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Le Correcteur typographe (Brossard)/volume 1/08/03

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E. Arrault et cie (1p. 393-400).


§ 3. — LA CORRECTION EN PREMIÈRES
ET LES MACHINES À COMPOSER


I. — Considérations générales.


Il est, avant de terminer ce chapitre, un sujet auquel nous devons consacrer quelques pages. Les machines à composer ont pris, de nos jours, une telle place dans l’imprimerie que le correcteur moins que tout autre, on le comprendra aisément, ne peut se désintéresser de savoir quelle répercussion le travail qui lui est confié peut subir de ce fait.

Quelle transformation l’emploi de la machine à composer — quel qu’en soit d’ailleurs le système — peut-il apporter dans le service de la correction ?
xxxx La réponse est aisée et fort simple : aucune modification.
xxxx Sans doute, tous les inventeurs, tous les fabricants, tous les vendeurs de machines à composer insistent dans leurs conversations, dans leurs tracts, sur ce fait : l’emploi de la machine à composer diminue d’au moins 50 % le chiffre des corrections des épreuves en premières. Mais il n’est pas, que nous sachions, un seul imprimeur propriétaire de machine qui ait pu diminuer de 50 % le personnel de la correction.
xxxx Un « Esprit chagrin » écrivait naguère, dans la Circulaire des Protes, croyons-nous : « La Linotype ou toute autre machine à composer, de quelque marque qu’elle soit, si elle ne supprime pas complètement la correction, la réduit à sa plus simple expression. En conséquence, la grammaire, la ponctuation passent à l’arrière-plan. Ce n’est pas encore cela qui va relever le prestige du correcteur[1]. »

Eh bien ! n’en déplaise à cet « Esprit chagrin », nombre de bons esprits — nous nous abstiendrons de dire beaux esprits — ne sont point du même avis : la Linotype, non plus que les autres machines, « n’a point réduit la correction à sa plus simple expression ». Le meilleur « pianiste » de l’univers, même doué de la plus merveilleuse intelligence, même à l’abri de toute distraction, commettra des coquilles : elles sont imputables à lui-même : fautes de lecture, erreurs de touche ; elles sont imputables aussi à l’auteur : orthographe, grammaire, mémoire ; elles sont imputables enfin à la machine : fonctionnement défectueux, mauvais état d’entretien. Sans doute, la machine supprime une des multiples causes de coquilles, la distribution ; mais il faut reconnaître que trop souvent la coquille-distribution est remplacée par la coquille-erreur de touche. D’ailleurs, la plus ou moins bonne composition produite par la machine n’est point fonction de la qualité et de la perfection de cette machine elle-même, mais simplement de l’habileté et des capacités du linotypiste. L’expérience a été faite à maintes reprises, soit lors d’essais comparatifs des divers systèmes mécaniques, soit dans des concours entre opérateurs, soit enfin par les imprimeurs eux-mêmes : la coquille existe, elle restera quoi qu’on fasse.

Bien mieux même, la machine à lignes-blocs a donné naissance à un genre de coquilles[2] tout particulier, dont les inconvénients sont certes bien plus considérables que ceux de la coquille manuelle.

« Depuis l’introduction de la machine à composer, on rencontre des lignes répétant deux et même trois fois les mêmes mots ; puis, un peu plus loin, par compensation, on se trouve au bout d’une phrase inachevée, pour continuer par une autre qui n’a pas de commencement… » On arrive ainsi à des quiproquos funambulesques : « Une ligne, primitivement composée pour reproduire une phrase d’un discours de M. Fallières, par exemple, se retrouve intercalée dans les aveux de l’assassin du jour !

« En voulez-vous un autre exemple ? Le journal l’Intransigeant en publiait récemment un, des plus typiques, que je m’en voudrais de ne pas reproduire : « La typographie dans les journaux modernes, disait ce journal, se sert de machines linotypes ou typographs, qui composent le texte ligne par ligne. En sorte que, lorsque le corrigeur — ne pas confondre avec le correcteur ! — est un peu pressé pour substituer une bonne ligne à une mauvaise, il arrive qu’il en intercale une ou plusieurs appartenant à l’article voisin. Ces petits détails étaient nécessaires pour expliquer le « mastic » formidable qui met en joie actuellement une ville de la grande banlieue parisienne. Voici ce qu’imprimait, il y a quelques jours, un journal de Seine-et-Marne :

« M. Benoist, écrit notre confrère, a été pendant de longues années l’honneur de notre tribunal. Magistrat éclairé, M. Benoist est aussi un cochon extraordinaire, un des plus beaux spécimens de la race dite des porcs d’Andalousie, le type du parfait homme du monde.
xxxx « On ne saurait trop applaudir au choix du Gouvernement. Dans l’accomplissement de ses fonctions, M. Benoist continuera à se montrer des plus faciles à nourrir, bien qu’il préfère les épluchures de pommes de terre mélangées avec du son, une intelligence ouverte à tout ce qui est vraiment généreux ; un grand cœur, en un mot. »

« C’est, croyons-nous, le record de la « coquille ».

« Et ces coquilles sont si faciles à produire, si fréquentes par conséquent, qu’il n’est personne qui n’ait vu, ne voit encore, tous les jours, de ces déconcertants « mastics », de ces abracadabrants mélanges dénaturant ou rendant incompréhensible un texte, nouvelle catégorie de désagréments inconnus avant la composition en lignes-blocs ! C’est un fait indéniable[3]. »

Bien que le fait ne soit pas aussi « indéniable » que l’affirme et prétend le prouver un auteur certes intéressé à projeter en pleine lumière les défauts du voisin et à laisser dans l’ombre ses « qualités » personnelles — la paille et la poutre ! — c’est, à la vérité, commettre une impardonnable erreur ou se faire une illusion singulière de prétendre que « toute machine à composer réduit la correction à sa plus simple expression ».


II. — La correction.


Quelles modifications la composition mécanique a-t-elle apportées au mécanisme de la correction ? Sur quels points particuliers l’attention du correcteur doit-elle être plus en éveil, avec un texte « fait » à la machine à composer ?

I. Tout d’abord, il est nécessaire de mettre ici hors de cause les machines à composer du genre Monotype, composant en lettres mobiles et identiques à celles des caractères de fonderie. La correction de ces compositions ne comporte aucun soin particulier : elle est absolument analogue à la correction de la composition manuelle[4], tant pour les coquilles proprement dites, les remaniements, que pour les bourdons, les doublons ou autres défauts.

II. La lecture des compositions produites par les machines fondant des lignes-blocs donne lieu à quelques observations.
xxxx Les principaux défauts sur lesquels il est nécessaire d’appeler l’attention sont les suivants :
xxxx 1° Irrégularité de la hauteur des lignes ;
xxxx 2° Espacement défectueux, au point de vue typographique, avant une ponctuation qui doit être précédée d’une espace fine ;
xxxx 3° « Netteté » de la ligne ;
xxxx 4° Coquilles provenant d’une erreur de lecture ou d’une faute d’orthographe ou de grammaire ;
xxxx 5° Lettres ou mots manquants (bourdons);
xxxx 6° Lettres ou mots en trop (doublons ou autres) ;
xxxx 7° Lettres ou signes transposés provenant d’une erreur de touche ou de ce que les matrices, en raison de l’état de la machine, n’obéissent pas ou obéissent mal à la commande du levier.

1° L’irrégularité de hauteur des lignes — que l’on constate soit d’une ligne à une autre ligne, soit aussi d’une extrémité à l’autre de la même ligne — provient de matrices détériorées ou présentant des bavures : ces matrices empêchent la roue-moule de s’appuyer franchement contre la ligne des matrices, d’où le défaut constaté. — Ces lignes ou fractions de lignes ne viennent pas aux épreuves.

Si les ordres donnés obligent à la conservation de ces lignes dans leur état défectueux, la mise en train de cette composition sera particulièrement onéreuse ; même, malgré tous les efforts et toute l’habileté du conducteur, elle sera toujours défectueuse. — Si le défaut est accidentel, le correcteur agira sagement en demandant la recomposition de ces lignes et en signalant aux linotypistes cet inconvénient.

2° « L’espacement entre chaque mot est donné automatiquement exact et pareil. » Il en résulte que les différences d’espacement demandées par tous les manuels avant un point et virgule, un point d’exclamation, un point d’interrogation, un guillemet, etc., ne peuvent être données par la machine d’une manière irréprochable et régulière… à moins d’une intervention spéciale — manuelle — du linotypiste, intervention qui, d’ailleurs, n’a presque jamais lieu, car elle se produirait aux dépens de la quantité de la « pige ». — Sur ce point, le correcteur, quelque regret qu’il en ait, devra s’incliner et accepter cette entorse à des règles typographiques qui lui sont chères.

Netteté de la ligne : sous cette rubrique il faut entendre le plus ou moins de lisibilité du texte dû aux mille petits filets — les bourres — « qui émaillent, en les brouillant, les impressions sur lignes-blocs ; ces filets se produisent dès que les matrices, clichées ensemble, présentent entre elles, causés par l’usure ou des soins insuffisants, de petits interstices par où s’infiltre le jet de fonte ». — L’aspect de l’impression est déplorable ; le lecteur maugrée à son aise contre un texte qui fatigue la vue, mais auquel il est impossible, pour le correcteur, de porter remède. — Le remplacement des matrices défectueuses s’impose pour faire disparaître le défaut.

4°-7° « La correction de la moindre faute, celle-ci ne serait-elle que la mauvaise accentuation d’une lettre, oblige à la recomposition totale de la ligne. »

Les lignes qui comportent des coquilles ne sont pas les seules qui doivent être recomposées : il suffit que cette coquille porte sur un seul mot oublié (bourdon) ou sur un seul mot répété (doublon), ou mis en trop, ou mal orthographié, sur une coquille enfin modifiant la longueur de la ligne, pour qu’il devienne indispensable de recomposer la ou les lignes suivantes, jusqu’à ce que soit rétabli l’ordre de la justification (remaniement). La recomposition d’un alinéa entier est même parfois nécessaire.

8o « Le correcteur peut rencontrer aussi dans ses épreuves le bourdon d’une ligne entière, qui, bien que composée, est par inadvertance restée de côté. »

La transposition de lignes entières est fréquente également, soit en tête, soit en pied des cotes. Elle se produit lors du liage des compositions en galées ou sur le marbre. — Le correcteur, avant de signaler les bourdons importants, doit donc s’assurer si le texte omis ne se rencontre pas dans l’une des cotes suivantes.

9o De manière générale, la composition à la machine supprime les lettres retournées, correction qui se rencontre fréquemment dans la composition manuelle.

Mais le correcteur, s’il ne trouve plus isolément la lettre retournée, rencontre assez fréquemment la ligne entière retournée, coquille pour laquelle il utilise le signe habituel .

10o « Le correcteur rencontre encore des lignes fantastiques comme
celle-ci :

nomhgtrfgguuhnbvfrtjuhpopll,,.; tr 788 999


qu’en argot linotypiste on appelle du russe. Ces lignes sont produites lorsque l’opérateur s’apercevant d’une coquille au début de la ligne, et la sachant perdue, la complète en passant rapidement ses doigts sur le clavier. »

D’un simple deleatur le correcteur fixera le sort de cette ligne.

11o « La correction de la moindre faute, avons-nous dit, oblige à la recomposition totale de la ligne. » « L’opérateur devra donc s’astreindre à suivre aussi soigneusement que possible le manuscrit qui lui est remis et surtout les règles rigoureuses d’une bonne et saine ponctuation. Le correcteur, de son côté, et là peut-être est pour beaucoup l’écueil le plus dangereux, devra éliminer ce genre de ponctuation asthmatique et anhélant, que l’on a surnommé, en raison de sa multiplication, bacille virgule[5]. »

Ainsi rien dans le mécanisme de la correction en premières n’a été modifié par l’emploi de la machine à composer. Les signes ont conservé leur aspect et leur signification particulière ; et non seulement les raisons, mais encore les conditions de leur emploi sont restées les mêmes.

Toutefois, exceptionnellement, dans un but de clarté fort compréhensible, lorsque dans une ligne un mot est erroné, il est préférable de recopier entièrement, en marge, le mot fautif, au lieu d’en indiquer successivement toutes les lettres à modifier, comme pour la composition manuelle. « L’opérateur, en effet, n’a nullement à s’inquiéter de la correction en elle-même » : il doit recomposer ; l’essentiel est donc de lui simplifier sa tâche par une lecture plus facile, conséquemment plus rapide, du mot sur lequel il devra porter son attention de manière particulière.

Il est un point, cependant, qui demande plus de soins et d’attention dans la composition en lignes-blocs que dans la composition manuelle : c’est la revision des corrections, qu’elle soit exécutée par le correcteur en premières ou par un reviseur spécial.

« Toute correction, si minime soit-elle, exige la recomposition de la ligne », répétons-le. L’opérateur pourra exécuter convenablement la correction indiquée ; mais par inadvertance, en recomposant, il lui arrivera de faire une coquille dans un mot dont la composition était correcte la première fois. « Le correcteur doit donc avoir soin de collationner entièrement et contre copie toutes les lignes qui ont supporté une correction quelle qu’elle soit. Faute de ce soin, il s’exposerait à de fréquents ennuis et à laisser passer des absurdités dont un auteur non prévenu et sûr de son texte ne saurait s’expliquer la provenance. »

« En résumé, le travail du correcteur reste à peu près le même, qu’il s’agisse de composition mobile ou de composition linotypique ; les mêmes qualités seront donc exigées de ce travailleur, alors que là plus encore qu’ailleurs il devra se souvenir que, si avec une rareté plus évidente de coquilles il peut consacrer plus de soins et d’attention à la recherche du sens de la phrase et des erreurs de la copie, il ne saurait oublier que les fonctions de rédacteur et de correcteur sont deux fonctions bien distinctes[6]. »



  1. Si « l’Esprit chagrin » envisage ici exclusivement la lecture des journaux dont trop souvent le linotypiste entend se borner à exécuter les « corrections essentielles », c’est-à-dire indispensables, cette théorie peut à l’extrême rigueur être timidement soutenue ; mais nous pensons que la lecture des labeurs ne saurait comporter un tel dédain des rectifications indiquées, surtout de celles de… l’auteur.
  2. Le terme coquille est employé ici dans un sens général, englobant tous les genres d’erreurs que peut comporter la composition.
  3. D’après la brochure les Deux Cloches, p. 31-32.
  4. Exception faite, toutefois, pour la remarque relative à l’espacement (voir, plus loin, 2°, p. 397).
  5. D. Greffier, Annuaire de l’Imprimerie, 1903 (A. Muller, édit., Paris).
  6. D. Greffier, Annuaire de l’Imprimerie, 1903.