas poussé l’extravagance et la cruauté jusqu’à allumer des bûchers, jusqu’à faire couler le sang au nom du Dieu très bon ? Sacrifices mille fois plus horribles que ceux que nos ancêtres offraient à l’affreux Teutatès, car cette idole insensible n’avait jamais dit aux hommes : Vous ne tuerez point, vous êtes tous frères, je vous haïrai si vous ne vous aimez pas. » Le vœu de tolérance cher au XVIIIe siècle trouve là son écho.

En même temps l’auteur, qui n’a pas encore toute sa cohérence, s’élève contre les incrédules « qui réclament à grands cris la liberté de penser… Qu’est-ce qui les empêche de penser ? Ce sont les discours, ce sont les écrits que Victor défend avec raison. »

Tout à côté, Lafayette lui-même n’aurait pas désavoué la ferveur de cet élan sur la guerre d’Amérique : « La liberté, insultée en Europe, a pris son vol vers un autre hémisphère ; elle plane sur les glaces du Canada, elle arme le paisible Pensilvanien, et du milieu de Philadelphie elle crie aux Anglais : Pourquoi m’avez-vous outragée, vous qui vous vantez de n’être grands que par moi ? » — Le tout finit et se couronne par un pompeux éloge de la France : « Charles, Clotilde, augustes époux, vous allez retracer à nos yeux des vertus de Ferdinande et de Victor !… Confondons les intérêts des deux états, et que les Français s’accoutument à se croire nos concitoyens. Toujours ce peuple aimable aura de nouveaux droits sur nos cœurs ; chez lui, les graces s’allient à la grandeur ; la raison n’est jamais triste ; la valeur n’est jamais féroce, et les roses d’Anacréon se mêlent aux panaches guerriers des Du Guesclin… » M. de Maistre pensera toujours, plus qu’il n’en voudrait convenir, à la France et à Paris, à cette Athènes absente qu’il saluait si gracieusement au début ; mais il la peindra tout à l’heure moins anacréontique et un peu moins couleur de rose. La lune de miel ne dura pas.

Le second opuscule qui se rapporte à ces années est un discours (resté manuscrit) que M. de Maistre prononça, en 1777, devant le sénat de Savoie, à l’une de ces rentrées solennelles où le jeune substitut avait la parole au nom du ministère public ; d’après les extraits qu’on veut bien m’en transmettre, je n’y puis voir qu’une amplification de parquet sur les devoirs du magistrat. Si l’on cherchait à y surprendre les premières impressions, les premières émotions de l’homme public et de l’écrivain, on devrait y reconnaître surtout l’influence de Rousseau. Les locutions familières au philosophe de Genève, l’Être des êtres, l’Être suprême et surtout la vertu, y sont prodiguées ; le mot de préjugés résonne souvent. Certains souvenirs des républiques grecques y figurent et trahissent à la fois l’inexpérience et la générosité du jeune homme. Je ne donnerai ici qu’un passage décisif en ce qu’il prouve que l’auteur, à ce moment, n’était point encore du tout revenu des idées généralement courantes sur le pacte ou contrat social :

« Sans doute, messieurs, tous les hommes ont des devoirs à remplir ; mais que ces devoirs sont différens par leur importance et leur étendue ! Représentez-vous la naissance de la société ; voyez ces hommes, las du pouvoir de tout faire, réunis en foule autour des autels sacrés de la patrie qui vient de naître, tous abdiquent volontairement une partie de leur liberté : tous consentent à faire courber les volontés particulières sous le sceptre de la volonté générale ; la hiérarchie sociale va se former ; chaque place impose des devoirs ; mais ne vous semble-t-il pas, messieurs, qu’on demande davantage à ceux qui doivent influer plus particulièrement sur le sort de leurs semblables, qu’on exige d’eux un serment particulier, et qu’on ne leur confie qu’en tremblant le pouvoir de faire de grands maux ?

« Voyez le ministre des autels qui s’avance le premier : « Je connais, dit-il, toute l’autorité que mon caractère va me donner sur les peuples ; mais vous ne gémirez point de m’en avoir revêtu. Ministre de paix, de clémence et de charité, la douceur respirera sur mon front ; toutes les vertus paisibles seront dans mon cœur ; chargé de réconcilier le ciel et la terre, jamais je n’avilirai ces fonctions. Auguste interprète de Dieu parmi vous, on ne se défiera point des oracles qu’il rendra par ma bouche, car je ne le ferai jamais parler pour mes intérêts. »

Il est évident qu’il y a, dans ce portrait du ministre de paix, comme une réminiscence peu lointaine du Vicaire savoyard. Après le prêtre, l’orateur fait intervenir le guerrier, puis le magistrat, dont les devoirs sont le thème auquel particulièrement il s’attache. Mais jusqu’à présent le de Maistre que nous cherchons et que nous admirons n’est point encore trouvé.

Les années qui s’écoulèrent jusqu’au coup de tocsin de la révolution française le laissèrent tel sans doute, étudiant et méditant beaucoup, mûrissant lentement, mais ne se révélant pas tout entier aux autres ni probablement à lui-même. Rien ne faisait pressentir l’illustration littéraire et philosophique, à la fois tardive et soudaine, dont il allait se couronner. C’était un magistrat fort distingué, non pas précisément (quoi qu’en ait dit quelqu’un de bien spirituel) un mélange de courtisan et de militaire : il n’avait de militaire que son sang de gentilhomme, et du courtisan il n’avait rien du tout. Dans cette espèce même de mercuriale dont nous parlions tout à l’heure, nous pourrions citer, sur l’indépendance et le stoïcisme imposés au magistrat, des paroles significatives qui dénoteraient toute autre chose que le partisan du bon plaisir royal[5]. L’est-il jamais devenu depuis lors dans le sens positif qu’on lui impute ? il y aurait lieu, en avançant, de le contester. Ce qui n’est pas douteux, c’est que M. de Maistre passait, non-seulement dans sa jeunesse, mais beaucoup plus tard, tout près de la révolution, pour adopter les idées nouvelles, les opinions libérales. Dans quel sens, et jusqu’à quel point ? c’est ce qu’il a été impossible d’éclaircir, et l’on n’a pu recueillir à ce sujet que la particularité que voici :

Trop de latitude accordée au pouvoir militaire en matière civile ayant amené quelques abus dans une petite ville de Savoie, M. de Maistre témoigna assez hautement sa désapprobation pour s’attirer, de la part de l’autorité supérieure à Turin, une vive réprimande. Peu de temps après, lorsque la Savoie fut envahie, il trouva piquant de se disculper, au moyen de cette lettre ministérielle, du reproche de servilisme que lui lançait quelque partisan de la nouvelle république, quelque fougueux Allobroge de fraîche date.

L’abbé Raynal étant venu à Aix en Savoie, M. de Maistre, fort jeune encore, alla le voir avec quelques amis ; mais une première visite suffit à la connaissance : l’absence de dignité dans l’homme le détrompa vite (s’il en était besoin) des déclamations philanthropiques de l’historien.

Du reste aucun évènement proprement dit, ayant trait à la vie extérieure de M. de Maistre en ces années, n’a laissé de souvenir ; sa situation était plus que jamais assise, un mariage vertueux avait achevé de la fixer ; il aurait pu consumer, enfouir ainsi dans l’étude, dans la méditation, dans ces sortes d’extraits volumineux qu’on fait pour soi-même et auxquels manque toujours la dernière main, cette foule de pensées et de trésors dont on n’aurait jamais démêlé le titre ni le poids ; il aurait pu, en un mot, ne jamais devenir le grand écrivain que nous savons, quand la révolution française éclata et vint dégager en lui le talent, en frapper l’effigie, y mettre le casque et le glaive.

L’armée française, sous les ordres de Montesquiou, envahit la Savoie le 22 septembre 1792. Fidèle à son prince, le sénateur de Maistre partit de Chambéry le lendemain 23 ; désirant néanmoins juger par lui-même de l’ordre nouveau et profitant d’un décret de sommation adressé aux émigrés, il revint au mois de janvier 93 : c’est durant ce séjour hasardeux qu’il eut sans doute à faire usage, pour sa justification, de la lettre ministérielle dont on a parlé. Suffisamment édifié sur le régime de liberté, il quitta de nouveau la Savoie en avril, et se retira à Lausanne, comme dans un vis-à-vis et sur un observatoire commode. Il passa dans cette ville, de tout temps si éclairée et si ornée alors d’étrangers de distinction, trois années entières, et ne rentra en Piémont qu’au commencement de 97. Le roi Victor-Amédée lui donna pour mission à Lausanne de correspondre avec le bureau des affaires étrangères et de transmettre ses observations sur la marche des évènemens en France et à l’entour. Les dépêches de M. de Maistre étaient soigneusement recueillies par les ministres étrangers résidant à Turin, et devenaient de la sorte un document européen. Bonaparte, nous apprend M.  Raymond, trouva par la suite cette correspondance tout entière dans les archives de Venise. Qu’est-elle devenue ? Elle aurait, comme étude de l’homme, bien du prix. Devant rendre compte aux autres de ses impressions successives, M. de Maistre atteignit vite à toute la hauteur de ses pensées.

Plusieurs écrits imprimés viennent, au reste, suppléer à ce qui nous manque et nous mettre entre les mains le fil qui désormais ne cesse plus. M. de Maistre publia successivement vers cette époque :

1o Des Lettres d’un Royaliste savoisien à ses Compatriotes. M. Raymond n’en indique que deux, mais j’ai eu sous les yeux la quatrième ; elles parurent, d’avril à juillet 1793.

2o Un Discours à madame la marquise de C. (Costa) sur la vie et la mort de son fils Alexis-Louis-Eugène de Costa, lieutenant au corps des grenadiers royaux de sa majesté le roi de Sardaigne, mort, âgé de seize ans, à Turin, le 21 mai 1794, d’une blessure reçue, le 27 avril précédent, à l’attaque du Col-Ardent (Turin, 1794), avec cette épigraphe :

Frutto senil insu’l giovenil fiore.
(Tasse.)

C’est aussi en cette même année 94, que se publiait par les soins du comte Joseph, parrain et tuteur du livre, le charmant Voyage autour de ma Chambre de son aimable frère. Ces années de séjour à Lausanne, on le voit, furent fécondes.

3o Jean-Claude Tétu, maire de Montagnole, district de Chambéry, à ses chers concitoyens les habitans du Mont-Blanc, salut et bon sens ! (Daté de Montagnole, le 10 août 1795.)

4o Mémoire sur les prétendus Émigrés savoisiens, dédié à la nation française et à ses législateurs. (Daté du 15 juillet 1796.)

Cette année 96 est celle où parurent, à Neuchâtel d’abord, les Considérations sur la France, par lesquelles M. de Maistre entrait décidément dans la publicité européenne et devenait l’oracle éloquent d’une doctrine ; mais les écrits que je viens d’énumérer, et très différens des deux productions de jeunesse précédemment citées, restent la préface naturelle, l’introduction explicative et immédiate des Considérations. Il y aura intérêt à parcourir, à connaître par extraits ces pamphlets et brochures devenus très rares, et qui même, sans une bienveillance toute particulière qui est venue au-devant de mes désirs, me fussent sans doute demeurés introuvables et inconnus.

Je n’ai eu sous les yeux que la quatrième Lettre d’un Royaliste savoisien à ses Compatriotes, datée du 3 juillet 1793 ; je ne parlerai donc que de celle-ci, qui avait été précédée nécessairement de trois autres, et qui semblait même réclamer une suite. La révolution est consommée en Savoie depuis l’invasion de septembre 1792 ; l’auteur dit aux siens : Voyez et comparez. L’objet de cette quatrième lettre est énoncé en tête : Idée des lois et du gouvernement de sa majesté le roi de Sardaigne avec quelques réflexions sur la Savoie en particulier.

« Heureux, lit-on au début, heureux les peuples dont on ne parle pas ! Le bonheur politique, comme le bonheur domestique, n’est pas dans le bruit ; il est le fils de la paix, de la tranquillité, des mœurs, du respect pour les anciennes maximes du gouvernement, et de ces coutumes vénérables qui tournent les lois en habitudes et l’obéissance en instinct. » Et l’auteur montre que tel a été le caractère constant et le régime de la maison de Savoie, en qui il loue surtout le talent de gouverner sans jamais se brouiller avec l’opinion. Il commence par citer quelques-unes des déclamations proférées et publiées à l’occasion de l’assemblée générale des Allobroges, « la raison éternelle et la souveraineté du peuple ayant exercé dans cette assemblée nationale des Allobroges l’empire suprême que les armes françaises leur avaient reconquis. » Il ne manque pas les invectives burlesques contre ces institutions qui sacrifiaient le sang et les sueurs du peuple à l’entretien des palais et des châteaux (les palais de Savoie !). À ces banales insultes l’auteur oppose le tableau de ce qu’était ce gouvernement modéré et paternel : il montre en Savoie le clergé et la noblesse ne formant pas de corps séparé dans l’état ; les libertés de l’église gallicane observées, par opposition à ce qui avait lieu en Piémont ; le haut clergé sans faste, exemplaire de mœurs ; le bas clergé (expression qui était inconnue) jouissant de toute considération, et la noblesse elle-même paraissant assez souvent dans cette classe des simples curés. Quant à cette noblesse proprement dite, elle avait des priviléges sans doute, mais des priviléges très limités ; la qualité de noble était avant tout un titre honorifique qui obligeait plus étroitement envers l’état. Chaque jour les grands emplois faisaient entrer dans la noblesse des hommes qui obtenaient ainsi une illustration marquée, sans devenir pourtant tout d’un coup les égaux des gentilshommes de race : « La noblesse est une semence précieuse que le souverain peut créer, mais son pouvoir ne s’étend pas plus loin ; c’est au temps et à l’opinion qu’il appartient de la féconder. » Suivent des détails de l’ancienne organisation locale. — Le roi de Sardaigne avait publié un célèbre édit du 19 décembre 1771, pour l’affranchissement des terres en Savoie et l’extinction des droits féodaux. Depuis plus de vingt ans, le tribunal supérieur chargé de cette opération délicate n’avait jamais suspendu ses fonctions. — Mais, à chaque instant, des vues lumineuses et de haute politique générale sillonnent le sujet et élargissent les horizons : « Il est bon, dit le publiciste, en tout ceci purement judicieux, qu’une quantité considérable de nobles se jette dans toutes les carrières en concurrence avec le second ordre ; non-seulement la noblesse illustre les emplois qu’elle occupe, mais par sa présence elle unit tous les états, et par son influence elle empêche tous les corps dont elle fait partie de se cantonner… C’est ainsi qu’en Angleterre la portion de la noblesse qui entre dans la chambre des communes tempère l’âcreté délétère du principe démocratique qui doit essentiellement y résider, et qui brûlerait infailliblement la constitution sans cet amalgame précieux. »

Et plus loin : « Observez en passant qu’un des grands avantages de la noblesse, c’est qu’il y ait dans l’état quelque chose de plus précieux que l’or[6]. »

Il raille de ce bon rire, qui s’essaie d’abord comme en famille, ses compatriotes devenus les citoyens tricolores, et se moque des raisonnemens sur les assignats : « Lorsque je lis des raisonnemens de cette force, je suis tenté de pardonner à Juvénal d’avoir dit en parlant d’un sot de son temps : Ciceronem Allobroga dixit[7] ; et à Thomas Corneille d’avoir dit dans une comédie en parlant d’un autre sot : Il est pis qu’Allobroge. » Mais déjà il passe à tout moment la frontière et ne se retient pas sur le compte de la grande nation. « Quand on voit ces prétendus législateurs de la France prendre des institutions anglaises sur leur sol natal et les transporter brusquement chez eux, on ne peut s’empêcher de songer à ce général romain qui fit enlever un cadran solaire à Syracuse et vint le placer à Rome, sans s’inquiéter le moins du monde de la latitude. Ce qui rend cependant la comparaison inexacte, c’est que le bon général ne savait pas l’astronomie. »

Sur la justice, il y a d’assez belles choses, rien qui sente le peintre futur du bourreau. Il rappelle toutefois que, lorsqu’on parlait des prisonniers d’état renfermés à Miolans, unique prison de ce genre en Savoie, on était plutôt tenté de s’en prendre au trop de clémence du prince, que trop souvent les prisons d’état autorisaient les erreurs de cette clémence, qu’elles dérobaient celui qui était plutôt dû au gibet ou aux galères, « et faisaient oublier cette maxime d’un homme célèbre, la plus belle chose peut-être que les hommes aient jamais dite : La justice est la bienfaisance des rois. » — Plus loin, à propos des prisons de Chambéry, il se plaît à faire ressortir le témoignage favorable de l’envoyé du ciel, Howard. Ainsi, sur cette théorie de la rigueur, il n’a pas encore de parti pris.

Il appelle de tous ses vœux, en finissant, la restauration de Victor-Amé et s’élève avec passion, avec ironie déjà, contre les ambitieux voisins qui tant de fois, et au commencement du XVIIe siècle et depuis lors, ont troublé cet heureux pays : « Rejetez loin de vous ces théories absurdes qu’on vous envoie de France comme des vérités éternelles et qui ne sont que les rêves funestes d’une vanité immorale. Quoi ! tous les hommes sont faits pour le même gouvernement, et ce gouvernement est la démocratie pure ! Quoi ! la royauté est une tyrannie ! Quoi ! tous les politiques se sont trompés depuis Aristote jusqu’à Montesquieu !… Non, ce n’est point sur la terre la moins fertile en découvertes qu’on a vu ce que l’univers n’avait jamais su voir ; ce n’est point de la fange du manége que la Providence a fait germer des vérités inconnues à tous les siècles :

......Sterilesne elegit arenas
Ut caneret paucis, mersitque hoc pulvere verum ?
[8] »

Et suit un éloge de la monarchie en une de ces images qui vont devenir familières à l’écrivain et qui saisissent la pensée comme les yeux : « La monarchie est réellement, s’il est permis de s’exprimer ainsi, une aristocratie tournante qui élève successivement toutes les familles de l’état ; tous les honneurs, tous les emplois sont placés au bout d’une espèce de lice où tout le monde a droit de courir ; c’est assez pour que personne n’ait droit de se plaindre. Le Roi est le juge des courses. » — Que vous en semble ? À voir s’ouvrir cette lice grandiose et presque olympique dont Montesquieu eût envié avec la justesse le relief éclatant, il devient clair que le lecteur de Pindare n’a point perdu ses veilles, et que M. de Maistre est déjà trouvé.

Le Discours à madame la marquise de Costa nous le rend avec des défauts de jeunesse et presque de rhétorique encore, qui tiennent au genre, mais en même temps on ne perd pas long-temps de vue l’écrivain nouveau, le penseur original et hardi qui se décèle, qui se dresse par endroits et va décidément triompher. Les premières pages sont un peu dans l’imitation et le ton de Voltaire faisant l’éloge funèbre des officiers morts pendant la campagne de 1741, dans le ton de Vauvenargues lui-même déplorant la perte de son jeune et si intéressant ami Hippolyte de Seytres. L’auteur ne vient pas pour distraire, il ne veut pas même consoler, il ne veut que s’attrister avec une mère. Il célèbre dès le début l’éducation morale par opposition à l’éducation scientifique : — Laisser mûrir le caractère sous le toit paternel, — ne pas répandre l’enfance au dehors. L’homme moral est plutôt formé qu’on ne croit. Au reste aucun système d’éducation ne saurait être généralisé : ici on appliqua l’amour ; Eugène était son nom, le Bien-né. Le panégyriste s’étend un peu sur les anecdotes d’enfance, puerilia ; un jour, on trouva l’enfant occupé à souffler de toutes ses forces le feu dans une chambre sans lumières : « Je travaille, dit-il, pour faire revenir mon nègre » , il appelait ainsi son ombre. — Eugène fut un enfant préservé. Il cultive les arts, la peinture. Est-ce à Genève qu’il va suivre ses études ? La périphrase l’indiquerait, mais le nom n’y est pas ; l’auteur en est encore aux périphrases comme plus élégantes. Des pensées élevées et politiques se font jour à travers cette gracieuse déclamation. Eugène, selon l’usage, entre au sortir de l’enfance dans la carrière militaire : « Il ne dépend point de nous de créer les coutumes ; elles nous commandent. Leurs suites morales et politiques sont l’affaire du souverain ; la nôtre est de les suivre paisiblement et de ne jamais déclamer contre elles. » — Et sur la pureté de mœurs d’Eugène dans sa vie de garnison : « Pour lui le mauvais exemple était nul, ou changeait de nature ; il n’avait d’autre effet que de le porter à la vertu, par un mouvement plus rapide, composé de l’attrait du bien et de l’action répulsive du mal sur cette ame pure comme la lumière. »

Au moment où la révolution éclate, on dirait que l’auteur lui emprunte son plus mauvais style pour la peindre : « Un épouvantable volcan s’était ouvert à Paris : bientôt son cratère eut pour dimension le diamètre de la France, et les terres voisines commencèrent à trembler. Ô ma patrie ! ô peuple infortuné !… » Et ailleurs : « Aussi vile que féroce (la révolution), jamais elle ne sut ennoblir un crime ni se faire servir par un grand homme ; c’est dans les pourritures du patriciat, c’est surtout parmi les suppôts détestables ou les écoliers ridicules du philosophisme, c’est dans l’antre de la chicane et de l’agiotage qu’elle avait choisi ses adeptes et ses apôtres. » Ce style-là, loin d’être du bon de Maistre, n’est que du mauvais Lamennais. Voici qui est mieux :

« Mais c’est précisément parce que la révolution française, dans ses bases, est le comble de l’absurdité et de la corruption morale, qu’elle est éminemment dangereuse pour les peuples. La santé n’est pas contagieuse ; c’est la maladie qui l’est trop souvent. Cette révolution bien définie n’est qu’une expansion de l’orgueil immoral débarrassé de tous ses liens ; de là cet épouvantable prosélytisme qui agite l’Europe entière. L’orgueil est immense de sa nature : il détruit tout ce qui n’est pas assez fort pour le comprimer ; de là encore les succès de ce prosélytisme. Quelle digue opposer à une doctrine qui s’adressa d’abord aux passions les plus chères du cœur humain, et qui, avant les dures leçons de l’expérience, n’avait contre elle que les sages ? La souveraineté du peuple, la liberté, l’égalité, le renversement de toute subordination, le droit à toute sorte d’autorité : quelles douces illusions ! La foule comprend ces dogmes, donc ils sont faux ; elle les aime, donc ils sont mauvais. N’importe ? elle les comprend, elle les aime. Souverains, tremblez sur vos trônes. »

Le contrecoup retentit en Savoie ; là, ce n’aurait été qu’une querelle de famille ; mais Paris convoite les pauvres montagnes : un petit nombre de scélérats (je copie) répond au cri d’appel. Le roi, se croyant menacé, arme. Le 22 septembre 1792, la Savoie est envahie par l’armée française, et le Piémont près de l’être. Après la défense du Saint-Bernard (1793), Eugène, grièvement malade, court des dangers : il semblait « que la Providence voulût tenir ses parens continuellement en alarmes sur lui et, pour ainsi dire, les accoutumer à le perdre. » Il passe les quartiers d’hiver de 93-94 à Asti. Mais le génie de Bonaparte prélude déjà à ses prochaines destinées d’Italie, et dicte les opérations de la campagne qui va s’ouvrir[9]. Dès le 6 avril 94 éclate l’attaque générale des Français sur toute la chaîne du comté de Nice. Le 27, Eugène, se trouvant avec sa compagnie au sommet de la Saccarella, qui domine le Col-Ardent, marche à l’attaque de ce dernier poste, et y reçoit une balle à la jambe ; ses grenadiers l’emportent ; trois semaines après, à Turin, il succombe des suites de sa blessure. — Au moment de sa mort « son ame, naturellement chrétienne, se tourna vers le ciel… Il pria pour ses parens, les nomma tous et ne plaignit qu’eux. »

Un passage du récit rend avec beauté ce tableau des morts chrétiennes dont on était désaccoutumé depuis si long-temps en notre littérature, et que le génie de M. de Châteaubriand, quelques années après, devait remettre en si glorieux et si pathétique honneur :

« L’orage de la révolution avait poussé jusqu’à Turin un solitaire de l’ordre de la Trappe. L’homme de Dieu, présent à ce spectacle, défendait de la part du ciel la tristesse et les pleurs. Séparé de la terre avant le temps, il ne pouvait plus descendre jusqu’aux faiblesses de la nature ; il accusait nos vœux indiscrets et notre tendresse cruelle ; il n’osait point unir ses prières aux nôtres : il ne savait pas s’il était permis de désirer la guérison de l’ange. Son enthousiasme religieux effraya celle qui vous remplaçait auprès de votre fils (une belle-sœur de Mme de Costa) ; elle pria l’anachorète exalté de diriger ailleurs ses pensées et de ne former aucun vœu dans son cœur, de peur que son désir ne fût une prière : beau mouvement de tendresse, et bien digne d’un cœur parent de celui d’Eugène ! »

L’auteur adresse et approprie à son héros cette apostrophe célèbre de Tacite à Agricola, reproduite elle-même de celle de Cicéron à l’orateur Crassus : « Heureux Eugène ! le ciel ne t’a rien refusé, puisqu’il t’a donné de vivre sans tache et de mourir à propos. — Il n’a point vu, madame, les derniers crimes… Il n’a point vu en Piémont la trahison… Il n’a point vu l’auguste Clotilde sous l’habit du deuil et de la pénitence… » Mais voici le finale qui s’élève, se détache en pleine originalité, et devient enfin et tout-à-fait du grand de Maistre :


« Il faut avoir le courage de l’avouer, madame, long-temps nous n’avons point compris la révolution dont nous sommes les témoins ; long-temps nous l’avons prise pour un évènement ; nous étions dans l’erreur : c’est une époque et malheur aux générations qui assistent aux époques du monde ! Heureux mille fois les hommes qui ne sont appelés à contempler que dans l’histoire les grandes révolutions, les guerres générales, les fièvres de l’opinion, les fureurs des partis, les chocs des empires et les funérailles des nations ! Heureux les hommes qui passent sur la terre dans un de ces momens de repos qui servent d’intervalle aux convulsions d’une nature condamnée et souffrante ! — Fuyons, madame ; Encelade se tourne. — Mais où fuir ? Ne sommes-nous pas attachés par tous les liens de l’amour et du devoir ? Souffrons avec une résignation réfléchie : si nous savons unir notre raison à la Raison éternelle, au lieu de n’être que des patiens, nous serons au moins des victimes.

« Certainement, madame, ce chaos finira, et probablement par des moyens tout-à-fait imprévus. Peut-être même pourrait-on déjà, sans témérité, indiquer quelques traits des plans futurs qui paraissent décrétés[10]. Mais par combien de malheurs la génération présente achètera-t-elle le calme pour elle et pour celle qui la suivra ? C’est ce qu’il n’est pas possible de prévoir. En attendant, rien ne nous empêche de contempler déjà un spectacle frappant, celui de la foule des grands coupables immolés les uns par les autres avec une précision vraiment surnaturelle. Je sens que la raison humaine frémit à la vue de ces flots de sang innocent qui se mêle à celui des coupables. Les maux de tout genre qui nous accablent sont terribles, surtout pour les aveugles qui disent que tout est bien, et qui refusent de voir dans tout cet univers un état violent, absolument contre nature dans toute l’énergie du terme. Pour nous, madame, contentons-nous de savoir que tout a sa raison que nous connaîtrons un jour ; ne nous fatiguons point à chercher les pourquoi, même lorsqu’il serait possible de les entrevoir. La nature des êtres, les opérations de l’intelligence et les bornes des possibles nous sont inconnues. Au lieu de nous dépiter follement contre un ordre de choses que nous ne comprenons pas, attachons-nous aux vérités pratiques. Songeons que l’épithète de très bon est nécessairement attachée à celle de très grand ; et c’est assez pour nous : nous comprendrons que sous l’empire de l’Être qui réunit ces deux qualités, tous les maux dont nous sommes les témoins ou les victimes ne peuvent être que des actes de justice ou des moyens de régénération également nécessaires. N’est-ce pas lui qui a dit, par la bouche de l’un de ses envoyés : Je vous aime d’un amour éternel ? Cette parole doit nous servir de solution générale pour toutes les énigmes qui pourraient scandaliser notre ignorance. Attachés à un point de l’espace et du temps, nous avons la manie de rapporter tout à ce point ; nous sommes tout à la fois ridicules et coupables. »

En terminant, l’auteur s’adresse encore à l’ombre chérie d’Eugène et retombe un peu dans la déclamation, au moins pour la forme ; mais les germes de son système de réversibilité et d’ordre providentiel viennent de se montrer et n’ont plus qu’à pousser leur développement. Comme saint Augustin, en présence des épouvantables catastrophes de son siècle, il conçoit sa Cité de Dieu.

Cité étrange chez l’un comme chez l’autre, plus belle de titre et de conception que justifiable de détail, dans laquelle le bon sens, la sagesse humaine, trouvent à s’achopper presque à chaque pas, mais où les esprits vraiment religieux se satisferont de quelques hautes clartés !

Le pamphlet publié et distribué à Chambéry en août 95, sous le nom de Jean-Claude Têtu, est une provinciale savoyarde à la portée du peuple, une petite lettre de Paul-Louis en style du cru. Partant le sel en est gros et gris, mais il y en a sous la trivialité. Il s’agit de profiter du nouveau bail réclamé par la France au sujet de la constitution de l’an III, pour réveiller l’opinion royaliste dans le pays et pour pousser à une restauration :

« … Nous avons tous sur le cœur cette triste comédie de 1792, lorsqu’une poignée de vauriens, qui se faisaient appeler la nation, écrivirent à Paris que nous voulions être Français. Vous savez tous devant Dieu qu’il n’en était rien, et comme quoi nous fûmes tous libres de dire non, à la charge de dire oui[11] ?

« Or, voici une belle occasion de donner un démenti à ceux qui nous firent parler mal à propos. Aujourd’hui, nous ne sommes plus si épouvantés que nous l’étions alors ; nous avons un peu repris nos sens. Croyez-moi, disons tout rondement que nous n’en voulons plus.

« Vous croirez peut-être qu’il y a de l’imprudence à parler si clair ? Au contraire, vous pourrez par là faire grand plaisir à la C. N. (Convention Nationale). Tout le monde sait assez qu’elle a besoin et partant envie de la paix. Or, cette réunion à la France la gêne, et le vœu de la nation, quoiqu’il n’ait jamais existé que dans la boîte à l’encre du citoyen Gorrin[12], forme cependant un obstacle très fort aux yeux de la C. N., qui est retenue par le point d’honneur plus que par la valeur de notre pays.

« En lui disant la vérité, vous la mettrez à l’aise, et elle vous en saura gré ; ce raisonnement est clair comme de l’eau de roche.

« Mais supposons qu’elle pense autrement, qu’elle veuille à tout prix garder la Savoie et qu’elle y réussisse, que vous arriverait-il pour avoir dit que vous regrettez votre ancien souverain ? Il vous arriverait d’être particulièrement estimés et chéris par la C. N. elle-même. Tout le monde ne sait-il pas qu’on aime les gens fidèles partout où ils se trouvent ? Quand il y a de la révolte, de l’impertinence ou de l’insurgerie, à la bonne heure que les maîtres se fâchent ; mais, quand on parle poliment, chacun est libre de dire sa raison ; on peut tirer son chapeau devant le drapeau tricolore et dire qu’on a de l’amitié pour la croix blanche. Par Dieu ! chacun a son goût peut-être ! — En disant qu’on aime les poires, méprise-t-on les pommes ?

« Si la C. N. vous gardait mérite après cette déclaration, elle vous aimerait comme ses yeux, c’est moi qui vous le dis.

« Mais ce n’est pas tout. Quand même nous demeurerions Français, il ne faut pas croire que ce fût pour long-temps ; un peu plus tôt, un peu plus tard, la chose volée revient toujours à son maître. La Savoie est au roi de Sardaigne depuis huit cents ans, personne ne peut lui faire une anicroche là-dessus ; pourquoi la lui garderait-on ? Parce qu’on la lui a prise, apparemment. Quelle chienne de raison ! Demandez au tribunal criminel du district, vous verrez ce qu’il vous en dira.

« La Savoie a bien été prise d’autres fois. On l’a gardée trois ans, cinq ans, sept ans, trente ans, mais toujours elle est revenue. Il en sera de même cette fois.

« Le roi de France qui était avant celui qui était avant le dernier, fut un grand fier-à-bras, à ce que tout le monde dit ; c’est une chose sûre qu’il faisait peur à tout le monde, et cependant, quoiqu’il convoitât la Savoie et qu’il s’évertuât beaucoup pour l’avoir, il ne put jamais en passer son envie.

« Dans ma jeunesse, je ne comprenais pas pourquoi notre petite Savoie n’était pas une province de France, et comment cette drumille avait pu vivre si longtemps à côté d’un gros brochet sans être croquée ; mais, en y pensant depuis, j’ai vu combien feu ma grand’mère avait raison quand elle me disait : Jean-Claude, mon ami, quand tu ne comprends pas quelque chose, fie-toi à celui qui a fait le manche des cerises.

« La Savoie n’est pas à la France parce qu’il ne faut pas qu’elle soit à la France. Si les Français la possédaient, l’Italie serait flambée ; ils bâtiraient dans notre pays des forteresses à tout bout de champ ; ils feraient des chemins larges comme la grande allée du Verney jusque sur nos plus hautes montagnes[13]. À la place de l’hospice Saint-Bernard, où l’on donne la soupe aux pèlerins, il y aurait une bonne citadelle avec des canons et de la poudre, et toute la diablerie que vous savez ; et puis, au premier moment d’une guerre, ce serait une bénédiction de les voir dégringoler de l’autre côté ! Soyez sûrs qu’ils y descendraient les mains dans leurs poches, et, quand une fois on est en Piémont, les gens qui savent un peu comment le monde est fait, disent que ce n’est plus qu’une promenade. Si M. l’empereur était assez grue pour souffrir que ces gaillards gardassent la Savoie, il ferait tout aussi bien de les mettre en garnison à Milan.

« Mais, tandis que la Savoie est au roi de Sardaigne, on ne peut pas être surpris en Italie. Diantre ! c’est bien différent d’être dans un pays ou d’y aller.

« Et nos bons amis les Suisses, croyez-vous qu’ils soient bien amusés d’entendre les tambours des Français de l’autre côté du lac ? Les Genevois, qui ne sont que des marmousets, les fatiguent déjà passablement ; jugez comme ils ont envie de toucher de tous côtés la république française ! Sûrement les Français ne pourraient pas leur faire un plus grand plaisir que de s’en aller d’où ils sont venus. Les Suisses et les Savoyards sont cousins, ils font leurs fromages en paix et ne se font point d’ombrage. Que les grands seigneurs demeurent chez eux et ne viennent pas casser nos pots.

« Il faudra donc rendre la Savoie parce que tout le monde voudra qu’on la rende, et, quand la C. N. aurait les griffes assez fortes pour la retenir dans le moment présent, croyez-vous que ce fût pour long-temps ? Bah ! les choses forcées ne durent jamais.

« Le courage des Français fait plaisir à voir, mais ne vous laissez pas leurrer par cette lanterne magique. Vous savez que lorsqu’on se rosse un jour de vogue, surtout lorsqu’on est un peu gris, on ne sent pas les coups ; mais c’est le lendemain qu’on se trouve bleu par-ci et bleu par-là, qu’on se sent raide comme le manche d’une fourche, et qu’il n’y a pas moyen de mettre un pied devant l’autre.

« Quand la France sera froide, vous l’entendrez crier.

Ce sont là, il me semble, de ces accens vibrans qui dénotent que, même sous le masque du Jacques Bonhomme et du Sancho de son pays, M. de Maistre ne peut pas se déguiser long-temps. Plus loin, pour exprimer que les Français ne sont pas encore guéris ni près de guérir du mal révolutionnaire : « S’ils étaient véritablement ennuyés d’être malades, dit-il, est-ce qu’ils ne se donneraient pas tous le mot pour faire venir de la thériaque de Venise ? » Louis XVIII, comme on sait, était alors à Venise. Le maire de Montagnole continue de prendre ses compatriotes par tous les bouts, par l’énumération de tous leurs griefs, en réservant pour le dernier coup l’intérêt de la religion catholique si cher aux populations. Je continue de citer tout ce qui me paraît un peu saillant, ce pamphlet curieux étant parfaitement inconnu et introuvable aujourd’hui :

« Il y a plus de deux cents ans qu’il y eut déjà un tapage en France pour les affaires de huguenots. Notre curé en parlait un jour avec M. le châtelain : il appelait cela la digue, ou la ligue, ou la figue, enfin quelque chose en igue. Mais c’était diabolique. Il disait que cette machine dura je ne sais combien de temps, trente ou quarante ans, je crois. Sainte Vierge Marie ! cela ne

fait-il pas dresser les cheveux ? C’est bien pire aujourd’hui, puisqu’alors il y avait des rois, des princes, des seigneurs, des parlemens, en un mot tout ce qu’il fallait pour faire la besogne après la folie passée ; mais à présent que tout le royaume est en loques, ce sera le diable à confesser pour tout refaire. Serait-il possible que nous fussions mêlés là-dedans ? Libera nos, Dominus.

« Vous croyez peut-être, vous autres petits messieurs qui avez des habits de drap d’Elbeuf et des boutons d’acier, que c’est pour vous que le four chauffe, et que vous serez toujours les maîtres ? Ah bien ! oui, fiez-vous-y. On a déjà fait main-basse sur les municipalités de campagne, ainsi adieu aux rois de village ; il n’y a plus de districts, ainsi adieu aux rois de petites villes : ne voyez-vous pas comme tout s’achemine à vous rendre des zéros en chiffre ? Quand tout sera tranquille, le peuple donnera les places à ceux que vous teniez en prison ; et si, pendant cette tempête, quelques champignons sont sortis de terre, vous n’y gagnerez rien, car les ci-après sont bien plus insolens que les ci-devant.

« On vous amuse aussi en vous parlant de la suppression des impôts. Sans doute qu’on n’ose pas mettre le peuple de mauvaise humeur dans ce moment, pour raison ; mais seriez-vous assez simples pour croire que, dès qu’on sera maître de lui, on ne vous chargera pas comme des mulets du Mont-Cenis ? La C. N. a fait tant d’assignats ! tant d’assignats ! que si on les collait tous par les bords il y aurait de quoi couvrir la France de papier. Malgré ce qu’on en a brûlé dans toutes les gazettes, il en reste pour 14 milliards : or, savez-vous ce que c’est que 14 milliards ? Pour faire cette somme en numéraire, il faudrait autant de louis qu’il y a de grains de blé en 455 sacs, mesure de Chambéri, pesant chacun 140 livres poids de marc. Le citoyen Ginollet, ci-devant collecteur de la taille, qui sait l’arithmétique comme son Pater, a fait ce compte sur ma table.

« Mais toutes ces débauches de papier ne peuvent durer, et à la fin, pour faire face aux dépenses, on vous demandera l’argent que vous avez, et même celui que vous n’avez pas.

« Enfin, comme il faut toujours garder la meilleure raison pour la dernière, tenez pour certain que, si vous demeurez Français, vous serez privés de votre religion. La C. N., disent certaines personnes, a promis la liberté du culte : oui ; mais vous savez bien qu’on n’a rien tenu de ce qu’on vous avait promis. Souvenez-vous de ce qui se passa lorsqu’on établit l’église constitutionnelle. Il n’y eut qu’un cri en Savoie contre cette manipulation ecclésiastique ; mais vos électeurs eurent beau protester, on ne les écouta pas, et le jour qu’ils s’assemblèrent pour l’élection de ce drôle d’évêque qui nous a tant fait rire avant de nous faire pleurer, un des représentans du peuple dit expressément que, si les électeurs raisonnaient, on ferait conduire deux pièces de canon à la porte de la cathédrale : voilà comment on fut libre.

« Nous avons d’ailleurs un bon témoin de ce qui se passa. Grégoire, l’un des représentans, n’a-t-il pas dit formellement, dans le sermon qu’il a débité à la tribune de la Convention sur la liberté des cultes : Nous avons promis de votre part la liberté du culte aux habitans du Mont-Blanc, et nous les avons trompés !

« C’est clair, cela ; mais ce que ce bon apôtre n’a pas dit, c’est qu’il était venu en Savoie tout justement pour y faire ce qu’il a blâmé dans les autres.

« Ce n’est pas seulement le culte de la déesse Raison dont nous ne voulons pas : nous ne voulons rien de nouveau, rien, ce qui s’appelle rien. On nous l’avait promis ; pourquoi nous a-t-on trompés ?

« Je l’entendis, ce curé d’Embremenil, le 16 février 1793, lorsqu’il se donna tant de peine dans la cathédrale de Chambéri, pour nous prouver que l’église constitutionnelle était catholique. Son discours emberlicoqua beaucoup de gens ; mais, quoiqu’il ait de l’esprit comme quatre, il ne me fit pas reculer de l’épaisseur d’un cheveu. Quand je le vis en chaire, sans surplis, avec une cravate noire, ayant à côté de lui un chapeau rond au lieu d’un bonnet à houppe, et nous disant citoyen au lieu de mes frères ou mon cher auditeur, je me dis d’abord en moi-même : Cet homme est schismatique.

« En effet, quelle apparence que le bon Dieu n’ait fait la religion que pour les esprits pointus, et qu’il n’y ait pas quelque manière facile de connaître ce qui est faux. Quand il viendra quelque grivois d’apôtre vous prêcher un Credo de sa façon, au lieu de s’embarquer dans de grands alibi-forains qui font tourner la tête, vous n’avez qu’à le regarder bien attentivement : je veux ne moissonner de ma vie si vous ne découvrez pas sur sa personne quelque chose d’hérétique, ne fût-ce qu’un bouton de veste.

« Mais, baste : la C. N. se moque de l’église constitutionnelle, ce n’est pas l’embarras ; le mal est qu’elle déteste la nôtre et qu’elle n’en veut point. Ainsi c’est à vous de voir si vous voulez vous trouver sans religion.

« La liberté du culte, qu’on vous a promise depuis quelque temps, n’est qu’une farce. Si vous êtes catholiques, essayez un peu de jeter à la poste une lettre adressée à sa sainteté le pape, à Rome, vous verrez si elle arrivera.

« C’est cependant drôle qu’un catholique ne puisse pas écrire au pape !

« Et vos évêques, où sont-ils ? et vos prêtres, pourquoi ne vous les rend-on pas ? Est-ce agir rondement de promettre une église catholique, et de bannir les prêtres catholiques ? — Mais, dira-t-on, nous en avons en Savoie. — Oui, ils y sont à leurs périls et risques. On les a calomniés, insultés, emprisonnés, fusillés. On recommencera demain, aujourd’hui, quand on voudra. On n’a point révoqué la loi qui les déporte ni celle qui confisque leurs biens, après une loi solennelle qui leur permettait de les administrer par procureur.

« Ne vous laissez donc pas tromper : la rancune contre notre religion est toujours la même, et, si l’on a fait quelque chose en sa faveur, ce n’est pas par amitié, ce n’est pas par justice, c’est par crainte. Les gens de l’ouest[14] n’ont pas voulu démordre, il a bien fallu accorder quelque chose, mais c’est bien à contre-cœur et de mauvaise grace.

« Boissy-d’Anglas est, à ce qu’on dit, un des bons enfans de l’assemblée ; je ne crois pas qu’il aime à tourmenter son prochain. Cependant, quand il fit son rapport sur la liberté du culte au nom des trois comités, il dit tout net que les intérêts de la religion étaient des chimères. Il ajouta : « Je ne veux point décider s’il faut une religion aux hommes… s’il faut créer pour eux des illusions et laisser des opinions erronées devenir la règle de leur conduite. C’est à la philosophie à éclairer l’espèce humaine et à bannir de dessus la terre les longues erreurs qui l’ont dominée. C’est par l’instruction que seront guéries toutes les maladies de l’esprit humain. Bientôt vous ne les connaîtrez que pour les mépriser, ces dogmes absurdes, enfans de l’erreur et de la crainte : bientôt la religion des Socrate, des Marc-Aurèle, des Cicéron, sera la seule religion du monde… Ainsi vous préparerez le seul règne de la philosophie… Vous couronnerez avec certitude la révolution commencée par la philosophie. »

« Il faudrait avoir les yeux pochés pour ne pas voir ici un homme en colère qui se console du décret dans la préface.

« Je mentirais au reste si j’assurais que je comprends tout ce morceau, et que je connais les trois théologiens dont il parle ; mais je gagerais bien à tout hasard mes deux charrues contre un exemplaire de la nouvelle constitution que Socrate, Marc-Aurèle et Cicéron étaient protestans. »

L’objection contre les trois théologiens pouvait porter coup en Savoie, à cette date de 1795 ; hors de là elle n’est que gaie.

Et ceci n’est pas, autant qu’on pourrait bien le croire, un accident du genre. Certes M. de Maistre, par le fond habituel de sa pensée, restera toujours un écrivain profondément sérieux ; mais pourtant on n’a pas fait en lui la part de ce qui très souvent dans le détail n’est que gai. On y aurait gagné de le voir beaucoup plus au naturel et moins terrible.

La dernière des brochures préliminaires de M. de Maistre, que j’aie à analyser est son Mémoire sur les prétendus Émigrés savoisiens (1796). Ici, comme il s’adresse à la législature de France, il sait prendre le ton convenable, bien qu’énergique, et non sans quelques-uns encore de ces éclats de parole qui vont devenir le cachet inséparable de son talent. C’est d’abord tout un tableau de la Terreur en sa malheureuse patrie. Puisque les grands historiens s’occupent si peu de ces vérités de détail, de ces bagatelles provinciales et locales, qui gêneraient leurs évolutions, qu’on veuille bien permettre au biographe de ne pas les négliger. Les Français, comme on l’a dit, étant entrés en Savoie le 22 septembre 1792, on ne vit pendant un mois que ce qu’on voit dans toutes les conquêtes ; mais bientôt, les assemblées primaires ayant été convoquées, elles nommèrent des députés qui se réunirent à Chambéry sous le nom d’Assemblée nationale des Allobroges. L’homme influent dans cette assemblée, qui ne siégea que huit jours, celui qui dirigea tout, et dicta presque tous les décrets, fut le député Simond, de Rumilli dans le Mont-Blanc, ci-devant prêtre, guillotiné en 1794. Une loi de cette assemblée invita tous les citoyens qui avaient émigré dès le 1er août 1792 à reprendre leur domicile dans le terme de deux mois, sous peine de confiscation de tous leurs biens. On antidatait l’émigration, comme on voit, et on la faisait même antérieure à l’entrée des Français dans le pays : c’était pour atteindre certains grands propriétaires.

Les militaires firent leur devoir et restèrent à leur poste, fidèles à leurs sermens. Presque tous les autres (et M. de Maistre de ce nombre), les femmes surtout et les enfans, rentrèrent en Savoie sur la foi de l’assemblée. Au cœur de l’hiver, ils arrivèrent et reprirent domicile dans le délai qui s’était prolongé jusqu’au 27 janvier 93 ; mais, au lieu de la tranquillité qu’ils avaient droit d’attendre, ils ne trouvèrent qu’une persécution cruelle. L’auteur du mémoire, témoin oculaire, en signale les hideuses particularités qui ne sont qu’une variante de ce qui se passait alors universellement : on emprisonne les hommes d’une part, les femmes de l’autre ; on sépare les mères et les enfans ; on sépare les époux : « C’était, disait le représentant Albitte, pour satisfaire à la décence. » — « La cruauté dans le cours de cette révolution a souvent eu, s’écrie l’auteur, la fantaisie de plaisanter : on croit voir rire l’Enfer ; il est moins effrayant quand il hurle. »

Le règlement des prisons destinées à renfermer les suspects les accuse d’un crime tout nouveau, d’être coalisés de volonté avec les ennemis de la république ; sur quoi l’auteur ajoute : « Caligula ne punissait que les rêves, il oublia les désirs ! »

Le 1er septembre 1793, tout d’un coup, en vertu d’une détermination soudaine, à minuit, on tire les détenus de prison et on les transporte sur des charrettes de Chambéry à Grenoble, où ils manquent en arrivant d’être massacrés par la populace. Puis un autre caprice les ramène de Grenoble à Chambéry ; le 9 thermidor les sauve : « Dans le 9 thermidor, dit l’auteur du mémoire, c’est une opinion universelle dans le département du Mont-Blanc, tous les prisonniers devaient être égorgés. »

Dans un moment si terrible, il arriva ce qui devait arriver : tous ceux qui purent s’échapper le firent et se réfugièrent soit en Piémont, soit en pays neutre. Et ici l’auteur, invoquant les actes mêmes de la Convention après le 9 thermidor, démontre que ces émigrés par force majeure ne sont pas des émigrés.

Redevenue libre, la Convention, dans sa séance du 9 mars 1795, disait anathème au coup d’état du 31 mai qui avait proscrit les prétendus fédéralistes. — Une nouvelle loi (celle du 22 prairial) vint au secours des malheureux qui n’avaient fui la terre de liberté que pour échapper à la hache de Robespierre : elle rappelait ceux qui s’étaient soustraits depuis le 31 mai 93.

L’auteur discute avec fermeté et éloquence pour réclamer le bénéfice de cette loi en faveur des prétendus émigrés savoisiens. Il s’adresse, en terminant, aux Conseils, il apostrophe le Directoire exécutif et le rappelle à la clémence et à la justice au début d’un régime nouveau. M. de Maistre est ici le Lally-Tolendal de sa contrée, comme dans son pamphlet de Claude Têtu il s’en était montré par avance le Paul-Louis Courier.

Ces préliminaires une fois accomplis, cette dette payée, et comme tout échauffé encore de sa guerre de montagnes, il sort enfin de la politique locale et s’élève au rôle de publiciste européen par ses Considérations sur la France. L’aspect change : ce n’est plus à un Vendéen de Savoie qu’on va avoir affaire, c’est à un contemplateur plutôt stoïque et presque désintéressé. On a souvent admiré comment M. de Maistre, un étranger, avait si bien, je veux dire si fermement jugé du premier coup, et de si haut, la révolution française ; c’est, on vient de le faire assez comprendre, qu’il n’y était pas étranger, c’est qu’il l’avait subie et soufferte dans le détail ; il ne l’a si bien jugée en grand, que parce qu’il en avait pâti de très près, et en même temps de côté. La double position (outre le génie) était nécessaire. À un certain moment, il a pu se détacher de la question locale et planer du dehors sur l’ensemble. Nous allons l’y suivre et le considérer dans cette phase nouvelle, définitive. Jusqu’ici il nous a suffi de le faire connaître graduellement et de le produire, non absolu encore, par des extraits, par des analyses, en nous effaçant. Malgré notre désir et notre insuffisance, il nous sera difficile de continuer à faire de même, et de contenir tout jugement contradictoire en face de l’intolérance fréquente des siens.


Sainte-Beuve.

  1. Voir l’étude sur le comte Xavier de Maistre, no du 1er mai 1839.
  2. J’emprunte beaucoup, pour les détails positifs, à l’Éloge inséré au tome XXVII des Mémoires de L’Académie des Sciences de Turin, et qui fut prononcé en janvier 1822 par M. Raymond, physicien et ingénieur distingué de Savoie : c’est la plus exacte notice qu’on ait écrite sur la vie qui nous occupe.
  3. Outre le comte Xavier, M. de Maistre eut trois frères, un évêque et deux militaires, gens distingués à tous égards, mais que rien d’ailleurs ne rattache plus particulièrement à lui.
  4. Je ne crois pas commettre une indiscrétion et je remplis un devoir rigoureux de reconnaissance en déclarant que je dois infiniment, pour toute cette première partie de mon travail, à M. le comte Eugène de Costa, compatriote de M. de Maistre ; mais je crois sentir encore plus qu’envers d’aussi délicates natures la seule manière de reconnaître ce qu’on leur doit est d’en bien user.
  5. «… Qu’on ne dise pas, messieurs, qu’il est maintenant inutile de nous élever à ce degré de hauteur que nous admirons chez les grands hommes des temps passés, puisque nous ne serons jamais dans le cas de faire usage de cette force prodigieuse. Il est vrai que, sous le règne de rois sages et éclairés, les circonstances n’exigent pas de grands sacrifices, parce qu’on ne voit pas de grandes injustices ; mais il en est que les meilleurs souverains ne sauraient prévenir ; et, si quelqu’un ose assurer qu’en remplissant ses devoirs avec une inflexibilité philosophique, on ne court jamais aucun danger, à coup sûr cet homme-là n’a jamais ouvert les yeux. D’ailleurs, messieurs, la vertu est une force constante, un état habituel de l’ame, tout-à-fait indépendant des circonstances. Le sage, au sein du calme, fait toutes les dispositions qu’exige la tempête, et, quand Titus est sur le trône, il est prêt à tout, comme si le sceptre de Néron pesait sur sa tête… »
  6. Ceci commence à se faire sentir. Je dirai plus : en France, le triomphe de la classe moyenne et d’une certaine élite éclairée, mais pleine de sa propre opinion, nous a appris qu’il était bon aussi pour l’agrément qu’il y eût dans la société quelque chose, non pas de plus précieux que l’esprit, mais de non fondé exclusivement sur l’esprit, — j’entends un certain esprit fier de lui-même et de sa doctrine.
  7. Satire VII ; il s’agit d’un certain Rufus qui traitait Cicéron d’Allobroge, comme qui dirait de Racine qu’il est un Béotien ou un crétin.
  8. Lucain, livre IX. C’est Caton qui dit admirablement cela de l’oracle d’Ammon au milieu des sables.
  9. Mémoires de Napoléon, t. I, page 61.
  10. Toute l’œuvre prochaine, l’œuvre philosophique et théosophique de De Maistre, va sortir de là : c’est le premier instant où on la voit poindre.
  11. Il est bon, en histoire, de contrôler les récits l’un par l’autre, de se placer tour à tour sur chacun des revers des monts. Croirait-on bien, par exemple, à lire ces assertions positives, qu’il s’agit du même fait que l’historien de la révolution française a résumé si couramment avec son agréable vivacité ? « Tandis que ses lieutenans poursuivaient les troupes sardes, Montesquiou se porta à Chambéry le 28 septembre, et y fit son entrée triomphale, à la grande satisfaction des habitans, qui aimaient la liberté en vrais enfans des montagnes, et la France comme des hommes qui parlent la même langue, ont les mêmes mœurs et appartiennent au même bassin. Il forma aussitôt une assemblée de Savoisiens pour y faire délibérer une question qui ne pouvait pas être douteuse, celle de la réunion à la France. » Claude Têtu va essayer de répondre dans ce qui suit à cette dernière opinion si spécieuse. L’historien victorieux nous a dit la journée de l’entrée triomphale ; M. de Maistre, l’un des battus, nous racontera tout à l’heure le lendemain et le tous-les-jours.
  12. L’imprimeur du département.
  13. Vérifié par le Simplon.
  14. Les Bretons, les Vendéens.