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Le Correcteur typographe (Brossard)/volume 1/05/01

La bibliothèque libre.
E. Arrault et cie (1p. 257-261).


CHAPITRE V

PRÉPARATION DU MANUSCRIT



§ 1. — SA NÉCESSITÉ


L’imprimerie est un métier si complexe que le plus avisé ne peut pas toujours en soupeser tous les détails.

Parmi les choses dont on oublie souvent de tenir compte dans les devis d’établissement d’un prix de revient, il faut citer la « mise au net » de la copie. L’examen et la revision du manuscrit sont cependant, avec juste raison, pensons-nous, estimés au nombre des conditions les plus indispensables à remplir avant la « mise en mains » du travail.

« De nos jours, particulièrement chez les personnes de professions libérales, il est certain que s’appliquer à bien écrire est devenu la chose dont on se soucie le moins.

« Pourtant, avec la machine à écrire, si répandue, il semble qu’il y ait, à la portée de ceux qui ont mauvaise écriture, un moyen pratique de remédier à un tel mal. Quoi de plus simple que de s’en servir et de relire la copie avant de l’envoyer à l’imprimeur ? Avec une bonne copie, il est certes facile de livrer un travail plus rapidement, mieux fait et, sans doute, à des conditions plus avantageuses. »

Ainsi il n’est pas indifférent de s’inquiéter de l’aspect d’une copie avant de la confier au compositeur ; le fonds n’importe pas moins.

S’agit-il d’un bilboquet : carte, en-tête, programme, lettre de faire-part, affiche, etc. ?

La copie doit solliciter de manière toute spéciale « l’attention de celui qui la reçoit du client. Souvent lecture en est faite en présence et à l’aide de celui-ci, et tous les points douteux sont éclaircis ; cinq minutes judicieusement employées suffisent pour rendre le travail facile. Avec une copie lisible, soigneusement établie, convenablement annotée, le typographe doit pouvoir produire une composition harmonieuse, sans contresens ni non-sens. Le contresens donne aux lignes une importance qu’elles n’ont pas ; le non-sens coupe les phrases contrairement à la logique et à l’usage.

« Si le travail est facile, il est relativement plus aisé pour le maître imprimeur de donner complète satisfaction. Un client n’excusera jamais une erreur sous le spécieux prétexte que les noms propres n’ont pas d’orthographe, que la confusion de certaines lettres, de l’n et de l’u surtout, est inévitable », et que l’usage contredit les indications du manuscrit.

S’agit-il d’une brochure, d’un volume, l’étude de la copie est plus indispensable encore.

« Combien de fois les calculs d’un devis même très serré se sont-ils trouvés faussés, parce que l’examen du manuscrit avait été négligé, ou parce que le coup d’œil jeté sur le texte au cours de l’établissement du prix de revient avait été trop hâtif. »

Une mise en mains immédiate, des instructions incomplètes, des compositeurs suivant tantôt la copie et tantôt leur inspiration ne peuvent que produire une œuvre manquant d’unité et de régularité.

Le correcteur qui a souci de produire une œuvre homogène, où soit respectée la « manière d’écrire correctement suivant l’usage et suivant les règles typographiques », se trouvera dans l’obligation de réparer les fautes commises, peut-être aux frais de l’ouvrier, sûrement aux dépens du patron.

Pour éviter ces erreurs, il est donc utile que chacun puisse remplir sa tâche sans tâtonnement, sans perte de temps ; il est nécessaire que tous suivent la même voie, la même règle ; il est indispensable enfin que « le travail de plusieurs ait l’apparence d’avoir été exécuté par un seul ». Une obligation s’impose dès lors pour atteindre ce but : « rectifier autant que possible les anomalies du manuscrit, spécifier dans quelle mesure les règles typographiques — la marche — adoptées par la Maison doivent être respectées ».

« La réelle utilité qu’il y a pour une imprimerie à posséder une marche typographique n’a pas échappé à nombre de protes et correcteurs de Maisons importantes qui ont fait rédiger ou ont rédigé eux-mêmes, à l’usage du Personnel, un modeste vade-mecum où se trouvaient condensées les règles usuelles et élucidées les difficultés les plus courantes de la composition.

« Cette tentative a pris une certaine importance du fait que quelques grandes librairies parisiennes ont consenti volontiers à utiliser ces modestes manuels pour faciliter l’entente, au sujet des corrections entre les auteurs, les libraires et les imprimeurs.

« Malheureusement ces velléités d’uniformiser la composition typographique ont été trop souvent, après un laps de temps plus ou moins long, vouées à un échec certain. Un obstacle dont l’importance n’est point discutable s’oppose à leur réalisation : ces velléités reposent exclusivement sur la bonne volonté, sur le dévouement, sur l’initiative d’un seul : toutes choses qui parfois ne comptent guère. Que celui-ci se fatigue, qu’il cesse un instant sa propagande, qu’il disparaisse, et peu à peu tombe en désuétude, puis dans un oubli complet, une mesure digne pourtant de vivre. Le maître imprimeur, qui a d’autres pensées en tête, n’y songe plus depuis longues journées ; le prote, contre lequel il a peut-être fallu lutter, se soucie des prescriptions du vade-mecum comme de rien qui vaille ; les correcteurs collègues de l’auteur, qui à tort ont redouté un moment d’être éclipsés, prennent l’honnête revanche du silence et de l’oubli.

« Il est alors facile aux malintentionnés de prouver que la recherche de l’uniformité est une chimère, une utopie : « Ainsi tous les travaux sortant d’une Maison seraient coulés suivant un moule commun, reproduiraient de façon analogue les expressions numérales courantes, se plieraient aux mêmes lois orthographiques et typographiques. » Y peut-on songer ? »

Non assurément, car cette méthode, le plus souvent impraticable, serait défectueuse même au point de vue commercial. Chaque Maison a ses spécialités : ce qui est applicable dans un traité de mathématiques ne le serait certes point dans un roman ; un labeur, même tout ordinaire, exige d’autres précautions, une correction plus régulière et plus homogène qu’un journal ; un traité de médecine comporte des arrangements différents de ceux d’un traité de littérature ; un volume de piété ne supporte point les ornements d’un livre d’aventures.

L’uniformité dont il s’agit ici est de tout autre condition : dans une imprimerie, tout labeur, toute publication peut et doit parfois avoir sa marche propre ; en principe, cette marche particulière doit se rapprocher le plus possible de la marche générale préconisée par le vade-mecum ou le memento.

Le rôle de ce manuel est modeste, mais combien utile : recommander et faire en sorte qu’entre tous ceux qui coopèrent au délicat travail qu’est la confection d’un livre s’établisse une absolue concordance d’idées et d’actes. Cette concordance d’idées et d’actes n’est rien autre que l’application de la marche indiquée par le correcteur, lors de la préparation du manuscrit.

Que l’on ne vienne point, à l’encontre de la nécessité de la préparation du manuscrit, objecter parfois l’urgence du travail.

Le maître imprimeur prend volontiers deux heures, et même… plus, pour établir son devis ; ne peut-il, afin d’assurer la revision du manuscrit, « solliciter du client un quart d’heure de grâce », sur le terme qui lui est imparti, pour la livraison. Qu’importe même un quart d’heure, une heure de retard dans la « mise en mains », si ce minime délai assure en définitive une exécution plus soignée et plus rapide du travail : gain de temps ici, gain d’argent là.

D’ailleurs, dans une Maison bien organisée, chaque chose a sa place, chaque travail vient à son heure. Un prote sait prévoir ; pour lui, l’objection « d’urgence » est de nulle valeur, lorsqu’il s’agit de si minime différé.

Ce que nous considérons aujourd’hui comme un travail supplémentaire était autrefois une obligation. Dans « l’Édit concernant la réformation de l’imprimerie », rendu le 10 septembre 1572, les sollicitations du Pouvoir royal, à la demande des compagnons, s’étendaient à certains détails de métier. D’après l’article 17, « les copies devaient être remises aux ouvriers « correctes et mises au net », afin de ne pas retarder le travail ». Plusieurs exemples nous ont prouvé que cette prescription était observée[1].


  1. Voir chapitre i, p. 13 (contrat passé entre Michel Servet et Hugues de la Porte et ses associés, pour la préparation de six volumes d’une Bible) et, même chapitre, p. 15 et suiv. (contrats du 19 mai 1548 et du 25 juin 1554).