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Le Corsaire rouge/Chapitre XXIX

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 8p. 400-415).

CHAPITRE XXIX.


« Qu’ils m’achèvent et qu’ils vendent mes os. »
ShakspeareHenri V.


Le capitaine du Dard et son lieutenant encore distrait arrivèrent sur le gaillard d’arrière avant qu’aucun d’eux prît la parole. Le premier coup d’œil de Wilder fut pour chercher le vaisseau voisin, et son regard avait ce je ne sais quoi de vague et d’égaré qui semble annoncer une aliénation momentanée des facultés de l’esprit. Le navire Corsaire était encore en vue, montrant ses belles et admirables proportions. Mais au lieu d’être dans un état de repos, comme lorsqu’il l’avait quitté, les vergues de l’avant avaient été changées, et, le vent en gonflant les voiles, ce bâtiment majestueux commençait à se mouvoir sur les ondes, quoique avec lenteur. Il n’y avait pourtant dans ses manœuvres rien qui annonçât l’intention d’échapper à une poursuite. Au contraire, les voiles les plus hautes et les plus légères avaient été ferlées, et l’équipage s’occupait avec activité en ce moment à envoyer vers le pont les petits espars qui étaient absolument nécessaires pour étendre les voiles dont on aurait besoin pour faciliter la marche du navire. Wilder détourna les yeux de ce spectacle presque en frémissant, car il savait fort bien que ces préparatifs étaient ceux qu’ont coutume de faire des marins habiles, quand ils se préparent à un combat déterminé.

— Eh bien, dit Bignall d’un air mécontent, voilà votre courtisan ayant ses trois voiles de hunes déployées ainsi que celle de misaine, comme s’il avait déjà oublié qu’il doit dîner avec moi, et que son nom est à un bout de la liste des commandans, tandis que le mien est à l’autre ; mais je suppose que nous le verrons revenir en temps convenable, quand son appétit l’avertira que l’heure du dîner est arrivée. Il pourrait bien aussi arborer son pavillon en présence d’un officier qui a sur lui le rang d’ancienneté ; il ne dérogerait pas pour cela à sa noblesse. De par le ciel ! Harry Arche, il manie ses vergues à ravir ! Je vous garantis qu’il a sur son bord le fils de quelque brave homme qu’on lui a donné pour sévreuse sous la forme de premier lieutenant, et nous le verrons se donner de grands airs pendant tout le dîner, en nous disant : Comme mon vaisseau fait cette manœuvre ! — et. — Je ne souffre jamais cela sur mon bord. — N’est-ce pas cela ? Oui, oui, il a sous lui un excellent marin.

— Peu de personnes connaissent mieux notre profession que le capitaine de ce vaisseau, répondit Wilder.

— Comment diable ! vous lui avez donc donné quelques leçons sur ce sujet, monsieur Arche ? il a imité quelques-unes des manœuvres du Dard. Je pénètre un mystère aussi vite que tout autre.

— Je vous assure, capitaine Bignall, qu’on aurait grand tort de compter sur l’ignorance de cet homme extraordinaire.

— Oui, oui, je commence à deviner son caractère. Le jeune chien est un goguenard, il a voulu s’amuser aux dépens d’un marin de ce qu’il appelle la vieille école. Me trompé-je, monsieur ? Cette croisière n’est pas la première qu’il fait sur l’eau salée ?

— Il est presque l’enfant de la mer, car il y a passé plus de trente ans de sa vie.

— En cela, Harry Arche, il vous en a joliment revendu ; car il m’a dit lui-même qu’il n’aura que demain vingt-trois ans.

— Sur ma parole, monsieur il vous a trompé.

— J’en doute encore, monsieur Arche, c’est une tâche qu’il est plus aisé d’entreprendre que d’exécuter. Soixante-quatre ans ajoutent autant de poids à la tête d’un homme qu’à ses talons. Je puis avoir évalué trop bas les talens du jeune homme ; mais quant à son âge, je ne puis avoir fait une grande méprise. Mais où diable va-t-il donc ? A-t-il besoin d’aller demander une bavette à mylady sa mère pour venir dîner à bord d’un vaisseau de guerre ?

— Voyez ! il s’éloigne véritablement de nous ! s’écria Wilder avec une vivacité et un plaisir qui auraient donné des soupçons à un meilleur observateur que son commandant.

— Si je sais distinguer la poupe d’un navire de sa proue, ce que vous dites est vrai, répliqua le capitaine d’un ton un peu amer. Écoutez-moi, monsieur Arche, j’ai envie de donner à ce fat une leçon sur le respect qu’il doit à ses supérieurs, en lui faisant faire du chemin pour aiguiser son appétit. De par le ciel, je le ferai ! et dans ses premières dépêches, il pourra rendre compte en Angleterre de cette manœuvre. Garnissez les vergues d’arrière, messieurs, garnissez-les. Puisque cet honorable jeune homme veut s’amuser à faire une course sur mer, il ne peut trouver mauvais que d’autres soient de même humeur.

Le lieutenant de quart, à qui cet ordre était adressé, obéit sur-le-champ, et une minute après le Dard commençait aussi à marcher, mais dans une direction opposée à celle que prenait alors le Dauphin. Le vieillard était enchanté du parti qu’il avait pris, et il montrait combien il était content de lui-même par son air de triomphe et de gaîté. Il était trop occupé de la manœuvre qu’il venait d’ordonner pour revenir sur-le-champ au sujet qui l’occupait un instant auparavant ; et il ne songea à reprendre la conversation que lorsque les deux navires eurent laissé entre eux un espace d’eau assez considérable, chacun d’eux marchant constamment, quoique sans se presser, en sens opposé.

— Qu’il note cela sur son registre, monsieur Arche, s’écria le vieux marin irritable en revenant à l’endroit que Wilder n’avait pas quitté pendant tout ce temps ; quoique mon cuisinier n’ait pas grand goût pour une grenouille, il faut qu’on vienne le chercher, si l’on veut juger de ses talens. De par le ciel ! Harry ; il aura de la besogne s’il entreprend de nous rejoindre. — Mais comment se fait-il que vous vous soyez trouvé sur son vaisseau ? Vous ne m’avez encore rien dit de cette partie de votre croisière.

— J’ai fait naufrage, monsieur, depuis la dernière lettre que je vous ai écrite.

— Quoi ! Davy Jones[1] ! est-il enfin en possession du gentilhomme rouge ?

— Ce malheur est arrive à un bâtiment de Bristol, à bord duquel j’avais été placé comme une sorte de maître de prise. — Il continue bien certainement à marcher lentement vers le nord !

— Qu’il marche comme il voudra le jeune fat ! il en aura meilleur appétit pour souper. — Et ainsi vous avez été recueilli par le vaisseau de sa majesté l’Antilope. Oui, oui, je vois toute l’affaire. Donnez seulement à un vieux chien de mer sa route et une boussole, et il saura entrer dans le port pendant la nuit la plus obscure.

— Mais comment se fait-il que ce M. Howard ait affecté de ne pas connaître votre nom, monsieur, quand il l’a vu sur le rôle de mes officiers ?

— Ne pas le connaître ! A-t-il paru ne pas le connaître ? Peut-être…

— N’en dites pas plus ! mon brave Harry, n’en dites pas plus ! s’écria le commandant. J’ai éprouvé moi-même de semblables mortifications. Mais nous sommes au-dessus d’eux, monsieur, fort au-dessus d’eux et de leur impertinence. Personne ne doit rougir d’avoir gagné sa commission comme vous et moi nous l’avons fait pendant le calme et la tempête. Morbleu ! Harry, j’ai nourri une semaine entière un de ces champignons, et quand je l’ai rencontré dans les rues de Londres, je l’ai vu tourner la tête de l’autre côté pour regarder une église, de manière à faire croire à un homme simple qu’il savait pourquoi on l’avait bâtie. N’y pensez plus, Harry ; j’ai éprouvé leur insolence encore plus que vous, soyez-en bien sûr.

— Je n’étais connu sur ce vaisseau, ajouta Wilder en faisant un effort sur lui-même, que sous le nom que j’avais emprunté. Ces dames, compagnes de mon naufrage, ne m’en connaissent même pas d’autre.

— Ah ! c’était prudent ; et, après tout, ce jeune homme ne feignait donc point par orgueil de ne pas vous connaître. — Ah ! maître Fid, vous êtes le bien-venu de retour à bord du Dard.

— C’est ce que j’ai déjà pris la liberté de me dire moi-même, votre honneur, répondit le matelot occupé près des deux officiers d’une manière qui semblait attirer leur attention. C’est un excellent navire que celui que nous voyons là-bas, et il a un fameux commandant et un vigoureux équipage ; mais quant à moi, ayant une réputation à perdre, j’aime mieux faire voile sur un vaisseau qui peut montrer sa commission quand on la lui demande convenablement.

Wilder rougit et pâlit successivement, comme on voit, dans la soirée, le firmament s’orner de couleurs qui changent de nuance à chaque instant, et ses yeux se tournèrent de tous côtés, à l’exception de celui où il aurait rencontré les regards étonnés de son vieil ami.

— Je ne suis pas sur de bien comprendre ce que veut dire ce drôle, monsieur Arche, dit le capitaine. Tout officier, depuis le capitaine jusqu’au contre-maître, sur les flottes du roi, c’est-à-dire tout homme de bon sens, porte avec lui la commission qui l’autorise à agir sur mer, sans quoi il pourrait se trouver dans une position aussi embarrassante que celle d’un pirate.

— C’est justement ce que je disais, monsieur, reprit Fid ; mais votre honneur a été à l’école et a plus d’expérience, et c’est ce qui fait que vous avez une meilleure cargaison de paroles. Guinée et moi nous avons souvent raisonné à ce sujet, et cela nous a fait faire plus d’une fois des réflexions sérieuses, capitaine Bignall. Supposez, disais-je au noiraud, qu’un des croiseurs de sa majesté vînt à rencontrer ce vaisseau, et qu’on en vînt à une canonnade, disais-je, que pourraient faire deux hommes comme nous dans une pareille aubaine ? — Eh bien ! dit le nègre, nous servir nos canons à côté de maître Harry, dit-il ; et je n’eus rien à opposer à cela ; mais, sauf son respect et celui de votre honneur, je pris la liberté d’ajouter que, dans ma pauvre opinion, il serait beaucoup plus agréable d’être tué à bord d’un vaisseau du roi que sur le pont d’un boucanier.

— D’un boucanier ! répéta le commandant en ouvrant en même temps les yeux et la bouche.

— Capitaine Bignall, dit Wilder, je puis avoir commis une faute qui n’admet pas de pardon, en gardant si long-temps le silence ; mais quand vous entendrez mon récit, vous y trouverez quelques incidens qui seront mon excuse. Le navire que vous voyez est celui du fameux Corsaire Rouge. Écoutez-moi, je vous en conjure par toutes les bontés que vous avez eues pour moi si long-temps, et vous me blâmerez ensuite si vous le jugez à propos.

Les paroles de Wilder, jointes à son air mâle et sérieux, retinrent le sentiment d’indignation qui s’élevait dans l’âme du vétéran irritable. Il écouta gravement et avec attention le récit que son lieutenant se hâta de lui faire avec autant de précision que de clarté, et avant que celui-ci eût fini de parler, il était plus d’à moitié dans les sentimens de gratitude et certainement de générosité qui avaient inspiré au jeune marin tant de répugnance à faire connaître le véritable caractère d’un homme qui en avait agi si loyalement avec lui. Quelques exclamations de surprise interrompirent de temps en temps la narration ; mais au total Bignall réprima son impatience d’une manière très remarquable pour un homme de son caractère.

— Cela est vraiment merveilleux ! s’écria-t-il quand Wilder eut fini son histoire ; et c’est bien dommage qu’un si grand homme soit un si grand coquin. Mais malgré tout cela, Harry, nous ne pouvons souffrir qu’il nous échappe ; notre loyauté et notre religion nous le défendent. Il faut virer de bord et lui donner la chasse ; et si de belles paroles ne peuvent le mettre à la raison, je ne vois d’autre remède que d’en venir aux coups.

— Je crois que nous ne ferons en cela que notre devoir, monsieur, dit le jeune homme en soupirant.

— C’est un cas de conscience. Et ainsi le jeune bavard, qu’il m’a envoyé n’est pas capitaine, après tout. Cependant il avait l’air et les manières d’un gentilhomme ; il est impossible de me tromper à cet égard. Je réponds que c’est quelque jeune réprouvé de bonne famille ; sans quoi il n’aurait jamais pu si bien jouer la fatuité. Il faut tâcher de garder le secret sur son nom, monsieur Arche, afin de ne pas déshonorer sa famille. Nos colonnes aristocratiques, quoique un peu dégradées et détériorées, sont pourtant les piliers du trône, et il ne nous convient pas de permettre à des yeux vulgaires de s’apercevoir de leur peu de solidité.

— L’individu qui est venu sur le Dard était le Corsaire lui-même.

— Quoi ! le Corsaire Rouge sur mon bord et en ma propre présence ! s’écria le vieux marin avec une sorte d’honnête horreur. — Vous voulez, monsieur, vous jouer de ma crédulité.

— J’oublierais toutes les obligations que je vous ai, si je pouvais me permettre une telle hardiesse. Je vous proteste solennellement que c’était le Corsaire en personne.

— Cela est inconcevable, extraordinaire, miraculeux ! son déguisement était parfait, j’en dois convenir, puisqu’il a pu tromper un si bon physionomiste. Je n’ai pas vu ses grosses moustaches, monsieur ; je n’ai pas entendu sa voix brutale ; je n’ai aperçu en lui aucune de ces difformités monstrueuses qui le rendent remarquable, comme on le dit généralement.

— C’est que ce ne sont que des embellissemens ajoutés à son histoire par des bruits populaires, monsieur. En fait de vices, je crains que les plus grands et les plus dangereux soient souvent cachés sous l’extérieur le plus agréable.

— Mais ce n’est pas même un homme de grande taille, monsieur.

— Son corps n’est pas grand, mais il renferme l’âme d’un géant.

— Et croyez-vous ; monsieur Arche, que ce navire soit celui avec lequel nous avons eu une affaire dans l’équinoxe de mars ?

— J’en suis certain.

— Écoutez, Harry, par égard pour vous j’agirai généreusement envers le coquin. Il m’a échappé une fois, grâce à la chute de mon mât de hune et du mauvais temps, mais nous avons aujourd’hui une belle mer et une bonne brise sur laquelle on peut compter. Le vaisseau est donc à moi dès que je le voudrai, car il ne paraît pas avoir une intention sérieuse de fuir.

— Je crains qu’il ne l’ait pas, dit Wilder trahissant ses désirs par ses paroles, sans s’en apercevoir.

— Il ne peut nous combattre avec le moindre espoir de succès, et, comme il paraît être un personnage tout différent de ce que je le supposais, nous essaierons ce que pourra faire une négociation. Vous chargerez-vous de lui porter mes propositions ? Cependant il pourrait se repentir de sa générosité, et alors vous seriez exposé.

— Je garantis sa bonne foi, s’écria Wilder avec vivacité. Faites tirer un coup de canon sous le vent. Songez, monsieur, que tous nos signaux doivent être pacifiques. Faites arborer sur le grand mât un pavillon parlementaire, et je m’exposerai à tous les dangers pour le rendre à la société.

— De par le ciel ! ce serait du moins agir en chrétien, dit le commandant après un moment de réflexion ; et, quoique notre succès puisse nous faire perdre les honneurs de la chevalerie en ce monde, nous n’en obtiendrons peut-être qu’une meilleure cabine là-haut.

Dès que le capitaine du Dard, qui avait le cœur excellent, quoique la tête un peu fantasque, et son lieutenant Henry Arche furent décidés à cette mesure, tous deux s’occupèrent sérieusement des moyens d’en assurer le succès. Le gouvernail du vaisseau fut mis sous le vent, et, tandis que sa proue tournait pour prendre le vent, une nappe de flamme sortit du sabord d’avant, envoyant à travers les ondes l’avis pacifique d’usage, que ceux qui gouvernaient les mouvemens du vaisseau désiraient se mettre en communication avec les maîtres de celui qui était en vue. Au même instant un petit pavillon blanc fut déployé au haut de tous les mâts, et le pavillon de l’Angleterre fut abaissé du pic. Une demi-minute d’inquiétude profonde succéda à ces signaux dans le cœur de ceux qui les avaient ordonnés ; leur incertitude ne dura pourtant pas long-temps. Le vent poussa en avant un nuage de fumée partant du navire du Corsaire, et le bruit de l’explosion du coup de canon qui répondait au leur arriva sourdement à leurs oreilles. On vit flotter un pavillon semblable au leur, comme une colombe étendant ses ailes tout en haut de ses mâts ; mais nul emblème d’aucune espèce ne faisait voir les couleurs qui annoncent ordinairement à quelle nation appartient un croiseur.

— Le drôle est assez modeste pour ne pas arborer de pavillon en notre présence, dit Bignall faisant remarquer cette circonstance à son compagnon comme étant d’un augure favorable à leur succès. Nous avancerons vers lui jusqu’à ce que nous soyons à une distance raisonnable, et alors vous prendrez la chaloupe.

En conséquence de cette détermination, le Dard vira de bord, et l’on déploya plusieurs voiles pour en accélérer la marche. Quand on fut à demi-portée de canon, Wilder représenta à son officier supérieur qu’il était convenable de ne pas avancer davantage pour éviter toute apparence d’hostilité. On mit en mer une chaloupe à l’instant même, on y fit descendre des rameurs, on plaça un pavillon parlementaire sur la proue, et l’on vint annoncer que tout était prêt pour recevoir le porteur du message.

— Vous pouvez lui montrer cet état de nos forces, monsieur Arche ; comme c’est un homme raisonnable, il reconnaîtra l’avantage que nous avons sur lui, dit le capitaine après avoir épuisé ses instructions multipliées et plusieurs fois répétées. Je crois que vous pouvez aller jusqu’à lui promettre amnistie pour le passé, pourvu qu’il accepte mes conditions ; mais, dans tous les cas, vous lui direz que toute mon influence sera employée pour obtenir un plein pardon, au moins pour lui. Que Dieu vous protége ! Harry. — Ayez soin de ne lui rien dire des avaries que nous avons essuyées dans notre affaire de mars dernier, car… oui… le vent de l’équinoxe était furieux à cette époque. Adieu ; puissiez-vous réussir !

La chaloupe s’éloigna du vaisseau comme il finissait de parler, et, au bout de quelques instans, Wilder était hors de portée de recevoir de nouveaux avis. Notre aventurier eut assez de temps pour réfléchir à la situation extraordinaire dans laquelle il se trouvait, pendant le trajet qu’il avait à faire pour arriver à l’autre navire. Une ou deux fois son esprit fut agité d’un léger mouvement d’inquiétude et de méfiance, et il ne savait trop si la démarche qu’il faisait était bien prudente ; mais le souvenir de l’élévation d’âme de l’homme entre les mains duquel il allait se confier, se présenta toujours à lui assez à temps pour empêcher ses appréhensions de prendre le dessus.

Malgré sa position délicate, cet intérêt, marque caractéristique de sa profession, et qui s’endort rarement dans le cœur d’un vrai marin, se trouva encore plus fortement stimulé à mesure qu’il approchait du vaisseau du Corsaire. La symétrie parfaite de tous ses agrès, les mouvemens gracieux du navire, qui suivait comme un oiseau de mer les longues et régulières ondulations des vagues ; ses grands mâts s’inclinant avec grâce, et se dessinant sur l’azur du firmament entrelacés par une multitude de cordages compliqués, n’échappèrent pas à des yeux qui savaient apprécier l’ordre et l’ensemble d’un vaisseau aussi bien qu’en admirer la beauté. Il existe un goût exquis et parfait que le marin prend en étudiant une machine dont il n’est personne qui ne fasse l’éloge, et on pourrait le comparer au tact que l’artiste acquiert en contemplant de près et long-temps les plus beaux monumens de l’antiquité. Ce goût lui apprend à découvrir ces imperfections que des yeux moins instruits ne pourraient apercevoir, et il ajoute au plaisir avec lequel on regarde un vaisseau en mer, en plaçant les jouissances de l’esprit sur le même niveau que celles des sens. Ce charme puissant, incompréhensible pour l’habitant des terres, forme le lien secret qui attache si étroitement le marin à son navire ; qui le porte souvent à en estimer les qualités, comme on apprécie les vertus d’un ami, et qui le rend presque aussi amoureux des belles proportions de son vaisseau que de celles de sa maîtresse. Les hommes d’une autre profession peuvent accorder leur admiration à différents objets, mais jamais elle ne peut approcher de l’affection que le marin conçoit avec le temps pour son vaisseau. C’est son domicile, le sujet d’un intérêt constant et quelquefois pénible, son tabernacle, et souvent la source de son orgueil et de son triomphe. Suivant que son navire trompe ou satisfait son attente dans sa marche ou dans le combat, au milieu des écueils ou des ouragans, il lui attribue des qualités ou des défauts qui, dans le fait, proviennent plus souvent de la science ou de l’incapacité de ceux qui le gouvernent, que des matériaux dont il est formé et de leur assemblage. En un mot, c’est le vaisseau lui-même qui, aux yeux d’un marin, emporte les lauriers du triomphe, ou est chargé de l’ignominie de la défaite ; et lorsque le contraire arrive, ce résultat n’est regardé que comme un hasard extraordinaire, une exception rare qui ne prouve rien contre la règle générale.

Sans être aussi profondément imbu de cette crédulité superstitieuse que les subalternes de sa profession, Wilder était vivement pénétré de tous les sentiments habituels au marin. Il les éprouvait tellement en cette occasion, qu’il oublia un moment la nature critique de sa mission, lorsqu’il se trouva à portée de mieux voir un navire qui pouvait avec justice passer pour une des merveilles de l’océan.

— Laissez vos rames en repos, camarades, dit-il aux matelots, laissez-les en repos. — Dites-moi, maître Fid, avez-vous jamais vu des mâts plus magnifiquement alignées, des voiles arrangées avec plus d’élégance et de propreté ?

Fid, qui tenait la rame d’avant sur la pinasse, tourna la tête sur son épaule, et poussant contre une de ses joues une chique de tabac qui semblait une bourre placée à côté d’un canon, il ne se fit pas presser pour répondre dans une occasion où on lui demandait si directement son avis.

— Peu m’importe qui l’entendra, dit-il, car, que les mains qui y travaillent soient celles d’honnêtes gens ou de coquins, je n’avais pas été cinq minutes sur le gaillard d’avant du Dard, que je dis à mes camarades qu’ils pourraient passer un mois à Spithead sans avoir des voiles si légères et si faciles à manier que celles de ce voltigeur. Ses haubans et ses étais sont aussi minces que la taille de Nell Dale quand les cordages de son corset ont été bien serrés, et toutes ses poulies, placées juste à la distance convenable les unes des autres, sont comme les yeux de la chère enfant sur un visage qui fait plaisir à voir. Ce garant que vous voyez là a été posé par la main d’un certain Richard Fid, et la moque du grand étai est l’ouvrage de Guinée que voici, et, considérant que c’est un nègre, je dis qu’on ne peut rien désirer de mieux.

— C’est un bâtiment magnifique dans toutes ses parties, dit Wilder en reprenant longuement haleine. Mais allons, ramez, camarades, ramez ; croyez-vous que je sois venu ici pour sonder la profondeur de l’océan ?

Les rameurs se hâtèrent de se remettre à leur tâche à la voix pressante de leur commandant, et une minute après, la chaloupe était à côté du vaisseau. Les regards farouches et menaçans que Wilder rencontra, dès qu’il eut mis le pied sur le pont, furent cause qu’il s’arrêta un instant ; mais la présence du Corsaire lui-même, debout sur le gaillard d’arrière, avec l’air imposant d’autorité qui lui était particulier, l’encouragea à continuer sa marche, après un instant d’hésitation qui fut trop court pour être remarqué. Il allait ouvrir la bouche, quand un signe du Corsaire le décida à garder le silence jusqu’à ce qu’ils fussent tous deux descendus dans la cabine.

— Il court des soupçons parmi mes gens, monsieur Arche, dit le Corsaire, quand ils y furent arrivés, en appuyant d’une manière marquée sur le nom qu’il lui donnait. Ces soupçons se propagent parmi eux, quoiqu’ils sachent à peine encore ce qu’ils doivent croire. Les manœuvres de nos deux vaisseaux n’ont pas été telles qu’ils ont coutume d’en voir ; et les voix ne manquent pas pour chuchoter aux oreilles des autres des choses qui ne sont pas favorables à vos intérêts. Vous avez eu tort, monsieur, de vous remontrer ici.

— J’y suis venu par ordre de mon commandant, et sous la protection d’un pavillon parlementaire.

— Nous ne sommes pas très forts en raisonnemens sur les distinctions légales du monde, et nous pourrions nous méprendre sur les privilèges du nouveau caractère sous lequel vous arrivez. Mais, ajouta-t-il sur-le-champ avec un air de dignité, si vous êtes porteur d’un message, je puis présumer qu’il est pour moi ?

— Et pour nul autre. — Nous-ne sommes pas seuls, capitaine Heidegger.

— Ne faites pas attention à cet enfant ; il est sourd quand je le veux.

— Je désirais ne communiquer qu’à vous seul les offres que j’ai à vous faire.

— Je vous dis que Roderick n’a pas plus d’oreilles que ce mât, répliqua le Corsaire avec calme, mais d’un ton décidé.

— Il faut donc que je parle à tout risque. Le commandant de ce vaisseau, porteur d’une commission de sa majesté George II, notre maître, m’a ordonné de soumettre à vos réflexions les propositions suivantes : sous la condition que vous lui rendrez ce navire avec tous ses approvisionnemens, toute son artillerie et toutes ses munitions, sans en rien avarier, il se contentera de prendre en otages dix hommes de votre équipage, tirés au sort, vous et un de vos officiers ; il recevra les autres au service de sa majesté, ou leur permettra de se disperser pour se livrer à quelque occupation plus honorable, et, comme le prouve l’événement, moins dangereuse.

— C’est une générosité de prince ! Je devrais m’agenouiller et baiser la terre devant celui dont la bouche prononce de telles paroles de merci !

— Je ne fais que répéter celles de mon officier supérieur. Quant à vous personnellement, il promet en outre d’employer tout son crédit pour vous obtenir un plein pardon, à condition que vous abandonnerez la mer, et que vous renoncerez pour toujours au nom d’Anglais.

— Cette dernière condition est facile à remplir ; mais puis-je savoir pour quelle raison il montre tant d’indulgence pour un homme dont le nom a été proscrit depuis si longtemps ?

— Le capitaine Bignall a appris la manière généreuse avec laquelle vous avez traité un de ses officiers, et la délicatesse de vos procédés à l’égard de la veuve et de la fille de deux de ses anciens frères d’armes ; et il convient que le bruit public n’a pas rendu justice complète à votre caractère.

Un effort presque surnaturel arrêta le sourire de triomphe qui cherchait à paraître sur les traits du Corsaire. Il réussit pourtant à conserver une physionomie calme et imperturbable.

— Il a été trompé, monsieur, dit-il avec froideur, comme s’il eût voulu encourager Wilder à continuer.

— Il est très disposé à en convenir. La connaissance de cette erreur générale, donnée aux autorités compétentes, aura du poids pour vous obtenir l’amnistie qu’il vous promet pour le passé, et, comme il l’espère, pour vous ouvrir une perspective plus brillante dans l’avenir.

— Et n’a-t-il à faire valoir d’autre motif que son bon plaisir, pour que je me décide à changer si complètement toutes mes habitudes ; pour que j’abandonne un élément qui m’est devenu aussi nécessaire que l’air que je respire ; et surtout pour que je renonce au privilège si vanté de porter le nom d’Anglais ?

— Il y en a d’autres. Ce tableau de ses forces, que vous êtes libre d’examiner de vos propres yeux, si vous le désirez, doit vous convaincre que toute résistance serait inutile, et vous déterminera, à ce qu’il croit, à accepter ses offres.

— Et quelle est votre opinion ? demanda le Corsaire avec un sourire expressif, et avec une emphase bien marquée, en avançant la main pour prendre la pièce qui lui était offerte. Mais pardon, ajouta-t-il à la hâte, en prenant l’air de gravité qu’il remarquait en son compagnon, je vous parle avec légèreté, quand le moment exige le plus grand sérieux.

L’œil du Corsaire parcourut rapidement le papier qu’il tenait en main, s’arrêtant deux ou trois fois, en donnant un léger signe d’intérêt, sur quelques endroits particuliers qui semblaient mériter plus d’attention.

— Vous reconnaissez notre supériorité de forces ; vous la trouvez telle que je vous avais déjà donné lieu de la croire ? demanda Wilder, quand son compagnon eut fini sa lecture.

— J’en conviens.

— Et puis-je maintenant vous demander votre réponse aux propositions du capitaine Bignall ?

— Dites-moi d’abord ce que me conseille votre propre cœur. Ces propositions ne sont que le langage d’un autre.

— Capitaine Heidegger, répondit Wilder en rougissant, je ne chercherai pas à vous cacher que, si ce message n’eût dépendu que de moi, il aurait pu être conçu en termes différens. Mais, en homme qui conserve profondément le souvenir de votre générosité ; en homme qui ne voudrait pas porter même un ennemi à commettre un acte déshonorant, je vous presse fortement d’accepter les conditions qui vous sont offertes. Vous me pardonnerez si je vous dis que, par suite des relations que j’ai eues avec vous, j’ai lieu de croire que vous vous apercevez déjà que ni la réputation que vous pouviez désirer d’acquérir, ni le contentement qui est le but des souhaits de tous les hommes, ne peuvent se trouver dans la carrière que vous suivez.

— Je n’avais pas cru avoir sur mon bord, en monsieur Wilder, un casuiste aussi profond. — N’avez-vous rien de plus à me dire ?

— Rien, répondit l’envoyé du Dard avec un accent de tristesse et de désappointement.

— Si, si, il a encore quelque chose à vous dire, s’écria une voix basse, mais pleine de ferveur, à côté du Corsaire, et qui laissait échapper ces paroles plutôt qu’elle ne les prononçait ; il ne vous a pas encore dit la moitié de ce qu’il doit vous dire, ou il a cruellement oublié une mission sacrée.

— Cet enfant rêve souvent tout éveillé, dit le Corsaire en souriant d’un air inquiet et égaré. Il donne quelquefois une forme à ses pensées insignifiantes, en les revêtant de paroles.

— Mes pensées ne sont pas insignifiantes, reprit Roderick d’une voix plus haute et d’un ton beaucoup plus hardi. Si vous prenez intérêt à sa paix et à son bonheur, monsieur Wilder, ne le quittez pas encore. Parlez-lui de son nom illustre et honorable, de sa jeunesse, de cet être doux et vertueux qu’il aima si passionnément autrefois, et dont il chérit même encore à présent la mémoire. Parlez-lui de tout cela comme vous êtes en état de parler, et je vous réponds sur ma vie qu’il n’aura ni l’oreille sourde, ni le cœur endurci.

— Cet enfant est fou.

— Je ne suis pas fou, ou, si je le suis, je le suis devenu par suite des crimes ou des dangers de ceux que j’aime. — Ô monsieur Wilder, ne le quittez pas ! Depuis que vous êtes venu parmi nous, il ressemble plus qu’auparavant à ce que je sais qu’il était autrefois. Reprenez ce tableau de vos forces ; vous avez fait une faute en le lui montrant ; les menaces ne servent qu’à l’endurcir : donnez-lui des avis comme ami, mais n’attendez rien de lui comme ministre de vengeance. Vous ne connaissez pas son caractère terrible, ou vous n’essaieriez pas d’arrêter un torrent. — Allons, allons, parlez-lui !

— Voyez ! son œil commence déjà à devenir plus doux.

— C’est de pitié de voir comme ta raison s’égare, Roderick.

— Si elle ne s’était jamais égarée plus qu’en ce moment, Walter, il ne faudrait pas un tiers pour parler entre vous et moi ; vous feriez plus d’attention à mes paroles, et ma voix serait assez forte pour se faire entendre. — Pourquoi êtes-vous muet, monsieur Wilder ? Un seul mot heureux pourrait le sauver en ce moment.

— Wilder, cet enfant s’est laissé effrayer par le nombre de vos canons et de votre équipage ; il craint le courroux de votre maître royal. Donnez-lui une place dans votre chaloupe, et recommandez-le à la merci de votre capitaine.

— Non, s’écria Roderick, je ne vous quitterai pas ; je ne veux ni ne puis vous quitter. Que me reste-t-il en ce monde, si ce n’est vous ?

— Oui, continua le Corsaire dont l’air de calme forcé avait fait place à une expression de mélancolie et de réflexion profonde ; ce sera le meilleur parti. Prenez ce sac d’or, Wilder, et recommandez ce jeune homme aux soins de cette femme admirable qui veille déjà sur un être à peine moins faible, quoique peut-être moins…

— Coupable, s’écria Roderick ; prononcez ce mot hardiment, Walter ; je sais que j’ai mérité cette épithète, et je saurai l’entendre. — Voyez, ajouta-t-il en prenant le sac pesant qui avait été placé devant Wilder, et en le levant au-dessus de sa tête avec un air de dédain, je puis jeter cet or avec mépris, mais le lien qui m’attache à vous ne sera jamais rompu.

En parlant ainsi, Roderick s’approcha d’une fenêtre de la cabine qui était ouverte ; on entendit le bruit d’un corps pesant tombant dans la mer, et un trésor assez considérable pour satisfaire des désirs modérés fut à jamais perdu pour les êtres qui lui avaient assigné sa valeur. Le lieutenant du Dard se tourna à la hâte vers le Corsaire pour tâcher de désarmer sa colère, mais il ne vit sur les traits de ce chef de pirates aucune autre émotion que celle d’une pitié qui se laissait apercevoir à travers un sourire calme et imperturbable.

— Roderick serait un trésorier peu sûr, dit-il ; cependant il n’est pas trop tard pour le rendre à ses amis. La perte de l’or peut se réparer ; mais s’il arrivait quelque accident sérieux à ce jeune homme, je ne retrouverais jamais ma tranquillité d’esprit.

— Gardez-le donc près de vous, murmura Roderick dont la véhémence paraissait être épuisée. Partez, monsieur Wilder ! partez ! Un plus long séjour serait sans utilité.

— Je le crains, répondit notre aventurier qui, pendant le dialogue qui précède, n’avait pas cessé d’avoir les yeux fixés avec commisération sur la physionomie du jeune homme ; je le crains beaucoup. — Puisque je suis venu ici comme messager d’un autre, capitaine Heidegger, c’est à vous à me dicter la réponse que je dois faire aux propositions que je vous ai transmises.

Le Corsaire le prit par le bras et le conduisit dans une position d’où ils pouvaient voir tout l’extérieur du navire. Lui montrant alors ses mâts, et lui faisant remarquer le peu de voiles qui étaient déployées, il se borna à lui dire : — Monsieur, vous êtes marin, et cette vue doit suffire pour vous faire juger de mes intentions. Je ne chercherai, ni n’éviterai votre croiseur si vanté du roi George.


  1. L’Esprit de la mer, — Neptune. — Expression badine des marins anglais. — Éd.