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Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/I/XXXVII

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette et Cie (1p. 384-397).

CHAPITRE XXXIV

LE DOIGT DE DIEU.


Cependant la fatigue et la souffrance accablaient le gambusino. Comme il était d’impérieuse nécessité de ne pas lui faire connaître la situation du val d’Or, et de ne pas lui en révéler même l’existence, Bois-Rosé et Pepe, d’un commun accord, résolurent, maintenant qu’il était en sûreté, de l’abandonner pour quelques heures, et d’employer ce temps à prendre connaissance des lieux décrits à Fabian par sa mère adoptive.

« Écoutez, mon garçon, dit Bois-Rosé à Gayferos, nous vous avons donné, sans que vous vous en doutiez, assez de preuves d’affection et de dévouement pour que nous puissions vous laisser ici une demi-journée, peut-être même un jour entier. Nous avons quelques affaires à terminer qui exigent trois hommes résolus. Si ce soir ou demain matin nous sommes encore de ce monde, vous nous verrez revenir à vous ; sinon… vous concevez, ce ne sera pas de notre faute. En attendant, voici de l’eau, de la viande sèche, et, avec ces provisions, vingt-quatre heures seront bientôt passées. »

Ce ne fut pas sans peine, comme on le pense bien, que le pauvre mutilé consentit à cette séparation : cependant, rassuré par une nouvelle et solennelle promesse des généreux chasseurs à qui il devait tant, il se résigna à les laisser partir.

« J’ai une dernière recommandation à vous faire avant de vous quitter, dit le vieux chasseur. Si le hasard amenait par ici les compagnons dont vous avez été si malheureusement séparé, j’exige, dans le cas où le service que nous vous avons rendu serait de quelque prix à vos yeux, que, sur le salut de votre âme, vous ne révéliez à aucun d’eux notre présence en ces lieux. Quant à la vôtre, vous la justifierez comme bon vous semblera. »

Gayferos promit de se conformer aux exigences du chasseur, et les trois amis s’éloignèrent d’un pas rapide.

À la veille de voir combler un de ses plus ardents désirs, quoi qu’il en pût arriver, c’est-à-dire celui d’enrichir l’enfant de son affection, d’ajouter à la fortune future de Fabian d’immenses trésors, Bois-Rosé semblait oublier, dans l’ardeur de son dévouement, que la conquête du val d’Or allait élever une barrière de plus entre Fabian et lui.

Pepe, prêt à réparer autant qu’il était en son pouvoir le mal involontaire qu’il avait causé à la famille des Mediana, marchait heureux aussi, d’un pas élastique et la conscience allégée. Fabian seul semblait échapper à cette influence de bonheur, et, au bout d’un quart d’heure de route, il arrêta ses compagnons sous prétexte qu’il avait besoin d’un instant de repos. Tous trois s’assirent sur un monticule du haut duquel ils pouvaient dominer tout le paysage désolé qui les entourait.

« Eh quoi ! don Fabian, dit Pepe d’un ton de joyeux reproche en montrant du doigt la masse encore indistincte des Collines-Brumeuses, le voisinage de ces lieux si fertiles en or ne devrait-il pas donner à vos jarrets une vigueur nouvelle ?

— Non, répondit Fabian, car je ne ferai point un pas de plus dans cette direction avant le lever du soleil.

— Ah ! interrompit brusquement le Canadien, et en répondant au geste d’étonnement de Pepe et à sa propre surprise, voilà du nouveau ; et pourquoi cela, s’il vous plaît ?

— Pourquoi ? parce que c’est ici un lieu maudit ; un lieu où celui qu’avant vous j’aimais comme un père a été assassiné ; parce que mille dangers vous y environnent, et que je ne vous ai que trop exposés déjà en vous faisant épouser ma cause.

— Quels sont donc ces dangers que nous ne saurions braver à nous trois ? Seraient-ils plus grands, par hasard, que celui auquel nous venons d’échapper ? Et s’il nous plaît, à Pepe et à moi, de les courir pour vous ? répondit le Canadien.

— Ces dangers sont de tous les genres, reprit Fabian ; pourquoi se faire illusion plus longtemps ? Tout ne prouve-t-il pas, dans la marche directe imprimée à l’expédition, que don Antonio de Mediana connaît comme moi l’existence du val d’Or ? Le guide qui conduit l’expédition marche à coup sûr, j’en ai aujourd’hui la certitude.

— Eh bien, demanda Bois-Rosé, que concluez-vous de tout ceci ?

— Que trois hommes, répondit Fabian, ne sauraient lutter contre soixante.

— Écoutez, mon enfant, répliqua le Canadien avec quelque impatience, c’était avant de nous engager dans cette entreprise qu’il fallait faire des réflexions ; aujourd’hui elles sont trop tardives ; et pourquoi ne pensez-vous plus aujourd’hui comme hier ?

— Parce qu’hier encore la passion m’égarait ; parce que la réflexion a remplacé l’ardeur qui me poussait ; parce qu’enfin je n’espère plus… ce que j’espérais hier. »

Les passions contradictoires qui agitaient son cœur ne permettaient pas à Fabian d’expliquer plus clairement au Canadien le flux et le reflux de ses volontés.

« Fabian ! dit solennellement le Canadien, vous avez à remplir un saint et terrible devoir, et le devoir n’admet pas de transaction ; puis, qui vous dit que l’expédition commandée par don Antonio suit la même direction que nous ? Mais, la suivît-elle, tant mieux, le meurtrier de votre mère tombera dès lors entre nos mains.

— Le guide chargé de conduire les chercheurs d’or, répliqua Fabian, qui, par suite de son noble sacrifice, chercha à cacher à Bois-Rosé ses véritables sentiments, ne saurait être que ce misérable Cuchillo. Ne vous ai-je pas montré la trace de son cheval souvent isolée de celle de ses autres compagnons ? Or, si je ne me trompe, le val aux sables d’or doit être connu de lui ; en tous cas, nous devons attendre, quoi qu’il en coûte à votre impatience, le retour du soleil avant de nous engager en aveugles dans un pays que nous ne connaissons pas, et dans lequel ces aventuriers affamés de richesses peuvent être des ennemis aussi à redouter que les Indiens eux-mêmes. N’est-ce pas votre avis, Pepe ?

— Pendant presque toutes les heures de la nuit, le vent a apporté jusqu’à nos oreilles, répondit l’ex-carabinier, le bruit d’une fusillade qui prouve que le gros de la troupe a dû être aux prises avec les Indiens ; il n’est pas probable que personne ait pu prendre l’avance sur nous ; je dois donc dire en toute franchise que mon avis s’écarte du vôtre, et que mon opinion est de gagner sans perte de temps un endroit quelconque de ces montagnes où nous puissions engager une dernière et inévitable lutte contre nos ennemis avec quelque espoir de succès.

— C’est cette lutte inégale que je veux éviter, reprit Fabian avec chaleur. Tant que j’ai pu espérer rejoindre, avant d’arriver au préside de Tubac, ceux que la Providence, par un hasard miraculeux, avait signalés à ma vengeance, et les attaquer trois contre cinq, je les ai poursuivis sans réflexion ; tant que j’ai pu croire que je m’étais trompé, et que cette expédition s’engageait comme toutes les précédentes dans ces mêmes déserts, sans autre but, quoi qu’on m’en eût dit, que celui de découvrir quelque placer inconnu, j’ai suivi sa marche pas à pas ; mais qu’est-il arrivé ? Après quatre jours pendant lesquels nous avons pris une direction différente, ne retrouvons-nous pas cette nuit même don Estévan et ses hommes près des Collines-Brumeuses ? Leur but est donc le même que le nôtre. Trois hommes ne peuvent lutter contre soixante ; alors, à Dieu ne plaise que dans l’intérêt de ma vengeance ou dans des vues de cupidité personnelle, je veuille sacrifier deux généreux amis dont la vie m’est plus précieuse que la mienne.

— Enfant ! dit le Canadien, qui ne voit pas que chacun est ici pour soi, et que cependant ces trois intérêts n’en font qu’un seul. Deux jours avant que, pour la seconde fois, Dieu vous eût poussé dans mes bras, ne poursuivions-nous pas déjà l’homme qui ruinait alors vos espérances comme il avait jadis tué votre mère et volé votre nom ? Depuis dix ans Pepe et moi ne faisons qu’un ; nos ennemis ont été les mêmes, les amis de l’un ont été les amis de l’autre, et vous êtes le fils de Pepe parce que vous êtes le mien ; Fabian, mon enfant, grâces soient rendues à Dieu qui veut bien qu’en servant, lui et moi, la même cause, nous servions aussi la vôtre. Quoi qu’il arrive, nous ne ferons point un pas en arrière.

— Et puis, reprit l’ex-carabinier, comptez-vous pour rien, seigneur don Fabian, des monceaux d’or à récolter, toute une vie d’abondance pour un péril imaginaire ? car, je le répète, nous devons arriver les premiers au val d’Or, et un jour, une heure d’avance, peuvent nous enrichir à jamais ; vous voyez donc bien que nous ne sommes, au contraire, que d’indignes égoïstes, et que c’est nous qui risquons de vous sacrifier à notre intérêt personnel.

— Pepe a raison, ajouta le vieux chasseur, nous voulons de l’or, beaucoup d’or !

— Et qu’en feriez-vous de cet or ? demanda en souriant Fabian.

— Ce que j’en ferais ! s’écria Bois-Rosé en touchant du coude l’ex-carabinier, l’enfant demande ce que j’en ferais !

— Oui, j’insiste pour le savoir.

— Ce que j’en ferais ! reprit l’honnête Canadien que cette question n’embarrassait pas médiocrement, j’en ferais… parbleu ! j’en ferais… une foule de choses… et quand je ne l’emploierais, je vous prie, qu’à faire mettre à ma carabine un canon tout en or ! » ajouta-t-il d’un air triomphant.

Fabian ne put s’empêcher de hausser les épaules en souriant encore.

« Vous riez, reprit Bois-Rosé en s’animant, pensez-vous donc qu’en achevant un Apache, un Sioux ou un Pawnie d’un coup de couteau, il ne serait pas excessivement flatteur de pouvoir lui dire : Chien, la balle qui t’a cassé la tête sort d’un canon d’or massif. Allez, mon enfant, peu de chasseurs de castors pourraient en dire autant !

— J’en conviens, répondit Fabian. Puis il ajouta sérieusement : Non, mes amis, don Estévan échappe à ma vengeance, grâce aux soldats dont il est entouré ; ce placer que j’avais cru m’appartenir m’échappe également ; que m’importe ! n’ai-je pas encore, au cas où l’ambition s’emparerait de moi, le nom et la fortune de mes pères à revendiquer ? N’y a-t-il pas en Espagne des tribunaux qui rendent à tous une justice égale ? Dieu fera le reste ; mais je ne veux pas exposer follement deux nobles existences ; je ne parle pas de la mienne, continua-t-il mélancoliquement : si jeune encore, n’ai-je pas épuisé déjà le calice d’amertume ? C’en est assez, et vos généreux subterfuges ne m’en imposeront pas. »

En disant ces mots, Fabian tendit ses mains aux deux chasseurs, qui les serrèrent dans une affectueuse et rude étreinte. Le Canadien considéra quelques minutes en silence et d’un air attendri la noble figure de celui qu’il était fier d’appeler son fils ; puis, tandis que sur sa physionomie l’air momentané de contrainte faisait place aux véritables sentiments de son cœur, il s’écria :

« Fabian, mon enfant, toute ma vie s’est passée sur la mer et au milieu des déserts, mais j’ai conservé assez de souvenirs des villes et de leurs usages pour savoir que parmi les hommes la justice s’achète plus qu’elle ne se conquiert. Cet or, mon enfant, cet or que cachent ces montagnes, nous l’emploierons à faire de vous ce que la Providence vous destinait à être ; cet or aplanira les obstacles devant lesquels votre bon droit se briserait sans doute. Pepe ne me démentira pas quand je vous dirai que nous voulons exposer notre vie pour vous restituer les biens de vos ancêtres et le nom illustre que vous êtes si digne porter.

— Oui, reprit le carabinier, je vous l’ai dit, la première partie de ma vie n’a pas été telle que je l’aurais voulu ; c’est un peu la faute du gouvernement espagnol qui ne me payait guère ; j’ai néanmoins sur le cœur un poids terrible. Souvent j’ai fait un triste retour sur mon passé ; mais Dieu pardonne toujours au coupable repentant, parce que si l’une de ses mains pèse le crime, l’autre en présente l’expiation. Le jour de l’expiation est arrivé, le pardon est proche, et ce n’est que justice que je vous rende enfin, au risque de ma vie, ce que j’ai contribué à vous ravir.

— Marchons donc, reprit le Canadien, Dieu nous a tracé notre route à tous, et, comme vous le disiez, Fabian, il fera le surplus. Si vous restez, nous marcherons sans vous. »

À ces mots, le Canadien se leva en jetant sa carabine sur son épaule, et d’un geste d’autorité il engagea ses compagnons à le suivre. Fabian fut forcé d’obéir à l’irrévocable détermination de ses amis. Tous trois s’avancèrent résolûment vers les Collines-Brumeuses et ne tardèrent pas à disparaître derrière les anfractuosités du terrain.

Le crépuscule n’avait pas encore fait place au jour au moment où le chasseur canadien et ses deux compagnons venaient de quitter le lieu où ils avaient fait halte.

Un nouvel acteur s’avançait à son tour vers le théâtre des scènes que le jour allait éclairer.

Comme l’esprit du mal, comme le démon des ténèbres, celui-là venait seul. Son cheval, dans l’impétuosité de sa course, faisait voler sous ses pieds le sable et les graviers des plaines arides qu’il semblait dévorer. Son cavalier, dont les passions cupides animaient le visage sinistre, et dans ce cavalier on a reconnu Cuchillo, paraissait parfois cependant agité de secrètes terreurs.

En effet, sa fuite du camp pouvait n’avoir pas échappé, même dans le tumulte de l’action, à l’observation de quelqu’un de ceux qu’il abandonnait au moment du danger ; des rôdeurs indiens pouvaient avoir signalé sa désertion, et c’était là le motif de ses appréhensions.

Cependant Cuchillo n’était pas homme à tenter ce coup hardi sans en avoir pesé les chances favorables. Il avait fait comme le chasseur qui, voulant surprendre les petits du lion, jette à celui-ci une proie pour le distraire et l’écarter de son antre. Ses compagnons étaient la proie qu’il avait jetée aux maîtres de ces déserts.

Ses battues précédentes n’avaient eu pour but, on l’a dit, que d’attirer vers le camp de don Estévan un parti d’Indiens dont il avait reconnu les traces. Il jouait un jeu dangereux, il est vrai, et l’on a vu comment il avait à peine pu regagner le corps de l’expédition, en ne précédant que de quelques moments les guerriers apaches acharnés à sa poursuite.

Il avait pensé que la lutte se prolongerait une partie de la nuit, et que, vainqueurs ou vaincus, les aventuriers n’oseraient, pendant tout le jour suivant, s’éloigner de leurs retranchements, dont la protection momentanée leur serait indispensable après le combat ; que dès lors il avait devant lui de longues heures pendant lesquelles il pourrait faire main basse sur une partie des trésors du val d’Or, et revenir mettre son butin sous l’égide de ses compagnons ; qu’au moment enfin où l’expédition entière se rendrait maîtresse du placer, il en aurait encore sa part en qualité de soldat et de guide. Les prétextes ne devaient pas lui manquer pour colorer cette nouvelle absence, et il aurait ainsi largement exploité la connaissance d’un secret déjà vendu pour une forte somme. Mais, comme on l’a vu, Cuchillo, dans ses calculs, avait oublié la défiance de don Antonio à son égard.

Pour conclure son marché avec lui, il avait été forcé de lui donner des renseignements si précis sur le gîte du val d’Or, que de l’endroit où l’expédition était parvenue, don Antonio ne pouvait se méprendre sur la route à suivre. Il avait transmis ces renseignements à Pedro Diaz seulement le soir où sa défiance avait été excitée par l’absence prolongée de Cuchillo. La prudence le voulait ainsi, car la cupidité pouvait faire faire à d’autres ce qu’avait fait le bandit.

Après avoir feint une blessure mortelle, comme on l’a vu, Cuchillo, tombé dans le milieu du camp, s’était glissé silencieusement vers le côté des retranchements que les Indiens n’entouraient pas, son cheval l’avait suivi comme il était dressé à le faire depuis longtemps, et, à la faveur des ténèbres, il s’était élancé vers les collines dont il connaissait les abords.

La cupidité, la plus ardente de ses passions, lui avait fait fermer les yeux sur certains côtés défectueux d’un plan dont l’exécution offrait néanmoins tant de dangers.

Il était donc près de voir sa perfidie couronnée de succès ; l’œil étincelant de désirs, le cœur palpitant d’espoir et de crainte, il s’avançait à toute bride vers le val d’Or ; mais, comme l’avare qui redoute sans cesse qu’un œil invisible ne suive ses pas vers le trésor qu’il sait enfoui dans un endroit connu de lui seul, parfois il suspendait la rapidité de sa course pour prêter attentivement l’oreille aux vagues murmures de la solitude. Puis, après avoir interrogé du regard les profondeurs du désert, il reconnaissait que ses craintes étaient vaines, et il reprenait sa route avec une confiance et une ardeur nouvelles.

Parfois aussi l’aspect des lieux qu’il avait déjà vus éveillait en lui de sombres souvenirs. Son instinct l’avait bien guidé sur la même route : sur ce monticule, il s’était reposé avec Marcos Arellanos ; ce nopal leur avait fourni ses fruits rafraîchissants ; ils avaient contemplé tous deux avec une mystérieuse terreur l’aspect étrange des Collines-Brumeuses. Cuchillo courait toujours, le vent sifflait dans ses cheveux, son cheval hennissait, et son galop rapide emportait le meurtrier vers les lieux où sa victime avait trouvé la mort sous ses coups. Alors, à la crainte des ennemis qu’il cherchait à éviter succédait celle qu’inspire la conscience qui, distraite et assoupie pendant le jour, se réveille et reprend tout son empire sous le manteau de la nuit. Les buissons, les nopals épineux se dressaient devant Cuchillo comme des fantômes accusateurs, les bras étendus, pour s’opposer à sa marche ; une sueur froide humectait son front ; mais la cupidité, plus forte que la peur, l’aiguillonnait comme ses éperons tourmentaient les lianes de son cheval et le poussait aveuglément vers le val d’Or.

La réalité ne tarda pas à succéder à ces visions, et le bandit riait de ses terreurs.

« Les fantômes, disait-il, sont comme les alcades, qui ne s’adressent jamais à de pauvres diables comme moi ; mais que j’enlève seulement une ou deux arrobes[1] de cet or, et je ferai dire tant de messes pour le repos de l’âme d’Arellanos, qu’il s’applaudira d’avoir été tué par des mains si généreuses. »

Cuchillo poussa un éclat de rire et lança son cheval plus rapidement encore ; puis, après quelques minutes d’une course impétueuse, il s’arrêta de nouveau pour prêter l’oreille. Excepté le souffle bruyant qui s’échappait des naseaux de son cheval, nul bruit ne troublait le silence du désert. Le bandit abandonna un instant avec sécurité son front couvert de sueur à la brise rafraîchissante du matin.

« Je suis seul, bien seul, reprit-il, ces brutes que j’ai si bien guidées se battent là-bas pour que j’aie le loisir de dépouiller les sables d’une partie de cet or qu’ils voilent sans le cacher. Qui m’empêchera tout à l’heure, quand le jour va venir, d’en ramasser autant que j’en pourrai porter sans trahir mon secret ? Cette fois, ce ne sera plus comme avec Arellanos, il ne me faudra plus fuir devant les Indiens ; je leur ai livré leur proie pour les écarter de ma route. Puis je reviendrai de nouveau avec ceux de mes compagnons échappés aux lances des Apaches ! Combien en restera-t-il pour partager avec moi ? Oh ! la pensée de ces trésors allume le sang dans mes veines. N’est-ce pas cet or qui va m’appartenir qui seul donne ici-bas la gloire, le plaisir, tous les biens de ce monde, et dont, au dire de nos prêtres, la puissance s’étend encore au delà du tombeau ! »

Un vertige éblouissant passa devant l’œil du bandit, qui éperonna de nouveau son cheval et reprit sa course vers le val d’Or.

Tandis qu’enivré par l’espoir d’une riche proie, Cuchillo courait aveuglément où son destin l’appelait, poussés sur ses traces vers ces mornes solitudes par l’influence à laquelle il obéissait lui-même, arrivaient de leur côté les quatre cavaliers qui avaient silencieusement quitté le camp mexicain, don Estévan, Pedro Diaz, Oroche et Baraja.

De tous les aventuriers qui marchaient sous ses ordres, c’étaient, ainsi qu’on l’a vu, ceux à qui le chef croyait pouvoir le plus sûrement se confier.

Quoique les Collines-Brumeuses ne fussent guère éloignées du camp de plus de six lieues, incertain du temps que nécessiterait l’expédition, Arechiza avait laissé l’ordre d’attendre son retour à l’abri des retranchements. Puis il s’était éloigné, comme nous l’avons dit déjà, sous le prétexte d’aller pousser une reconnaissance dans les environs, sans laisser soupçonner aux aventuriers qu’ils fussent si près du but vers lequel ils marchaient.

Oroche et Baraja savaient seuls quel était le véritable motif de cette expédition nocturne, et ils suivaient à quelque distance don Estévan et Diaz qui marchaient en avant.

Les deux amis s’avançaient dans les ténèbres, le cœur palpitant de convoitise à l’idée de fouler bientôt le plus riche placer qui eût jamais ébloui les yeux d’un chercheur d’or, et brûlant du désir d’en intercepter la route à Cuchillo.

Mais deux heures d’une course rapide n’avaient produit aucun résultat. Grâce à une avance de temps égale, Cuchillo restait invisible à ses persécuteurs dans des plaines immenses où l’obscurité eût dérobé ses traces à l’œil même d’un Indien.

Plus d’une fois, don Estévan fut sur le point de renoncer à une poursuite inutile, et d’attribuer la disparition de Cuchillo à tout autre motif qu’à la trahison.

« Il est cependant hors de doute, disait Pedro Diaz, que le coquin a dû profiter de l’attaque des Indiens pour s’enfuir vers le val d’Or, et prélever sur les trésors qu’il nous a vendus une dîme suffisante peut-être entre nos mains pour payer la majorité dans le congrès d’Arispe ; c’est une déprédation qu’il est bon de prévenir.

— Ce n’est pas ce que je redoute le plus, répondit don Estévan en souriant ; si Cuchillo n’a pas exagéré les richesses du trésor qu’il m’a vendu, le sénat d’Arispe serait à peu près unique dans le monde, s’il ne nous restait assez d’or pour le corrompre plusieurs fois. Mais si près d’atteindre le but qui m’a fait traverser les déserts et quitter une position enviée de tous pour braver les dangers d’une expédition de la nature de la nôtre, je ne sais quelle crainte vague d’échouer au port m’agite tout à coup. Le désert est comme la mer, fertile en pirates de toute espèce, et l’âme de Cuchillo est féconde en trahisons ; il me semble que ce bandit me sera fatal. »

Et don Antonio de Mediana continua silencieusement sa route.

Il n’en était pas de même des deux cavaliers qui le suivaient. Il semblait à leurs yeux qu’une brume dorée s’élevait au-dessus du placer vers lequel ils se dirigeaient.

« Puissé-je, disait Baraja à son compagnon, ne porter toute ma vie qu’un manteau comme le vôtre, seigneur Oroche, si Cuchillo n’est pas le plus grand coquin que j’aie jamais rencontré ; et cependant je lui pardonne de bon cœur les perfidies dont il a manqué de nous rendre victimes ; car c’est à lui que je devrai d’avoir enfin mis le pied sur un de ces placers dont j’ai tant entendu parler, et de la richesse desquels, je l’avoue, votre déplorable manteau m’avait fait si souvent douter. »

Au moment où le gambusino aux longs cheveux allait relever avec quelque aigreur cette allusion au vêtement sans nom que ses amis, par courtoisie, voulaient bien appeler un manteau, don Estévan s’était arrêté, tandis que Diaz mettait pied à terre.

L’aventurier se baissa pour ramasser sur le sable un objet noirâtre, d’une forme problématique : c’était une espèce de petite valise de cuir qui fut reconnue pour appartenir à Cuchillo.

« Voilà qui vous prouve, seigneur, s’écria Diaz, que nous sommes bien sur sa trace, et que le jour qui va paraître ne tardera pas à nous signaler la présence d’un traître.

— Dont ce sera, je le jure, la dernière trahison ! » ajouta don Estévan.

Après quoi les cavaliers reprirent leur marche, bien certains, cette fois, que Cuchillo les précédait et qu’ils n’allaient pas tarder à le rejoindre.

En effet, au lever du soleil qui allait paraître à l’horizon, les principaux acteurs de ce drame, poussés à leur insu par le doigt de Dieu, arrivaient à point nommé pour se rencontrer dans la partie la plus inaccessible de ces déserts au milieu d’une nature sauvage et imposante.


  1. L’arrobe pèse 12 kilogrammes et demi.