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Le Conscrit (Conscience)/4

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Le Conscrit
Traduction par Léon Wocquier.
Michel Lévy Frères, éditeurs (1 & 2p. 227-257).
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IV


IV


Il est à peine sept heures du matin, et cependant la chaleur est déjà forte, car le soleil brille de tout son éclat dans l’azur d’un ciel sans nuages.

Une jeune paysanne marche vaillamment dans un chemin peu éloigné des bords charmants de la Meuse. Son costume annonce qu’elle est étrangère au pays, car les femmes du Limbourg, ne portent ni bonnets de dentelle à grandes barbes, ni chapeaux de paille de cette forme. Elle porte ses souliers à la main et marche pieds nus ; la sueur coule à grosses gouttes de son front. Bien que fatiguée jusqu’à l’épuisement, elle tient l’œil fixé avec une joie indicible sur quelques clochers lointains. Là est la ville de Venloo, le but de son voyage.

Pauvre Trine, depuis quatre jours déjà elle s’en va errant, demandant, se fourvoyant. À peine s’est-elle permis un court sommeil et quelque nourriture ; mais Dieu et sa forte nature l’ont soutenue… Elle l’a trouvé ce lieu où son malheureux ami souffre et languit loin des siens. Elle a oublié toutes ses souffrances, son cœur bondit de joie et palpite d’impatience. Si elle avait des ailes, elle volerait avec la rapidité de l’éclair vers ces tours sur le toit desquelles le soleil resplendit comme sur un miroir.

La jeune fille continua sa route, avec une rapidité croissante, jusqu’à ce que les fortifications de Venloo apparussent à ses yeux. Elle se hâta de mettre ses souliers, secoua la poussière qui couvrait ses vêtements, ajusta ceux-ci, et entra dans la forteresse d’un pas délibéré.

À quelques pas au delà des remparts extérieurs, elle vit un soldat, le fusil au bras, qui allait et venait devant une guérite. Déjà à une certaine distance elle sourit amicalement au factionnaire ; mais celui-ci la regarda avec une indifférence rébarbative. Cependant elle s’approcha hardiment du soldat, et lui demanda en souriant toujours et de l’air le plus affable :

— Mon ami, ne pouvez-vous me dire où je trouverai Jean Braems ? Il est aussi soldat ici.

Le factionnaire était un Wallon de la province de Liège.

— Je ne comprends pas ! grommela-t-il en se tournant pour appeler le caporal.

Celui-ci sortit du corps de garde et s’avança d’un air bienveillant vers la jeune fille, qui s’inclina par politesse et dit :

— Monsieur l’officier, pourriez-vous, s’il vous plaît, me montrer où est Jean Braems ?

Le caporal fit la mine d’un homme qui se trouve trompé dans son attente ; il se tourna vers le corps de garde et cria en patois du Hainaut :

— Eh ! Flamand, viens un peu ici ! Il y a une pinte à gagner !

Un jeune soldat sauta à bas du lit de camp et parut en se frottant les yeux encore gros de sommeil ; à la vue de la jeune fille, sa physionomie s’adoucit.

— Eh bien, Mieken[1] demanda-t-il, que voulez-vous ?

— Je viens ici pour voir Jean Braems : ne pouvez-vous me dire où il est ?

— Jean Braems ? Je n’ai jamais entendu ce nom-là.

— Il est cependant soldat dans les Belges, comme vous !

— C’est possible ; mais est-il dans la cavalerie ou dans l’infanterie ?

— Que voulez-vous dire, mon ami ?

— Je demande s’il est dans les soldats à cheval ou dans les soldats à pied !

— Je ne le sais pas ; mais il est soldat dans les chasseurs verts. Ne sont-ils pas dans cette ville-ci ?

— Alors je ne m’étonne plus que je ne le connaisse pas : nous sommes du neuvième !

Pendant cette conversation, le caporal et trois ou quatre soldats, parmi lesquels le factionnaire lui-même, s’étaient groupés autour de la jeune fille. Celle-ci ne comprenait pas pourquoi on la regardait en face si singulièrement, en plaisantant en wallon et avec force rires. Néanmoins, elle devint toute confuse et dit au Flamand d’une voix suppliante :

— Oh ! mon ami, montrez-moi donc le chemin ; je suis si pressée !

Le soldat complaisant lui répondit sur-le-champ :

— Passez la porte ; prenez la première rue à droite, puis à gauche, puis encore une fois à gauche, et puis de nouveau à droite jusqu’à ce que vous rencontriez une chapelle ; vous laisserez cette chapelle à votre main gauche pour prendre à droite, derrière une grande maison qui est une boutique ; après avoir marché encore un peu, vous reprendrez à gauche : vous arrivez alors sur le marché. Demandez la caserne du deuxième chasseurs ; le premier enfant venu vous la montrera.

Trine ne savait plus où elle en était ; sa tête se perdait dans ce pêle-mêle de gauche et de droite dont elle s’était efforcée de suivre l’enchaînement. Elle n’y avait rien compris, et allait demander des renseignements plus clairs, quand le factionnaire cria soudain à pleine voix :

— Aux armes !

Tous coururent en tumulte au corps de garde prendre leurs fusils. Le soldat dit rapidement à Trine effrayée :

— Allons, allons, partez vite, ou nous serons flanqués au cachot. Voici le commandant de place !

La jeune fille ne se le fit pas dire deux fois, car près de la porte de la ville elle, aperçut un officier à cheval qui lui sembla vêtu comme un roi et qui avait de formidables moustaches. Irrité de ce qu’il avait surpris la garde en conversation avec une femme, il regarda la pauvre paysanne avec des yeux aussi menaçants que s’il eût voulu l’avaler. Toutefois, il passa outre sans lui adresser la parole ; mais elle l’entendit en tremblant se répandre en invectives contre les soldats, sans pouvoir s’expliquer d’ailleurs d’où pouvait naître cette violente colère.

Elle se hâta d’entrer en ville, et finit aussi par trouver le marché. Elle remarqua çà et là des soldats d’uniformes différents ; mais l’aventure de la garde l’avait rendue circonspecte. Elle s’adressa à une bourgeoise.

— Madame, ne sauriez-vous pas le flamand ?

— Sans doute.

— Voudriez-vous me dire, s’il vous plaît, où sont les chasseurs ?

— Certainement. Il faut tourner ce coin, et aller toujours tout droit jusqu’au bout de la rue. Là se trouve la caserne des chasseurs.

— Je vous remercie mille fois, dit Trine, qui se dirigea vers la rue indiquée.

Arrivée devant la caserne, elle la reconnut facilement tant au nombre des soldats qui y entraient ou en sortaient qu’au roulement de tambour qu’elle entendit à l’intérieur.

Souriante de joie, elle marcha droit à la porte pour entrer ; mais le factionnaire lui cria d’une voix brusque :

— Halte ! arrière ! on n’entre pas !

La jeune fille ayant fait encore un pas, il la repoussa avec une rudesse un peu adoucie.

— Mais, mon ami, dit-elle en soupirant, je voudrais parler à quelqu’un qui est soldat aussi. Que faut-il donc que je fasse ?

— De quel bataillon et de quelle compagnie est-il ? demanda le factionnaire.

— Oh ! je n’en sais absolument rien ! dit la jeune fille avec découragement.

— Attendez une demi-heure, reprit le factionnaire ; dans un instant on va battre pour la soupe, et aussitôt après il y a appel pour l’exercice. Vous verrez tous les hommes sortir de la caserne, et, si vous avez de bons yeux, vous reconnaîtrez bien celui que vous cherchez. Allez, en attendant, boire un verre de bière au Faucon, et laissez-moi en paix ; car je vois là-bas l’adjudant qui nous épie.

La sentinelle laissa Trine stupéfaite et bouche béante ; il frappa avec force de la main droite sur la crosse de son fusil, porta la tête en arrière et se mit, comme un bon soldat, à se promener de haut en bas d’un pas régulier, sans jeter les yeux sur la jeune paysanne.

Celle-ci demeura un instant absorbée dans une triste rêverie, et s’efforça de comprendre comment ce pouvait être mal de montrer son chemin à un étranger. La douleur commençait à s’emparer de son âme. Toutefois, une demi-heure d’attente ne lui sembla pas très-longtemps. À la sortie des chasseurs, elle se placerait près de la porte de la caserne ; et pas un seul homme, à coup sûr, n’échapperait à son attention. Elle verrait et reconnaîtrait Jean ; mais, à cette pensée pleine d’espérance, ses traits s’assombrirent soudain : elle venait de songer qu’il n’était pas vraisemblable qu’un soldat aveugle accompagnât les autres. Et pourtant, que pouvait-elle en savoir ? Tout lui semblait ici si étrange et si extraordinaire ! Dans son doute, elle suivit le conseil du factionnaire, et s’achemina lentement vers le Faucon. Elle entra dans l’estaminet, demanda un verre de bière, et à demi honteuse alla s’asseoir à une table éloignée dans un coin.

Huit ou dix soldats se trouvaient dans la salle, debout près du comptoir, et devisant à haute voix d’affaires de service.

Dès l’entrée de la jeune fille, tous s’étaient tournés vers elle, et tout en riant avaient échangé chacun son observation ; mais comme ils parlaient français ou wallon, Trine ne comprit pas ce qu’on disait d’elle ; et bien que les regards hardis des soldats la rendissent confuse, elle dit avec un doux sourire :

— Je vous souhaite à tous le bonjour, mes amis.

Ces soldats lui paraissaient de braves gens, à l’exception d’un seul qui était plus âgé que les autres, et leur parlait avec une sorte d’autorité. Il portait de gros gants de peau de daim ; les boutons de sa veste reluisaient comme l’or, le bonnet de police penchait sur son oreille gauche, ses moustaches luisantes étaient relevées en croc au moyen de cire noire ; il était campé, le corps en arrière et la main sur la hanche, comme une perpétuelle provocation. Assurément, ce hautain guerrier devait être prévôt d’armes ou maître d’escrime.

Cet air et cette attitude n’étaient pas ce qui avait donné à la jeune fille mauvaise opinion de lui ; ce qui la mécontentait c’était qu’il lui fit si insolemment baisser les yeux sous son dur regard, et qu’il parût plaisanter à pleine voix sur son compte ; elle ne dissimula pas ses impressions, et l’orgueilleux chasseur put lire sur le visage de la jeune fille qu’elle n’éprouvait pour lui aucune sympathie.

Tandis qu’ils s’observaient ainsi l’un l’autre, l’hôtesse apporta un verre de bière à la jeune fille. Un jeune soldat, dont le regard était bienveillant et doux, s’approcha d’elle, et avançant son verre, lui dit dans le dialecte campinois :

— Trinquons ensemble, Mieken ! Vous êtes sans doute du côté d’Anvers ?

— Non, camarade, je suis du côté de Saint-Antoine, de Schilde ou de Magerhalle, comme vous voudrez.

— Et moi, je suis un garçon de Wechel ; par ainsi, nous sommes pays !

Une douce joie illumina les traits de la jeune fille ; elle adressa au jeune soldat un affectueux regard, comme si elle eût trouvé un frère en lui.

Sur ces entrefaites, les autres chasseurs s’étaient aussi rapprochés de la table, les uns debout, les autres assis ; entre autres, le soldat aux moustaches retroussées s’était placé si près de la jeune fille, qu’il la touchait presque.

Trine ne put supporter cette familiarité moqueuse, et se mit à trembler comme si elle avait peur. Elle prit elle-même la main de son compatriote, et lui dit d’une voix douce et suppliante :

— Oh ! mon bon ami, restez assis près de moi, s’il vous plaît ; j’ai peur de ce Wallon. Qui croit-il donc que je suis ?

— Bah ! bah ! répondit l’autre ; c’est un fanfaron. Qu’il vous touche seulement, et il aura mon poing sur les moustaches, tout maître d’armes qu’il est !

Encouragée par ces paroles, Trine se tourna vers le railleur et lui dit avec fierté :

— Monsieur le soldat, je vous prie de vous asseoir un peu plus loin. Que pensez-vous donc ? Me prenez-vous pour une fille de rien ?

Le maître d’armes poussa un long éclat de rire. Il recula cependant un peu sa chaise, en proférant des plaisanteries que la jeune fille heureusement ne comprit pas.

— Dites-moi, mon ami, demanda Trine à son protecteur, dites-moi votre nom ; je tiens à le savoir.

— François Caers !

— François Caers ! Voyez un peu comme on se rencontre : il n’y a pas quinze jours que nous avons vendu un veau à votre père. Un si beau veau tacheté ! J’en ai encore l’argent dans ma poche.

— Et comment va mon père ? bien ?

— Bien ! c’est un homme comme un chêne… Et je me rappelle maintenant qu’il m’a dit que vous étiez aussi soldat… Mais ne connaissez-vous donc pas notre Jean ?

— Comment est son autre nom ?

— Braems !

— Oh ! mon Dieu, comment ne connaîtrais-je pas Jean Braems ! Nous sommes de la même compagnie… Nous sortions toujours ensemble avant qu’il eût mal aux yeux.

La jeune fille saisit les deux mains du soldat avec une profonde émotion, et reprît :

— Voyez-vous, mon ami, je remercie notre Seigneur d’être venue dans cet estaminet. Vous me montrerez bien où je dois aller pour voir Jean, n’est-ce pas ? Les jeunes gens de notre côté sont tous de bons garçons !

— Certainement, je vous conduirai jusqu’à l’infirmerie. Vous savez qu’il est aveugle ?

— Hélas ! oui, dit Trine avec un gros soupir ; mais, au nom de Dieu, c’est donc bien vrai ? Nous en avons tant pleuré…

Les soldats avaient vu avec une sorte de jalousie l’intimité qui s’était établie entre Trine et le jeune Campinois. Le maître d’armes surtout s’agitait sur sa chaise avec force gesticulations. Ce faisant, il s’était rapproché de la jeune fille, et au moment où elle songeait le moins à lui, il lui passa la main sous le menton.

Le Flamand bondit impétueusement et éclata en menaces ; mais Trine, dont le visage était pourpre d’indignation, se leva et appliqua sa main avec tant de force sur la face du maître d’armes, que la tête lui en tourna.[2]

Dès que le maître d’armes fut revenu de son étourdissement ; l’estaminet devint le théâtre d’une scène de tumulte et de confusion. Il saisit une pinte et voulut en frapper la jeune fille à la tête ; mais le jeune Campinois, plus solidement bâti que lui, lui sauta lestement à la gorge et lui enleva la pinte. Les camarades intervinrent et séparèrent les combattants en disant que des soldats ne se battaient pas à coups de poing, et que c’était au sabre à décider entre eux.

Tandis que Trine tremblante et en proie à la plus vive anxiété entendait un torrent de grossières invectives frapper son oreille, tandis que les soldats se bousculaient de çà, de là, tout en se querellant et que l’hôtesse s’écriait qu’elle allait appeler la garde, un roulement de tambour retentit soudain dans la caserne.

— La soupe ! la soupe ! s’écrièrent ceux qui n’étaient pas mêlés à la dispute ; ils laissèrent les autres là et quittèrent à la hâte l’estaminet.

Le maître d’armes proféra encore quelques menaces en s’en allant de même, et disant au Campinois :

— À chinq heures sol terreing ! edj vindrai vo quérie[3]!

— Bien, bien, blagueur, on y sera ! répliqua le soldat provoqué, avec un rire moqueur.

— Malheureuse que je suis ! Qu’ai-je eu à souffrir là, mon cher François ! dit Trine en sanglotant lorsqu’elle se vit seule avec son protecteur. Est-ce fini, au moins ?

— Fini ? Je dois ce soir me battre au sabre contre ce mangeur de fer.

— Oh ! et cela à cause de moi ! s’écria la jeune fille en pâlissant et en tremblant de tous ses membres.

— Ne vous alarmez pas de cela, ma fille ; ce n’est que pour rire. Il se tirera encore d’affaire en proposant d’aller boire ensemble ; c’est une manière qu’a ce Wallon de se procurer du genièvre quand sa paie est dépensée. Cela lui arrive deux fois par semaine ; tout le monde connaît la chose. Partons vite ; je vous conduirai à l’infirmerie où est Jean Braems.

Trine paya la bière, et sortit de l’estaminet avec le soldat. Celui-ci la conduisit, tout en causant, deux ou trois rues plus loin, et la quitta en lui disant :

— Voyez-vous là-bas ce soldat assis sur un banc à la porte d’une grande maison ? Eh bien, c’est là qu’est l’infirmerie. Il faut parler à ce soldat. Il vous laissera entrer, si c’est possible. Bon retour au pays et bien des compliments à mon père, si vous en avez l’occasion.

— Merci mille fois, mon ami ! répondit Trine en le quittant pour se rendre à l’infirmerie.

Lorsque la jeune fille se trouva seule, une triste inquiétude s’empara de nouveau de son âme, et elle se sentait à peine le courage d’adresser la parole au soldat assis sur le banc. Cependant, à mesure qu’elle approchait de l’infirmerie, un sourire de joie vint éclairer son visage. Il lui sembla reconnaître le soldat. En effet, à quelques pas de distance, elle l’appela par son nom : c’était le fils de Baptiste le jardinier, ce même Kobe dont Jean avait annoncé dans sa lettre la nomination comme caporal, et il se trouvait assis sur le banc en qualité de caporal-planton.

Aussitôt qu’il aperçut la jeune fille, il se leva avec une exclamation, et courut à elle en s’écriant avec une joyeuse surprise :

— Est-ce bien vous, chère Trine ? Seigneur Dieu, quel plaisir de vous voir ! Comment ça va-t-il dans notre village ? Ma mère est-elle guérie ? Comment se porte Charlotte Verbaets ? Savent-ils là-bas que je suis devenu caporal ? Qu’a dit Charlotte en apprenant cela ?

— Cela va toujours bien, répondit Trine. Votre mère était déjà dimanche à la grand’messe ; elle est quitte de la fièvre, et il serait mal aisé de voir qu’elle a été malade. — J’ai dit moi-même, en passant, à Charlotte que vous êtes devenu officier…

— Eh bien, n’a-t-elle pas ri ?

— Non, elle est devenue rouge jusqu’aux cheveux ; mais elle était tout de même si contente qu’elle ne savait plus parler ; je l’ai bien vu dans ses yeux.

Robe le caporal pencha lentement la tête et fixa les yeux sur le sol ; l’expression de sa physionomie changea tout à coup ; lui aussi sentait la rougeur de l’émotion monter à ses joues et son cœur battre à coups précipités. Le village natal avec sa bruyère et ses bois, le timide regard de sa bien-aimée, l’affectueux sourire de sa mère, les joies du dimanche après le long travail de la semaine ; les chansons sous les tilleuls verdoyants, le babil de la pie de la maison, l’aboiement du chien, le bruit sourd et monotone du vent dans les sapins, tout cela surgissait frais et plein de vie sous ses yeux, tout cela se confondait à son oreille en une harmonie magique ; tout cela le retenait fasciné dans la contemplation enchanteresse de la vie tant regrettée des jours passés…

— Qu’ai-je donc dit qui vous attriste, Kobe ? demanda Trine d’une voix douce.

— Ah ! chère Trine, répondit-il, je ne le sais pas moi-même ; notre village est venu tout d’un coup sous mes yeux, aussi clairement que si je voyais le soleil briller sur notre clocher. Mon père était occupé à râteler le chaume dans notre champ, ma mère était auprès de lui, et j’entendais qu’ils parlaient de moi… J’étais comme hors de sens ; mais c’est fini maintenant…

— Allons, Kobe, dit Trine, menez-moi tout de suite auprès de Jean ; il sera si content de me voir…

— Vous savez sûrement son malheur ?

— Hélas ! oui, je viens pour lui parler et le consoler. Ne me faites pas attendre davantage, et conduisez-moi bien vite près de lui.

— Chère Trine, comme je vous plains ! dit Kobe en soupirant avec une sincère tristesse.

— Et pourquoi ? s’écria Trine. Oh ! Kobe, achevez : vous me faites peur.

— Malheureuse Trine ! répondit Kobe, personne ne peut voir les aveugles ni ceux qui ont mal aux yeux ! cela nous est défendu sous une forte punition.

Un cri perçant et douloureux échappa à la jeune fille ; elle porta son tablier à ses yeux, et reprit en pleurant convulsivement :

— Seigneur, mon Dieu ! avoir marché et souffert pendant quatre jours, et ne pas même pouvoir le voir ! Si c’est comme ça, je ne partirai pas vivante d’ici : soyez-en sûr.

— Trine, il ne faut pas pleurer ainsi dans la rue, dit Kobe, ou les gens viendront s’attrouper autour de nous. Soyez calme…

La jeune fille, était-ce courage ou désespoir ? essuya ses larmes, et s’écria :

— Quand je devrais entrer dans cette maison comme un voleur, quand un sabre devrait me percer le cœur, je le verrai, et je lui parlerai… Empêchez-m’en si vous le pouvez !

— Écoutez, chère Trine, dit le caporal avec douceur, j’y perdrai peut-être mes galons, mais je vous aiderai. Tenez-vous tranquille et faites comme si vous ne saviez rien. Bientôt le sergent ira au rapport chez le commandant de place ; la visite du docteur est déjà faite et le directeur ne se porte pas bien : il ne viendra pas dans les salles. Quand le sergent sera parti, je vous mènerai tout doucement dans la chambre des aveugles. Mais, Trine, si je suis mis au cachot et que je perde mes galons ; dites bien à ma mère et à Charlotte que c’est par amitié et par compassion…

— Soyez sûr, Kobe, répondit la jeune fille les yeux humides, soyez sûr que je vous en serai reconnaissante toute ma vie ; laissez-moi faire, j’arrangerai tout pour que Charlotte vous écrive une lettre dès que je serai revenue à la maison.

— Elle ne sait pas écrire, Trine ! dit le caporal avec un soupir.

— Je le sais, moi ! répliqua la jeune fille ; je le ferai pour elle, et je mettrai dedans des choses qui vous feront sauter de joie.

— Trine, je ne suis pas ici en sentinelle ; je suis planton, et il ne m’est pas défendu de parler avec les gens. Venez vous asseoir sur le banc sans laisser rien voir jusqu’à ce que le sergent soit sorti. Je dirai que vous êtes ma sœur ; autrement il se mêlera encore de la chose. Causons un peu des amis de là-bas. Est-ce que Nicolas, le fils du brasseur, est marié avec la servante d’écurie du fermier Dierikx ? Et le poulain que nous avons vendu au baes de la Couronne, est-il devenu un beau cheval ?

Ils s’assirent sur le banc en laissant avec intention un certain espace entre eux, et se mirent à parler des absents

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans l’hôpital des ophthalmiques, il y avait une chambre étrange : les fenêtres en étaient closes par des paravents de papier vert foncé ; pas un rayon de soleil n’y pouvait pénétrer. Pour ceux qui voyaient, c’était un morne réduit où une teinte plus triste que la plus profonde obscurité couvrait tous les objets de reflets funèbres et serrait le cœur des spectateurs d’une angoisse et d’une terreur secrètes. À proprement parler, il n’y faisait ni jour ni nuit ; mais il fallait d’abord être habitué à ce vert lugubre si l’on voulait distinguer quoi que ce fût. En outre, bien que ce lieu fût habité par des malheureux souffrant d’indicibles douleurs, il y régnait un profond silence, qu’interrompait seul de temps eh temps un gémissement arraché par le brûlant contact de la pierre infernale avec les yeux malades.

Les aveugles étaient assis le long des murs, sur des bancs de bois ; semblables à une réunion de spectres, ils se tenaient immobiles et muets dans l’ombre. Chacun d’eux portait une longue visière verte, nouée sur le front et abaissée devant la figure de telle façon qu’on ne pouvait voir les traits d’aucun.

Dans le coin le plus reculé était assis Jean Braems, la tête courbée sur les genoux, et rêvant douloureusement aux choses qu’il aimait et qu’il ne devait jamais revoir. Son âme était dans la contrée lointaine où demeuraient ses parents et ses amis. Parfois, sous la visière verte, un doux sourire se jouait sur sa bouche, et ses lèvres remuaient comme s’il eût conversé avec des êtres invisibles. En cet instant même il avait évoqué du fond des souvenirs l’image de sa bien-aimée, il l’avait forcée à murmurer encore à son oreille le timide aveu de son amour, quand tout à coup un bruit presque imperceptible se fit entendre sur l’escalier. Il sembla à Jean que son nom avait été prononcé. Quoi qu’il en fût, le jeune homme tremblant se leva brusquement comme frappé d’un choc invisible, et sa bouche dit en soupirant sans qu’il le sût :

— Trine ! Trine !

La porte s’ouvrit du dehors, et la jeune fille apparut avec le caporal sur le seuil de la chambre. Elle frémit d’épouvante quand sa vue tomba dans la salle obscure et lorsqu’elle aperçut ces ombres semblables à des fantômes et dont le visage était caché par les visières vertes comme par un masque. Elle recula en poussant un cri aigu ; mais sa voix avait frappé l’oreille de Jean Braems ; il marcha vers elle les mains en avant, tâtonnant et cherchant. Elle reconnut son malheureux amant, s’élança vers lui avec un gémissement déchirant, et noua avec une force fébrile ses deux bras au cou de l’aveugle.

D’abord, on n’entendit rien que les noms de Trine et de Jean répétés sur les différents tons de l’amour, de la pitié et de la tristesse. La jeune fille pleurait, appuyée sur le sein du soldat ; puis elle parut près de s’évanouir d’émotion, car sa tête s’inclina de côté, et ses bras dénoués s’affaissèrent sur les épaules de son malheureux ami.

Sur ces entrefaites, les autres aveugles étaient venus former cercle autour de la jeune fille, et interrogeaient ses vêtements de la main, comme s’ils eussent aussi voulu la reconnaître. Ces attouchements la rappelèrent à elle-même. Elle tira Jean en arrière, et dit avec effroi :

— Mon Dieu ! cher Jean, qu’est-ce que cela veut dire ! Dis-leur donc de me laisser tranquille, ou je n’oserai pas demeurer ici davantage.

— N’aie pas peur, Trine, répondit Jean, ce n’est rien. Les aveugles voient avec les doigts. Ils tâtent tes habits pour savoir de quel pays tu es. C’est sans mauvaise intention.

— Ah ! les pauvres garçons ! dit Trine avec un soupir ; si c’est ainsi, je leur pardonne de tout mon cœur ; mais je n’aime tout de même pas cela. Allons plutôt nous asseoir sur le banc dans ce petit coin obscur, Jean ; J’ai tant de choses à te dire.

En disant ces mots, elle conduisit son amant vers le banc et s’y assit à côté de lui en gardant ses mains dans les siennes.

L’entretien qui s’engagea devait être souverainement touchant, bien qu’on ne pût entendre les paroles échangées ; sur les traits de Trine se peignaient tour à tour la joie et la tristesse ; tous deux essuyaient fréquemment leurs larmes, et de temps en temps la jeune fille serrait les mains de Jean avec une profonde effusion. Sans doute elle versait le baume des consolations dans le cœur de l’infortuné ; car les rares paroles qu’on pouvait saisir avaient la douceur pénétrante des plus doux accents d’un chant d’amour. Sur le visage de Jean, qui avait un peu relevé la visière verte, se peignait une expression étrange d’attention rêveuse et en même temps de souffrance désespérée, semblable à celui qui du fond de l’abîme de douleur entend des paroles qui ne lui font pas oublier sa peine, mais qui le livrent pour un instant à la fascination d’un bonheur imaginaire.

Groupés en demi-cercle, les aveugles se tenaient silencieux autour du couple ému. Eux aussi tendaient l’oreille pour entendre ce qui se disait et saisir quelques-unes des paroles consolatrices.

Le caporal était resté devant la porte et se promenait de haut en bas, en passant de temps en temps la tête dans la chambre des aveugles pour voir si Trine n’était pas encore prête au départ. Tout à coup il pâlit, et une profonde terreur se peignit dans ses yeux.

Il voyait le sergent monter l’escalier ! Sans oser faire une observation, il le laissa entrer dans la chambre des aveugles, et le suivit la tête basse comme un criminel qui attend sa sentence.

À peine le sergent eut-il aperçu la jeune fille qu’il éclata en imprécations ; puis, se tournant vers le caporal :

— Ah ! lui dit-il, vous avez laissé entrer une étrangère ! et une femme encore ! Vite en bas ! Je vais vous relever à l’instant et demander pour vous quinze jours d’arrêts forcés. Si vos galons de caporal n’y restent pas, ce ne sera pas ma faute.

Trine se leva, et s’adressa d’une voix suppliante au sergent irrité :

— Oh ! monsieur l’officier, ayez compassion de lui. C’est moi qui suis seule cause de tout ; ce sont mes larmes mes qui l’ont poussé à me laisser entrer. Ne lui faites pas de mal parce qu’il a montré un bon cœur…

Le sergent secoua impatiemment la tête, et interrompit Trine avec un air ironique :

— Allons, que signifie tout cela ? Je connais mon service et sais ce que j’ai à faire… Et vous, Mieken, filez dehors ! et un peu vite !

La jeune fille fut involontairement surprise à cet ordre inattendu ; elle vit cependant que c’était sérieux, et, s’approchant toute tremblante du sergent, elle lui dit d’un ton de supplication :

— Ah ! je vous en prie ; encore une petite demi-heure ! Je dirai pour vous sept Notre père, et baiserai ma main de joie.

— Allons, allons, finissons ces enfantillages ! dit le sergent d’une voix rude. Pas une minute de plus !

— Mais, mon Dieu, mon cher monsieur, s’écria Trine désolée, je viens à pied de l’autre côté du pays pour consoler un peu notre malheureux Jean, et vous iriez me chasser maintenant ? Je ne lui ai presque rien dit encore !

— Sortez-vous, oui ou non ? s’écria le sergent, qui appuya son injonction d’invectives menaçantes et grossières qui firent trembler la jeune fille.

Les larmes jaillirent de ses yeux, et levant vers le sergent ses mains jointes, elle reprit en sanglotant :

— Pour l’amour de Dieu, mon ami, donnez-moi encore un petit quart d’heure ! Ne me faites pas mourir ; ayez pitié d’un pauvre aveugle : cela peut vous arriver aussi, monsieur ! Votre cœur ne se briserait-il pas si vous voyiez votre mère ou votre sœur chassée comme un chien ! Ah ! monsieur l’officier, ayez pitié de nous : je vous aimerai pendant ma vie entière !

La cruauté du sergent arrachait à Jean et aux autres aveugles des murmures irrités, et ils appuyèrent la prière de la jeune fille. Toute la salle fut en émoi ; c’était comme une rébellion des aveugles contre l’inexorable supérieur. Celui-ci, plus irrité encore par ces démonstrations, les menaça de les faire mettre tous à la diète du pain et de l’eau, et saisit brusquement Trine par le bras pour la mettre de vive force à la porte ; mais Trine, prévoyant son irrévocable dessein, s’arracha à son étreinte, courut, en poussant un cri de désespoir, vers Jean, et l’enlaça dans ses bras en se répandant en plaintes déchirantes. Le jeune soldat, toujours triste, mais convaincu que rien ne pouvait empêcher la séparation, essaya de la consoler, et lui dit à la hâte bien des choses oubliées dans l’entretien.

Mais déjà le sergent avait rejoint et ressaisi la jeune fille. Il la prit par les épaules et voulut la séparer de Jean ; mais les bras de Trine éplorée se tinrent attachés au corps de l’aveugle comme un lien de fer, et elle résista aux efforts du sergent furieux. Celui-ci cria à Kobe, qui se tenait tout consterné près de la porte :

— Caporal, pourquoi restez-vous là ? Ici ! Je vous ordonne de jeter vous-même cette paysanne à la porte : obéissez, sinon vous le paierez cher… Faisons vite !

Kobe s’approcha de la jeune fille, et, la prenant par le bras, lui dit :

— Chère Trine, cela me fait peine ; mais rien n’y peut aider. Allez-vous-en tout doucement, autrement on vous jettera en bas des escaliers. C’est la consigne, et il faut bien que le sergent fasse son devoir.

Trine lâcha son ami, et, levant la tête avec une calme dignité, elle alla au sergent, et pleurant toujours amèrement :

— Monsieur l’officier, dit-elle, je m’en irai ; mais pardonnez-moi, mon ami, et pardonnez aussi à Kobe. Dieu vous en récompensera, bien sûr ; car c’est une bonne action… Vous avez tout de même un cœur aussi, et tous les hommes sont frères dans le monde. N’est-ce pas, monsieur le sergent, que vous serez assez bon pour tout oublier ? Je me souviendrai de vous dans toutes mes prières.

Du moment qu’on céda si humblement à son ordre, le sergent sentit s’évanouir toute sa colère ; la douce voix et les beaux yeux si éloquents de la jeune fille avaient attendri son âme, et ce fut avec une véritable bonté qu’il répondit :

— Eh bien, partez bien vite, et si l’infraction demeure ainsi cachée, par pitié pour vous je me tairai et j’oublierai…

— Excellent homme que vous êtes ! s’écria Trine, je le savais bien : ne parler-vous pas flamand comme nous ! Je m’en vais à l’instant ; encore un seul bonjour !

Elle embrassa encore une fois le malheureux aveugle, qui reçut silencieusement le baiser d’adieu ; elle murmura quelques paroles enchanteresses à son oreille, et se dirigea ensuite, en pleurant et en sanglotant, vers la porte de la chambre. Là elle retourna la tête et poussa un cri déchirant tandis qu’elle cherchait à rentrer dans la salle, et luttait contre le sergent, qui, cette fois, lui opposa une résistance invincible. La jeune fille vit dans un coin son amant agenouillé sur le sol, la tête affaissée sur le banc comme si la vie l’eût abandonné. Cette vue la saisit tellement que, toute frémissante d’angoisse et de douleur, elle se tordit avec une sorte de rage pour échapper aux mains du sergent ; mais celui-ci la poussa en avant et ferma la porte de la salle.

Lasse, exténuée, mourante de désespoir, docile comme une martyre et presque insensible, Trine, placée entre le sergent et le caporal, descendit l’escalier jusqu’à la cour. Là, elle se laissa entraîner sans conscience, car ses jambes se refusaient machinalement aux mouvements qui devaient l’éloigner de Jean. Elle ne disait néanmoins pas un mot ; les larmes silencieuses qui ruisselaient sur ses joues étaient le seul indice de sa douleur.

Sur le seuil d’une des portes qui s’ouvraient dans la cour se tenait une dame richement vêtue et d’une physionomie noble et douce. Elle vit de loin la jeune fille en pleurs et parut curieuse de savoir ce qui se passait. À mesure qu’on se rapprochait de la porte, son regard prenait l’expression d’une pitié profondément sentie.

Trine s’en aperçut ; un rayon d’espoir pénétra dans son âme. Cette émotion n’échappa pas non plus à Kobe ; il souffla à l’oreille de la jeune fille :

— C’est la femme du directeur de l’infirmerie : oh ! une excellente personne ! Elle est d’Anvers.

La jeune fille pressa le pas, et parut elle-même avoir hâte de franchir la porte ; mais arrivée près de la dame, elle courut soudain à elle en gémissant, et tomba à genoux à ses pieds en lui tendant des mains suppliantes et en s’écriant :

— Ah ! madame ! secours, pitié pour un pauvre aveugle !


La dame parut surprise et embarrassée de cette génuflexion inattendue ; elle contempla un instant avec étonnement la jeune paysanne, qui fixait sur elle ses beaux yeux bleus comme une prière de l’âme, et qui, au milieu de ses larmes d’espoir, souriait comme si elle eût déjà remercié pour le bienfait reçu. Elle prit Trine par les deux mains, la releva et lui dit d’une voix douce :

— Pauvre fille ! Entrez, ma chère enfant. Qu’est-ce qui vous attriste ainsi ?

En disant ces mots, et sans faire attention au sergent qui portait respectueusement la main à la visière, elle introduisit la jeune fille chez elle et la fit asseoir sur une chaise.

Dans la chambre se trouvait un officier de chasseurs occupé à écrire sur un pupitre ; il leva la tête avec un intérêt curieux et considéra la jeune fille en larmes ; mais il demeura immobile et attendit une explication.

La dame, — c’était sa femme, — prit la jeune fille par la main :

— Allons, allons, ma fille, lui dit-elle, consolez-vous ; il ne vous arrivera aucun mal. Dites-moi ce qui vous chagrine si fort ; je vous aiderai, si c’est possible.

— Ah ! madame ! s’écria Trine en baisant ardemment la main de sa protectrice. Dieu vous bénira pour votre bonté ! Je suis une pauvre paysanne d’entre Saint-Antoine et Magerhal, dans la Campine. Notre Jean est tombé au sort, et il est devenu soldat. Il y a quatre jours, il a écrit une lettre à sa mère pour lui dire qu’il avait mal aux yeux ; mais à moi seule il a écrit qu’il est aveugle pour la vie. J’en ai été comme morte pendant au moins deux heures, sous un petit bois de chênes ; mais je n’ai pas osé dire la chose à sa mère de peur qu’elle n’en meure de chagrin. Le lendemain matin, je suis partie pieds nus sans savoir par où je devais aller pour venir de notre village à Venloo ; j’ai couru demandant mon chemin, me trompant, me perdant ; j’ai enduré affronts et peines, allant nuit et jour, presque sans manger ni boire, si bien que le sang coulait de mes pieds. Après avoir langui trois jours comme un agneau perdu, j’arrive ici ; un garçon de notre village, qui est caporal, me laisse entrer par pitié. Je vois notre Jean les yeux morts ; je veux le consoler, — et voilà que le sergent vient et me chasse ! Et maintenant je ne puis plus voir Jean ; je dois le quitter, pauvre garçon, et l’abandonner sans consolation. Oh ! madame, cela ne peut pas être, bien sûr ! Songez, je vous en prie, à tout ce que j’ai supporté pour venir Jusqu’ici, et ayez pitié de cet innocent agneau qui souffre et languit dans l’obscurité !

— Est-il votre frère ? demanda l’officier derrière son pupitre.

La jeune fille pencha la tête pour cacher la pudique rougeur qui, à cette question, vint colorer son visage.

Après un court silence, elle releva les yeux et répondit :

— Monsieur, je ne suis pas sa sœur ; mais depuis le temps où nous étions enfants nous demeurons sous le même toit ; ses parents sont les miens ; il aime ma mère ; son grand-père m’a porté dans ses bras quand je ne savais pas encore marcher ; travail et gain, joie et chagrin, tout est commun entre nous.

Après une pause, son regard se fixa sur le parquet, et elle murmura :

— Depuis qu’il est malheureux, je sens bien aussi que je ne suis pas sa sœur…

L’officier, ému par les paroles de la jeune fille, avait quitté son pupitre, et s’était lentement approché d’elle.

— Pauvre enfant ! dit la dame en soupirant, il faut chasser ces idées-là de votre esprit et vous consoler de son malheur. Vous ne pouvez certainement continuer d’aimer un homme aveugle !

Trine frémit douloureusement.

— L’abandonner ! s’écria-t-elle, l’oublier parce qu’il est aveugle et malheureux pour toute sa vie ! Oh ! madame, je vous en prie, ne dites plus cela ; ça me fait comme un coup de couteau dans le cœur !

En effets un torrent de larmes s’échappa de nouveau de ses yeux.

L’officier échangea quelques mots français avec sa femme. Il lui dit qu’il venait d’arriver un ordre ministériel conférant aux colonels le pouvoir de renvoyer dans leurs communes les soldats aveugles avec un congé illimité, jusqu’à ce qu’une libération définitive du service leur fût délivrée. Bien que cette mesure ne dût être mise à exécution que dans une couple de semaines, l’officier se montra disposé à tenter un effort auprès du colonel et de ceux que la chose concernait, afin d’obtenir le jour même, par exception, un permis de départ pour le malheureux ami de la paysanne. Sa femme l’engagea vivement à exécuter son projet. Bien que Trine ne comprît pas ce qui se disait, elle vit bien que sa protectrice excitait son mari à quelque chose de favorable pour elle ; la jeune fille, à demi consolée, fit un signe de tête suppliant, comme pour encourager la généreuse tentative.

L’officier se tourna vers elle :

— Seriez-vous contente, lui demanda-t-il, si votre ami pouvait retourner avec vous à la maison ?

La physionomie de trine s’illumina soudain d’une expression où se mêlaient la joie et l’anxiété, et qui échappe à toute description. Ses grands yeux bleus, tout fixes ouverts, semblaient attendre d’autres paroles de la bouche de l’officier. Enfin, sa voix éclata :

— Contente ? joyeuse ? s’écria-t-elle. Je suis toute hors de moi de vous entendre me demander cela. Oh ! monsieur, monsieur, ne me trompez pas en me donnant une telle espérance ! Je ramperai à vos pieds, et je les baiserai par reconnaissance !

L’officier se hâta de prendre son shako, ceignit son sabre, et sortît en disant :

— Ayez bon courage, ma fille : je réussirai peut-être. En tout cas, vous pourrez revoir Jean ; j’y veillerai.

D’inintelligibles accents de gratitude suivirent l’officier jusque dans la cour ; Trine commença alors à remercier avec feu sa bienfaitrice ; mais celle-ci ne lui donna pas le temps d’épancher les sentiments qui débordaient de son cœur. Elle courut à la cuisine, et revint bientôt après avec une servante qui plaça Une petite table devant Trine, et y servit de la viande, du pain et de la bière.

— Mangez et buvez tranquillement, ma fille, dit la dame ; cela vous est offert de tout cœur.

— Ah ! je le sais bien, madame, répondit Trine en soupirant ; mais, ai-je mérité ce que vous faites pour moi ? C’est comme si vous étiez ma mère. Dieu vous en récompensera !

— Il y a longtemps, sans doute, que vous n’avez mangé ?

— Depuis ce matin à trois heures, madame, dit Trine en mangeant avec une faim trop réelle. J’ai bien marché pendant sept heures depuis ; mais maintenant je remercie encore le bon Dieu dans mon chagrin de ce qu’il vous a faite si bonne, madame.

Trine exprima longuement sa reconnaissance, et longtemps encore la généreuse dame la consola par de douces et bienveillantes paroles, car l’officier demeura absent pendant deux heures au moins. Déjà Trine avait raconté toute son histoire, et parlé avec effusion de cette Campine si belle et si aimée, où l’esprit et le cœur sont purs comme l’air des landes sablonneuses, où chaque sentiment de l’âme s’embaume d’un parfum de simplicité et de droiture, comme la bruyère éternellement fleurie se baigne chaque jour dans les vapeurs balsamiques du matin…

La dame écoutait avec un vif intérêt cette jeune paysanne, dont le langage, tout naïf et sans art qu’il fût, trahissait une intelligence délicate et un cœur richement doué. Plus d’une fois Trine avait touché son âme et mouillé ses yeux de larmes d’attendrissement.

Pendant qu’elles attendaient en s’entretenant de la douce et pure vie des champs, l’officier s’était rendu avec le sergent à la salle des aveugles. Après être demeuré un instant parmi ces infortunés, il redescendît l’escalier et reparut dans la cour. Jean le suivait, le sac sur le dos et un bâton de voyage à la main ; le sergent le conduisit jusqu’à la porte de la maison de l’officier.

Là, ce dernier prit lui-même l’aveugle par la main et lui dit :

— Trine est ici ; elle vous attend.

En prononçant ces mots, il ouvrit la porte.

Jean tira un papier de son sein, et l’agitant en l’air triomphalement, s’écria avec un indicible élan de joie :

— Trine, chère Trine, je puis partir avec toi… Je ne suis plus soldat ; voici mon congé.

— C’est la vérité, dit l’officier voyant que la jeune fille n’osait croire à ce qu’elle entendait.

Cependant Jean avançait dans la chambre les mains en avant ; mais Trine ne courut pas à sa rencontre. Foudroyée par l’émotion, elle se laissa glisser de sa chaise, et rampa sur les genoux jusqu’à sa bienfaitrice, qui était assise un peu plus loin sur un canapé. Les mains jointes, les yeux humides, avec un regard plein d’une inexprimable reconnaissance, elle s’écria :

— Oh ! madame, si vous n’allez pas en paradis, qui donc sera bienheureux ? Je ne puis parler… Mon cœur se brise… Je meurs de joie. Merci ! merci !

Sa tête s’affaissa, en effet, sans force sur le giron de la dame, et, muette, Trine embrassa ses genoux. Elle échappa cependant sur-le-champ à cette profonde émotion ; elle se releva précipitamment, et courut les bras ouverts à l’aveugle, en poussant mille exclamations de joie, parmi lesquelles dominait seul distinctement le nom du jeune homme.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Après une complète effusion de bonheur et de reconnaissance, Trine et Jean franchirent la porte de l’infirmerie accompagnés des souhaits de leurs bienfaiteurs.

C’était un étrange spectacle que celui de cette fraîche paysanne guidant par la main le soldat aveugle dans les rues de Venloo. Aussi chaque passant s’arrêtait-il frappé non pas tant par la vue du malheureux qui, le sac sur le dos et la visière verte devant les yeux, marchait à côté de la jeune fille, que par l’indéfinissable expression d’orgueil et de joie qui donnait au visage de la paysanne une noblesse et une beauté singulières.

La bonne Trine était si heureuse, si fière du résultat de son dévouement et de sa hardiesse, qu’elle marchait la tête haute et la physionomie radieuse, sans songer à baisser les yeux sous le regard curieux des citadins.

Elle avait grande hâte de quitter la ville et excitait l’aveugle à marcher vite. Le triomphe inattendu qu’elle avait remporté l’avait surprise et étonnée. Même à cette heure elle pouvait à peine y croire, et, de temps en temps, un frisson passager lui serrait le cœur comme si elle eût craint qu’on pût encore lui ravir son amant infortuné.

Elle atteignit enfin la porte de la ville ; elle vit la campagne s’ouvrir devant elle, et le lointain horizon, et le chemin qui devait les ramener au village natal. Pour la première fois, un vrai cri de triomphe s’échappa de sa poitrine. Elle leva au ciel des yeux reconnaissants, fit le signe de la croix, et dit avec un doux ravissement :

— Allons, maintenant, Jean ! maintenant, nous sommes libres !

  1. Cette abréviation du nom de Marie est très-répandue dans les Flandres, si répandue que les gens du peuple l’appliquent toujours à la femme qu’ils ne connaissent pas, comme on peut le voir ici et ailleurs, et cela en vertu d’une sorte de présomption de nom.
  2. Ce mode de défense un peu rude est généralement répandu parmi les paysannes de la Campine, et y est considéré comme le devoir de toute femme honnête.
  3. À cinq heures sur le terrain ! et je viendrai vous chercher ! Ces mots se trouvent dans le texte en wallon liégeois.