Le Comte Robert de Paris/11

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 24p. 161-165).


CHAPITRE XI.

LE KIOSQUE.


En dehors, des ruines, des débris, des décombres ; en dedans, c’était un petit paradis, où le goût avait établi sa demeure. La sculpture, le premier né des arts humains, avait répandu partout ses ouvrages, et forçait les hommes de regarder et d’adorer.
Anonyme.


Le comte de Paris et son épouse suivaient le vieillard. L’âge avancé d’Agelastès, la perfection avec laquelle il parlait la langue française, et surtout la manière heureuse dont il s’en servait pour traiter les sujets romanesques qui composaient alors ce que l’on appelait histoire et belles-lettres, lui attirèrent de nombreux applaudissements de la part de ses nobles auditeurs ; c’était un genre d’éloges que le sage Grec n’avait pas souvent considéré comme lui étant dû ; et le comte ainsi que son épouse n’en avaient pas souvent exprimé de pareils.

Ils suivirent quelque temps un sentier, qui tantôt semblait se cacher dans les bois, descendait jusqu’à la côte de la Propontide, et tantôt abandonnait le couvert des arbres pour suivre les bords nus du détroit ; à chaque détour il paraissait guidé par le désir de faire un choix et des contrastes de beautés. C’était une variété de scènes, de mœurs qui, par leur nouveauté, doublaient, pour les deux pèlerins, les charmes du paysage. Sur les rives de la mer, on voyait des nymphes danser, et des bergers jouer de la flûte ou battre du tambourin en cadence, comme on les représente dans quelques groupes d’ancienne sculpture. Les personnages même avaient une singulière ressemblance avec l’antique. Voyait-on des vieillards, leurs longues robes, leurs attitudes, leurs têtes magnifiques faisaient naître l’idée des prophètes et des saints, tandis que les traits des jeunes gens rappelaient les physionomies expressives des héros de l’antiquité et des aimables femmes qui inspiraient leurs exploits.

Mais on ne retrouvait point partout la race des Grecs sans mélange et dans toute sa pureté : on rencontrait souvent des groupes de personnes dont les visages trahissaient une origine différente.

Dans un enfoncement du rivage, que traversait le sentier, les rocs s’écartant du bord de la mer venaient, pour ainsi dire, enclore une grande plaine de sable. Les voyageurs aperçurent en cet endroit une troupe de Scythes païens qui présentaient tous les traits difformes des démons que ces peuples adoraient, dit-on. C’étaient des nez plats avec de larges narines qui semblaient permettre à l’œil de voir jusque dans leur cerveau, des faces plus larges que longues avec des yeux singuliers et sans intelligence fort éloignés l’un de l’autre ; enfin, des tailles de nains, avec des jambes et des bras d’une force étonnante, disproportionnés à leurs corps. Lorsque les voyageurs passèrent, ces sauvages formaient une espèce de tournoi, suivant l’expression qu’employa le comte. Ils s’exerçaient à se lancer les uns aux autres de longs bâtons ou roseaux, qu’ils brandissaient long-temps, et qu’ils jetaient ensuite avec tant de force, qu’il leur arrivait souvent, dans cet amusement grossier, de renverser leurs adversaires sur le sable et de leur faire des blessures graves. Quelques uns des combattants qui, pour le moment, n’étaient pas de la partie, dévoraient des yeux la beauté de la comtesse, et la regardaient de telle sorte qu’elle dit au comte son mari : « Je n’ai jamais connu la crainte, mon cher époux, et je ne devrais pas convenir que j’en éprouve maintenant ; mais si le dégoût est un ingrédient de la peur, ces brutes difformes sont bien faites pour l’inspirer. — Holà, ho ! sire chevalier ! » s’écria un des infidèles, « votre femme ou votre maîtresse a commis une infraction aux privilèges des Scythes impériaux, et le châtiment qu’elle a encouru ne sera point léger. Vous pouvez poursuivre votre chemin aussi vite que bon vous semblera hors de ce lieu qui est pour l’instant notre hippodrome, ou notre atmeidan, appelez-le comme il vous plaira, suivant que vous aimerez mieux la langue des Romains ou celle des Sarrasins ; mais quant à votre femme, si le sacrement vous a unis, recevez-en ma parole, elle ne s’éloignera point si vite ni si aisément. — Infâme païen, dit le chevalier chrétien, oses-tu tenir ce langage à un pair de France ? »

Agelastès intervint ici, et prenant le langage pompeux d’un courtisan grec, il rappela aux Scythes, qui paraissaient être des soldats à la solde de l’empire, que toute violence contre les pèlerins d’Europe était, par ordre de l’empereur, rigoureusement défendue sous peine de mort.

« J’en sais plus long que vous, » répliqua le sauvage d’un air de triomphe en secouant deux ou trois javelines munies de larges pointes d’acier et de plumes d’aigle couvertes de sang. « Demandez aux plumes de mes javelines, continua-t-il, de quel cœur vient le sang dont elles sont teintes. Elles vous répondront que, si Alexis Comnène est ami des pèlerins d’Europe, c’est uniquement lorsqu’ils sont devant lui ; et nous sommes, nous, des soldats trop dociles pour servir l’empereur autrement qu’il ne désire être servi. — Silence, Toxartis ! s’écria le philosophe, tu calomnies ton empereur. — Silence, toi-même ! répliqua Toxartis, ou sinon je ferai ce qu’il ne convient pas à un soldat de faire, et je débarrasserai le monde d’un vieux radoteur. »

À ces mots, il avança la main pour relever le voile de la comtesse. Avec la promptitude que l’usage fréquent des armes avait donné à cette femme guerrière, elle s’arracha au bras du barbare, et lui appliqua un tel coup de son sabre bien affilé, que Toxartis tomba mort sur la place. Le comte s’élança sur le coursier du chef qui venait de tomber, et poussant son cri de guerre : « Fils de Charlemagne, à la rescousse ! » il se précipita au milieu des cavaliers païens avec une hache d’armes qu’il trouva attachée au pommeau de la selle ; et la maniant avec une dextérité effroyable, il eut bientôt tué, blessé, ou mis en fuite les objets de sa colère ; aucun d’eux ne resta un instant pour soutenir la bravade qu’ils avaient faite.

« Les méprisables manants ! » dit la comtesse à Agelastès ; « je suis peinée qu’une seule goutte d’un sang si lâche souille les mains d’un noble chevalier. Ils appellent leur exercice un tournoi, bien que dans toutes leurs évolutions ils ne portent de coups que par derrière, et qu’aucun d’eux n’ait le courage de lancer son roseau quand il aperçoit celui d’un autre dirigé contre lui. — Telle est leur coutume quand ils s’exercent devant Sa Majesté impériale, répliqua Agelastès ; et ce n’est peut-être pas tant par lâcheté que par habitude. J’ai vu ce Toxartis tourner littéralement le dos au but, tendre son arc en s’enfuyant au galop, et lorsqu’il s’en était éloigné le plus possible, le percer en plein milieu avec une large flèche. — Une armée de pareils soldats, » dit le comte Robert qui avait alors rejoint ses amis, « ne serait pas très formidable, ce me semble. Il n’y avait pas une once de vrai courage dans tous ces assaillants. — Néanmoins, dit Agelastès, avançons vers mon kiosque, de peur que les fuyards ne trouvent des amis qui leur inspirent des pensées de vengeance. — Des amis ! répéta le comte Robert, il me semble que ces insolents païens ne devraient en trouver dans aucun pays qui se dit chrétien ; et si je survis à la conquête du saint sépulcre, mon premier soin sera de m’enquérir de quel droit l’empereur garde à son service une bande de païens et de coupe-gorges impertinents, qui osent insulter sur une grande route, où rien ne devrait troubler la paix de Dieu et du roi, des nobles dames et des pèlerins inoffensifs. Cette question sera sur ma liste avec quelques autres que, mon vœu une fois accompli, je ne manquerai pas de lui faire ; oui, et j’en exigerai une réponse prompte et catégorique. »

« En attendant, vous n’obtiendrez pas de réponse de moi, » se dit Agelastès à lui-même. « Vos questions, seigneur chevalier, sont trop péremptoires, et faites à de trop rigides conditions pour qu’on y réponde quand on peut les éluder. »

Aussi changea-t-il de conversation avec autant d’aisance que d’adresse, et ils ne tardèrent pas à entrer dans un endroit dont les beautés naturelles excitèrent l’admiration des deux étrangers. Un large ruisseau sortant du bois descendait vers la mer avec un grand fracas ; et comme s’il dédaignait une route plus tranquille qu’il aurait pu obtenir par un petit détour vers la droite, il prenait le plus court chemin vers l’Océan, roulant sur la surface d’un rocher aride et escarpé suspendu au rivage, et jetant de là son faible tribut, avec autant de bruit que si c’eût été celui d’un grand fleuve, dans les eaux de l’Hellespont.

Le rocher, comme nous l’avons dit, n’était couvert que par les eaux écumantes de la cataracte ; mais les bords de chaque côté étaient garnis de platanes, de noyers, de cyprès, et d’autres grandes espèces d’arbres particulières à l’Orient. La chute d’eau, chose toujours agréable dans un climat chaud, et généralement produite par des moyens artificiels, était ici naturelle et avait été choisie, à peu près comme le temple de la Sibylle à Tivoli, pour le séjour d’une déesse à qui le polythéisme avait attribué la souveraineté de tous les alentours. Le pavillon était petit et circulaire, comme la plupart des temples de second ordre des divinités champêtres, et entouré par le mur d’une cour extérieure. Après avoir cessé d’être un lieu sacré, il avait été converti en une voluptueuse habitation d’été par Agelastès ou par quelque autre philosophe épicurien. Comme le bâtiment, d’une construction légère, aérienne et fantastique, ne se laissait qu’à peine apercevoir à travers les branches et le feuillage sur le penchant du rocher, on ne voyait pas d’abord, à travers le brouillard de la cascade, comment on pouvait y arriver. Un sentier, en grande partie caché par la végétation, y montait en pente douce, et prolongé par l’architecte, au moyen de quelques marches en marbre, larges et commodes, faisant partie de l’ancien escalier, conduisait le voyageur sur une petite, mais charmante pelouse, en face de la tourelle ou du temple que nous avons décrit, et dont la partie de derrière dominait la cataracte.