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Le Comte Robert de Paris/27

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 24p. 325-333).


CHAPITRE XXVII.

L’AVEUGLE.


Le Médecin. Rassurez vous, madame ; le transport qui l’agitait est apaisé comme vous voyez ; mais pourtant il n’est pas encore tout-à-fait hors de péril. Priez-le de rentrer, et ne le troublez plus jusqu’à ce qu’il soit tout-à-fait rétabli.
Shakspeare. Le Roi Lear.


Nous avons laissé l’empereur Alexis Comnène au fond d’un cachot souterrain, avec une lampe expirante et veillant un captif qui semblait également n’avoir plus que le souffle. Il écouta d’abord le bruit des pas de sa fille qui remontait ; puis il devint impatient, et commença à désirer son retour avant qu’elle eût pu parcourir l’espace qui se trouvait entre lui et le haut de ce sombre escalier. Une minute ou deux il endura avec patience l’absence du secours qu’il l’avait envoyée chercher ; mais d’étranges soupçons commencèrent à s’emparer de son esprit… Serait-ce possible ? aurait-elle changé de résolution à cause des dures paroles qu’il lui avait adressées ? aurait-elle résolu d’abandonner son père à son destin à l’heure du plus pressant besoin, et ne devait-il plus compter sur l’assistance qu’il l’avait suppliée de lui procurer ?

Le peu d’instans que la princesse perdit à minauder avec le Varangien Hereward, fut décuplé par l’impatience de l’empereur, qui commença à croire qu’elle était allée chercher les complices du césar pour l’attaquer pendant qu’il était sans défense, et mettre à exécution leur conspiration presque déconcertée.

Après un temps considérable, rempli par ce sentiment d’incertitude mortelle, il commença enfin à reprendre du calme, et à réfléchir combien il était peu probable que la princesse, qui avait été si vivement offensée de l’indigne conduite de son mari, eût consenti, même dans son propre intérêt, à se joindre à cet époux infidèle pour perdre un homme qui généralement s’était montré envers elle un père tendre et indulgent. Quand il eut adopté cette opinion plus raisonnable, un bruit de pas se fit entendre dans l’escalier ; et, après en avoir descendu, non sans peine, les degrés nombreux, Hereward, portant sa lourde armure, arriva enfin au bas des marches, d’un air impassible. Derrière lui, haletant et tremblant, moitié de froid, moitié de crainte, venait Douban, l’esclave savant en médecine.

« Tu es le bienvenu, brave Édouard ! tu es le bienvenu, Douban, dit l’empereur, toi dont l’habileté en médecine est bien capable de contrebalancer le poids des ans qui pèsent sur ta tête. — Votre Altesse a bien de l’indulgence, dit Douban ; » mais ce qu’il aurait voulu ajouter fut interrompu par un violent accès de toux, suite de son âge, de sa faible constitution, de l’humidité des cachots, et de la lassitude d’avoir descendu un escalier long et difficile.

« Tu n’es pas habitué à visiter tes malades dans un si triste séjour, dit Alexis ; et cependant la nécessité d’État nous oblige à renfermer dans ces sombres et humides régions des gens qui n’en sont pas moins nos bien-aimés sujets, tant en réalité que de nom. »

Le médecin continua à tousser, peut-être pour se dispenser de faire une réponse d’assentiment, que sa conscience ne lui permettait guère, à une observation qui, quoique faite d’un individu qui pouvait parler sciemment, ne paraissait pas être fort véridique.

« Oui, moucher Douban, reprit l’empereur, voilà le cachot, cachot aussi solide que s’il était d’acier et de diamant, où nous avons trouvé nécessaire d’enfermer le redoutable Ursel, dont la renommée s’est répandue dans tout l’univers, renommée acquise par sa science militaire, sa sagesse politique, sa bravoure personnelle, et d’autres nobles qualités, que nous avons été forcé de soustraire quelque temps au grand jour, afin de pouvoir, en temps convenable, les rendre au monde dans tout leur lustre. Ce temps est arrivé. Tâte-lui donc le pouls, Douban, et traite-le comme un homme qui a subi toutes les privations d’une détention sévère, et qui va être tout-à-coup rendu à toutes les jouissances de la vie, à tout ce qui peut rendre la vie précieuse. — Je ferai de mon mieux, répliqua Douban ; mais Votre Majesté considérera que nous avons à opérer sur un sujet faible et épuisé, dont la santé parait déjà presque détruite, et pourrait s’éteindre en un instant…. comme cette lumière pâle et tremblante, dont le faible éclat ne ressemble que trop à la vie de ce malheureux malade. — Appelle donc, mon cher Douban, un ou deux des muets qui servent dans l’intérieur, et qui ont été souvent tes aides en des cas pareils… ou plutôt… Édouard, tes mouvements seront plus rapides. Va chercher ces muets… fais-leur prendre une espèce de litière pour transporter ce malade ; et toi, Douban, tu surveilleras tout. Fais-le porter font de suite dans un appartement convenable, pourvu qu’il soit secret ; ordonne qu’on le mette au bain, et tâche de ranimer ses faibles forces… et souviens-toi qu’il faut, s’il est possible, qu’il paraisse demain en public. — C’est un résultat difficile à obtenir, répondit Douban, après le régime et le traitement auxquels il a été tenu, comme ne l’indiquent que trop clairement les lentes pulsations de son pouls. — C’est une méprise du geôlier, monstre inhumain, qui en aurait été puni, si le ciel n’y eût déjà pourvu par l’intervention étrange d’un Sylvain, d’un homme des bois, qui a mis hier à mort ce geôlier au moment où il voulait faire périr son prisonnier… Oui, mon cher Douban, un soldat de nos gardes appelés les immortels a failli couper cette fleur de notre confiance, que nous avons été obligés de renfermer pour un temps en un lieu secret. Alors, il est vrai, un marteau grossier aurait mis en pièces un brillant sans pareil ; mais le destin nous a préservés d’un tel malheur. »

Après l’arrivée des muets, le médecin, qui semblait plus accoutumé à agir qu’à parler, fit préparer un bain avec des plantes médicinales, et déclara que le malade ne devait pas être troublé avant que le soleil du lendemain fût haut dans les cieux. Ursel fut donc mis dans le bain préparé suivant les instructions du médecin, mais sans donner aucun signe de vie. Il fut ensuite porté dans une belle chambre à coucher, donnant par une large croisée sur une des terrasses du palais, qui commandait une vue magnifique. Ces opérations furent exécutées sur un corps tellement affaibli par les souffrances, tellement mort aux sensations ordinaires de l’existence, que ce ne fut que lorsque la sensibilité revint peu à peu au moyen de frictions sur les membres engourdis, et d’autres moyens que le médecin espéra que les brouillards qui offusquaient l’intelligence du malade se dissiperaient enfin.

Douban se chargea volontiers d’obéir aux ordres de l’empereur et resta près du lit du malade jusqu’au jour, prêt à soutenir la nature autant que son habileté le lui permettait.

Parmi les muets, beaucoup plus habitués à exécuter les ordres dictés par la colère de l’empereur que les recommandations de sa bienveillance, Douban choisit un homme d’un naturel plus doux, et par ordre d’Alexis il lui fit comprendre que la tâche dont il allait être chargé devait être tenue très rigoureusement secrète. L’esclave endurci fut fort étonné en apprenant que les soins qu’il rendait au malade devaient être enveloppés d’un mystère encore plus profond que les sanglantes exécutions de la mort et de la torture.

Le malade recevait passivement les nombreuses attentions dont on l’entourait en silence ; et s’il ne les recevait pas absolument sans connaissance, c’était du moins sans une idée distincte de leur but. Après l’opération calmante du bain, et le changement voluptueux d’un tas de paille dure et humide sur lequel il avait été couché pendant des années contre un lit du duvet le plus doux, on administra à Ursel une potion calmante, où il entrait quelques gouttes d’opium. Le bienfaisant réparateur des forces mortelles revint, ainsi invoqué, et le captif tomba dans un délicieux sommeil qui depuis long-temps lui était inconnu. Le repos sembla s’emparer également des facultés mentales du malade et de son corps ; ses traits perdirent leur roideur, et ses membres, cessant d’être tourmentés par des accès de crampe, des tiraillements soudains et des élans douloureux, s’étendirent dans un état de tranquillité parfaite.

L’aurore colorait déjà l’horizon, et la fraîcheur de la brise du matin pénétrait dans les salles magnifiques du palais de Blaquernal, lorsqu’un coup frappé doucement à la porte de la chambre réveilla Douban, qui, voyant son malade jouir d’un profond repos, s’était lui-même permis quelques instants de sommeil. La porte s’ouvrit, et un homme parut, portant le costume d’un officier du palais, et cachant, sous une longue barbe blanche postiche, les traits de l’empereur. « Douban, dit Alexis, comment va ton malade, dont la santé est en ce jour d’une si grande importance pour l’empire grec ? — Bien, sire, répondit le médecin, extrêmement bien ; et si on ne le trouble pas en ce moment, je réponds, sur tout ce que je puis posséder de science, que la nature, aidée par la médecine, triomphera de l’humidité et de l’air impur d’un cachot malsain. Soyez prudent, sire, et qu’une excessive précipitation n’engage pas cet Ursel dans la crise avant qu’il ait pu mettre en ordre ses idées bouleversées, et qu’il ait recouvré jusqu’à un certain point les facultés de son esprit et la vigueur de son corps. — Je retiendrai mon impatience, ou plutôt, Douban, je me laisserai guider par toi. Crois-tu qu’il soit éveillé ? — Je suis disposé à le croire, mais il n’ouvre pas les yeux, et semble vouloir résister absolument à l’impulsion naturelle qui devrait le porter à se lever et à regarder autour de lui. — Parle-lui, et tâchons de découvrir ce qui se passe dans son esprit. — C’est courir quelque risque, mais vous serez obéi… Ursel !… dit-il, en approchant du lit de l’aveugle malade, puis d’une voix plus haute il répéta : « Ursel ! Ursel ! — Paix ! silence ! murmura le malade, ne troublez pas les bienheureux dans leur extase… et n’allez pas forcer le plus misérable des mortels à finir la coupe d’amertume que son destin a été de commencer. — Encore, encore, » dit à voix basse l’empereur à Douban, « éprouve-ie encore ; il m’est fort important de savoir à quel degré il possède la raison, ou jusqu’à quel point elle l’a abandonné. — Je ne voudrais pourtant pas, répondit le médecin, être assez téméraire, assez coupable pour produire en lui, en insistant hors de propos, une aliénation totale d’esprit, et le replonger ou dans une démence absolue ou dans une stupeur qu’il ne pourrait endurer long-temps. — Sûrement non ; mes ordres sont ceux d’un chrétien à un autre, et je ne désire pas qu’ils soient exécutés au delà de ce que permettent les lois de Dieu et des hommes. »

L’empereur se tut un moment après cette déclaration ; mais il ne s’écoula que peu de minutes avant qu’il pressât de nouveau le médecin de continuer l’interrogatoire de son malade. « Si vous ne me croyez pas capable, » dit Douban un peu vain de la confiance qu’on lui accordait nécessairement, « de juger du traitement qui convient à mon malade, Votre Majesté impériale peut prendre sur elle les risques et la peine. — Vraiment, je vais le faire, répliqua l’empereur, car il ne faut pas écouter les scrupules des médecins, lorsque dans l’autre plateau de la balance sont le destin des empires et la vie des monarques…. Lève-toi, noble Ursel ! entends une voix que tes oreilles ont jadis bien connue, et qui te rappelle à la gloire et à la puissance ! Regarde autour de toi, et vois comme le monde te sourit, comme il t’accueille lorsque tu passes d’une prison à l’empire ! — Astucieux démon, répondit Ursel, qui emploies l’appât le plus perfide pour augmenter la misère d’un infortuné ! sache, tentateur, que je connais toute la vanité des images séductrices de la nuit dernière… ton bain… ton lit… et ton séjour enchanteur… Mais tu parviendrais plutôt à faire naître un sourire sur les lèvres de saint Antoine l’Ermite, qu’à forcer les miennes d’en laisser échapper un à la manière des voluptueux de ce monde. — Essaie donc, insensé, reprit l’empereur, et crois au témoignage de tes sens qui te démontrent la réalité du bien-être dont tu es maintenant environné ; ou si tu t’obstines dans ton incrédulité, reste comme tu es un seul instant, et je vais t’amener une créature dont l’amabilité est tellement sans égale, qu’un seul de ses regards rendrait la vue à tes yeux, ne fût-ce que pour la contempler un moment. » À ces mots, il sortit de la chambre.

« Traître, dit Ursel, menteur endurci, n’amène personne ici ! et ne cherche pas, à l’aide de formes idéales de beauté, à augmenter l’illusion qui dore un instant ma prison, afin, sans doute, d’éteindre l’étincelle de raison qui me reste, et de me faire changer cet enfer terrestre contre un cachot dans les régions infernales ! — Son esprit est un peu égaré, pensa le médecin, et c’est souvent la suite d’un long emprisonnement solitaire. Je serais bien étonné, se dit-il ensuite, si l’empereur pouvait se faire rendre quelque service raisonnable par cet homme, qu’il a si long-temps muré dans un si horrible cachot… Tu penses donc, continua-t-il, en s’adressant au malade, que ta sortie de prison, le bain et les rafraîchissements de la nuit dernière, n’étaient qu’un rêve trompeur, sans aucune réalité ? — Oui ; que serait ce donc ? — Et qu’en rouvrant les yeux, comme nous te prions de le faire, tu céderais seulement à une vaine tentation, pour être encore plus malheureux qu’avant ? — Je le crois ainsi. — Que penses-tu donc de l’empereur par ordre duquel tu souffres une détention si sévère ? »

Peut-être Douban souhaita-t-il de n’avoir pas fait cette question, car, au moment même, la porte de l’appartement s’ouvrit, et l’empereur entra, donnant le bras à sa fille, vêtue avec simplicité quoique avec une splendeur convenable. Elle avait changé son costume contre une robe blanche qui ressemblait à une espèce de deuil ; le seul ornement qu’elle portât était une guirlande de diamants d’une valeur inestimable, qui entourait et attachait ses longs cheveux noirs tombant jusqu’à sa ceinture. Presque morte de frayeur, elle avait été surprise par son père en consultation avec sa mère et son mari le césar, et Alexis d’une voix foudroyante avait en même temps placé Brienne, comme convaincu de trahison, sous la garde d’un fort détachement de Varangiens, et ordonné à sa fille de le suivre dans la chambre où reposait Ursel. Elle venait d’entrer dans cette chambre, résolue à soutenir la fortune chancelante de son mari jusqu’à la dernière extrémité, mais aussi décidée à n’en venir aux prières et aux remontrances, qu’après s’être convaincue que les commandements de son père avaient repris un caractère positif et absolu. Bien que les plans d’Alexis eussent été si vite formés, et déjoués si vite par le hasard, il n’était guère probable, néanmoins, qu’il pût être ramené au projet dont sa femme et sa fille avaient l’exécution tant à cœur, savoir, au pardon du coupable Nicéphore Brienne. À son grand étonnement, et peut-être peu à sa satisfaction, l’empereur trouva le malade fort occupé à babiller avec le médecin sur son propre compte.

« Ne croyez pas, » disait Ursel en réponse à la question de Douban, « que, quoique je sois muré dans ce cachot, et traité comme un être méritant moins d’égards que le plus vil proscrit… et quoiqu’en outre on m’ait privé de la vue, le plus précieux don du ciel… ne croyez pas, vous dis-je, quoique je souffre tous ces maux par ordre du cruel Alexis Comnène, que je le recarde comme mon ennemi : au contraire, c’est grâce à lui que l’aveugle et misérable prisonnier a su chercher une liberté bien plus étendue que celle qu’on peut posséder en ce malheureux monde, et une vue bien plus vaste que celle qu’aucun mont Pisgah puisse nous offrir de ce misérable côté de la tombe ! Dois-je donc compter l’empereur parmi mes ennemis, lui qui m’a fait connaître la vanité des choses de la terre, le néant des jouissances terrestres, et la pure espérance d’un monde meilleur, comme échange certain des misères de celui-ci ? Non ! »

L’empereur était resté un peu déconcerté au commencement de ce discours, mais l’entendant se terminer d’une manière si inattendue, et si favorable pour lui, à ce qu’il pensait, il prit l’attitude à la fois d’un homme modeste qui entend faire son propre éloge et d’une personne vivement frappée des louanges d’un généreux adversaire.

« Mon ami, dit-il à haute voix, vous avez bien lu dans mes intentions en supposant que les connaissances que des hommes de votre caractère peuvent extraire du mal, était toute l’expérience que je désirais vous faire acquérir par une captivité que des circonstances fâcheuses ont prolongée au delà, bien au delà de mes désirs. Que j’embrasse l’homme généreux qui sait si bien interpréter les motifs d’un ami prudent mais fidèle. »

Le malade se leva tout-à-coup sur son séant.

« Attendez, dit-il, il me semble que l’usage de mes facultés commence à revenir. Oui, murmura-t-il, c’est la voix traîtresse qui m’avait d’abord accueilli comme ami, et qui ensuite a cruellement ordonné qu’on me privât de la vue !… Redouble de rigueur, si tu le veux, Comnène… Ajoute si tu peux, aux tourments de ma détention… mais puisque je ne puis voir ton hypocrite et inhumain visage, épargne-moi, par pitié, le son d’une voix plus désagréable à mes oreilles que les crapauds, que les serpents…. que tout ce qu’a la nature de plus odieux et de plus dégoûtant ! »

Ces paroles furent débitées avec tant d’énergie que ce fut en vain que l’empereur chercha à les interrompre, quoique ce fût seulement le langage d’un ressentiment naturel, langage beaucoup plus clair qu’Alexis n’y avait compté.

« Lève la tête, téméraire, dit-il, et retiens ta langue avant qu’elle continue un discours qui peut te coûter cher. Regarde-moi, et vois si je ne t’ai pas réservé une récompense capable de réparer tous les maux dont ta folie peut m’accuser. »

Jusqu’alors le prisonnier avait tenu ses yeux obstinément fermés, regardant le souvenir imparfait des choses qu’il avait vues le soir précédent comme une pure illusion de son imagination, si elles n’avaient pas été réellement présentées à ses sens par quelque esprit séducteur. Mais alors, quand ses yeux s’arrêtèrent sur la taille majestueuse de l’empereur et sur les formes gracieuses de sa charmante fille, éclairées par les tendres rayons du soleil levant, il s’écria d’une voix faible : « Je vois ! je vois ! » Et, en poussant ce cri, il retomba sur son oreiller sans connaissance : ce qui donna aussitôt de la besogne au médecin et à ses remèdes.

« C’est une cure bien merveilleuse, en vérité ! s’écria Douban ; et le comble de mes désirs serait de posséder un secret si miraculeux. — Fou ! dit l’empereur, ne peux-tu concevoir que ce qui n’a été jamais ôté peut être rendu sans peine ! On lui a fait subir, » ajouta-t-il en baissant la voix, « une pénible opération qui lui a fait croire qu’il avait perdu la vue ; et comme le jour parvenait rarement jusqu’à ses yeux, et, dans ces rares occasions, seulement, par rayons très faibles et douteux, l’obscurité continuelle, obscurité physique et mentale qui l’environnait, l’a empêché de sentir qu’il possédait la précieuse faculté dont il s’imaginait être privé. Peut-être me demanderas-tu pourquoi je l’abusai d’une manière si étrange ?… Uniquement pour qu’étant alors jugé incapable de régner, sa mémoire s’effaçât de l’esprit du public ; en même temps je lui conservais la vue pour que, dans le cas où des circonstances l’exigeraient, il fût en mon pouvoir de l’arracher à son cachot, et d’employer, comme je me propose maintenant de le faire, son courage et ses talents au service de l’empire, pour contre-balancer ceux des autres conspirateurs. — Et Votre Majesté impériale, dit Douban, peut-elle se flatter d’avoir acquis l’attachement et l’affection de cet homme par la conduite qu’elle a tenue à son égard ? — Je ne saurais le dire : il en adviendra ce que l’avenir voudra. Tout ce que je sais, c’est que ce ne sera point ma faute si Ursel ne consent pas à échanger une existence misérable, traînée dans les ténèbres, contre les plus précieux des biens : la vue d’abord, puis la liberté, puis enfin une puissance durable sanctionnée peut-être par une alliance avec notre sang. — Puisque telle est l’opinion et le dessein de Votre Majesté, je dois vous aider et non vous contredire. Permettez-moi de vous prier, ainsi que la princesse, de vous retirer, afin que j’essaye de raffermir un esprit qui a été si violemment ébranlé, et de lui rendre le parfait usage de ses yeux dont il a été si long-temps privé. — Soit, Douban ; mais songes-y bien, Ursel ne reviendra complètement libre que lorsqu’il aura exprimé la résolution de se dévouer réellement à moi. Il peut être utile que vous sachiez, toi et lui, que, quoiqu’on n’ait pas dessein de le replonger dans les cachots du palais de blaquernal, cependant, si lui-même, ou quelqu’un en son nom, aspirait à se mettre à la tête d’un parti dans ces temps de convulsion, sur mon honneur de gentilhomme, pour employer un serment français, il reconnaîtrait qu’il n’est pas hors de la portée des haches de mes Varangiens. Je m’en remets à toi du soin de lui communiquer ce fait qui le concerne, ainsi que tous ceux qui s’intéressent à lui… Allons, ma fille, il faut nous retirer et laisser le médecin avec son malade… N’oublie pas, Douban, qu’il est de la dernière importance que je saisisse le premier moment où le malade pourra soutenir une conversation raisonnable avec moi. »

En conséquence, Alexis et sa docte fille se retirèrent.