Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/II/XXIV

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Librairie Hachette et Cie (2p. 301-314).

CHAPITRE XXIV

LES NAVIGATEURS DE LA RIVIÈRE-ROUGE.


Le jeune Comanche portait des regards pleins de bienveillance sur la noble figure du Canadien.

« Le danger est encore éloigné, lui dit il en montrant du doigt la partie de l’est où la fumée des bivacs indiens s’élevait en spirales presque invisibles ; le Comanche suivra ses nouveaux amis dans l’Île-aux-Buffles, et là ils allumeront le feu du conseil pour décider ce qu’ils devront faire. Allons. »

Le coureur des bois et l’Indien traversèrent le gué de la rivière pour aller rejoindre Pepe et le gambusino, qui attendaient avec d’autant plus d’impatience le résultat de cet entretien, qu’ils ne pouvaient en entendre un seul mot.

L’Indien toucha cérémonieusement la main des deux blancs, et tous quatre se dirigèrent vers le foyer, près duquel les trois chasseurs avaient pris leur homérique repas. Ils se trouvaient maintenant dans une disposition d’esprit bien différente de celle où ils étaient naguère. La nourriture avait rendu la force et la souplesse à leurs membres fatigués, et la possession de leurs nouvelles armes avait rappelé dans leur cœur la confiance et l’énergie.

Le jeune Comanche prit à la hâte sa part du buffle, qu’il dit avoir été tué par un Indien de la bande de Sang-Mêlé, et Bois-Rosé profita de ce moment pour communiquer à ses deux compagnons ce qu’il venait d’apprendre.

« Ce sont de graves et fâcheuses complications, dit le Canadien en terminant ; poursuivre un ennemi quand on est poursuivi soi-même, c’est une situation difficile.

– Oui, reprit le carabinier ; mais après tout, maintenant que nous sommes armés comme il convient à des guerriers, est-il donc plus impossible d’en venir à nos fins qu’il ne l’était quand, étant à la poursuite de don Antonio de Mediana, nous nous trouvâmes bloqués par ces coquins d’Apaches ?

– C’est vrai, dit le Canadien (car il avait, comme l’Espagnol, cette intrépide confiance en soi-même qui fait accomplir des prodiges à ceux qui la possèdent : dans le cours de la vie bien des projets ne sont impraticables que par cela seul qu’ils nous paraissent tels).

– Quoi qu’il en soit, s’écria le vindicatif Pepe, maintenant que vous venez de m’apprendre que c’est à ce damné métis qu’appartient cette cache que nous avons pris tant de peine à celer tous les yeux, je cours l’éventrer de nouveau. Venez, Gayferos ; pendant que Bois-Rosé délibérera ici avec ce jeune guerrier, nous jetterons à l’eau tout le butin de cette vipère, excepté les armes à feu. »

Le rancunier miquelet s’éloigna, suivi du gambusino, et, quand l’Indien eut bu et mangé :

« Mon fils, dit le Canadien à Rayon-Brûlant, me contera-t-il maintenant ce qu’il fait seul, et si loin de sa tribu, sur le terrain de chasse des Apaches ? »

Le Comanche fit à Bois-Rosé le récit des événements que le lecteur connaît déjà : l’attaque dont Encinas et lui avaient manqué d’être victimes, l’apparition des deux pirates près du Lac-aux-Bisons, puis ses courses aventureuses sur leurs traces jusqu’à l’ïle-aux-Buffles, où il leur avait vu cacher leur butin dans les entrailles de la terre.

En ce moment, Gayferos et Pepe revenaient de leur expédition. Couvertures, selles, marchandises, ils avaient tout jeté au courant de la rivière, à l’exception d’un faisceau de carabines qu’ils rapportaient avec eux.

« Bien, dit le Comanche ; ceci servira aux guerriers de ma tribu, qui n’ont pour toutes armes que leurs arcs et leurs flèches, et mettra entre leurs mains le tonnerre des Visages-Pâles. »

Rayon-Brûlant reprit alors son récit, que les trois chasseurs écoutèrent avec attention. Nous croyons ne devoir en donner qu’une courte substance. Le Comanche avait quitté l’Île-aux-Buffles, espérant y revenir à temps pour surprendre les deux pirates du désert, dans la visite qu’ils ne manqueraient pas de faire sous peu à l’endroit où, selon son expression, les bandits avaient enfoui leur âme. Mais le temps qu’il avait employé à regagner le campement éloigné de sa tribu et la rapidité des mouvements de Sang-Mêlé et de son père avaient trompé ses espérances.

Quand il fut de retour sur les bords de la Rivière-Rouge, à la tête de dix guerriers seulement, que le chef de sa peuplade avait confiés à sa prudence et à son courage, le jeune Comanche avait disséminé en plusieurs endroits des espions. Ceux-ci lui rapportèrent que les deux pirates qu’il poursuivait avaient déjà dépassé l’Île-aux-Buffles où il espérait les surprendre, et qu’après avoir quitté la rivière, dont ils avaient jusqu’alors suivi le cours dans leur canot, ils se dirigeaient par terre, le long de ses bords, jusqu’à la Fourche, près du Lac-aux-Bisons.

Le Comanche et ses dix guerriers, obligés de remonter un courant assez rapide dans le canot qui les avait amenés de leur peuplade, n’avaient donc pu arriver assez à temps pour se croiser avec les deux pirate des Prairies, et ce fut peut-être heureux pour le jeune chef : car la troupe des deux bandits s’était grossie en route de rôdeurs indiens, comme il s’en trouve tant dans le désert.

Ce rapport de l’un des éclaireurs de Rayon-Brûlant avait été complété par un autre de ces batteurs d’estrade. Ce dernier, s’étant aventuré trop près du bivac de Sang-Mêlé, s’était laissé surprendre. Il avait passé une demi-journée avec le métis et son père, et, au moment où il croyait toucher à sa dernière heure, Sang-Mêlé l’avait envoyé vers Rayon-Brûlant, porteur de paroles de paix et d’amitié pour le jeune chef, et chargé de lui faire savoir en outre qu’il serait le bienvenu dans son camp ; ce que celui-ci toutefois se garda bien de croire, et avec raison, si on n’a pas oublié les intentions du métis à son égard.

C’était par le rapport de ce dernier éclaireur que le guerrier comanche avait appris les noms donnés par les Indiens aux chasseurs blancs, et il les avait reconnus dans l’Île-aux-Buffles à la description qui en avait été faite à ce même éclaireur.

« Rayon-Brûlant, ajouta l’Indien en terminant son récit, a soif du sang de ses ennemis pour laver son honneur, et il veut leur arracher leur chevelure pour en orner le devant de sa hutte ; il est, de plus, l’ennemi mortel des Apaches, jadis ses frères.

– Nous vous aiderons de tout notre pouvoir, reprit Pepe, qui lisait dans les yeux étincelants du jeune Comanche sa haine implacable pour son ancienne peuplade ; mais mon frère, ajouta-t-il, n’est donc qu’un Comanche par adoption ?

– Rayon-Brûlant, reprit l’Indien, ne se souvient plus qu’il est né Apache, depuis que l’Oiseau-Noir l’a outragé dans ce qu’il avait de plus cher. »

Cette nouvelle communauté de haine pour le chef indien resserra plus étroitement encore les liens d’amitié qui venaient de se former entre le jeune Comanche et les deux chasseurs. Ces derniers, d’après son avis, résolurent de profiter de quelques instants du jour près de finir pour quitter l’île et se mettre en marche vers le but où ils tendaient tous.

« Vos guerriers sont-ils loin d’ici ? demanda Bois-Rosé à l’Indien.

– L’un d’eux garde mon canot à la pointe de l’île-aux-Buffles ; les autres sont disséminés sur la rive gauche de la Rivière-Rouge, et Main-Rouge et Sang-Mêlé sont sur la rive opposée. À deux portées de carabine du chemin qu’ils suivaient, l’Aigle et le Moqueur auraient trouvé leurs traces.

– Allons, allons, s’écria Bois-Rosé, nous ne les avons pas retrouvés ; mais en revanche nous nous sommes procuré des armes, des vivres, un allié brave et loyal. Dieu soit loué ! tout est pour le mieux. »

En disant ces mots, le Canadien jeta sa carabine sur une épaule, prit sur l’autre le faisceau d’armes retirées de la cache ; Pepe et Gayferos se chargèrent des vivres et des munitions, et tous trois, pleins d’une ardeur nouvelle, suivirent le jeune Comanche, qui les guida vers la pointe de l’île, où était le guerrier commis à la garde de son canot.

C’était une de ces embarcations en usage parmi les Indiens de cette partie de l’Amérique, et la singularité de sa construction exige que la description en soit faite en quelques mots.

Le canot comanche se composait de deux peaux de buffle grossièrement tannées, cousues ensemble et étendues sur un léger châssis de bois de frêne. Les coutures en étaient rendues imperméables à l’aide d’un mélange durci de suif et de cendre. Cette barque fragile pouvait avoir environ dix pieds de longueur, sur trois et demi de largeur ; la proue et la poupe étaient allongées en pointe, et son ventre rond, ainsi que sa couleur, lui donnaient sur une gigantesque échelle quelque ressemblance avec une de ces casquettes de cuir bouilli dont on se servait jadis en voyage comme de verre portatif.

C’est cependant à l’aide d’embarcations de ce genre que les Indiens entreprennent de longues navigations sur des rivières parsemées de cataractes, de bas-fonds et de rochers ; et, quelque courte que soit la durée de ces fragiles nacelles, on a le droit de s’étonner qu’elles résistent encore si longtemps aux chocs qu’elles éprouvent et à la violence des eaux contre lesquelles elles ont à lutter. Du reste, leur légèreté même les préserve de mille accidents qui briseraient en pièces une embarcation plus forte, et permet, dans les endroits impraticables aux navigateurs, de les porter sans peine sur leurs épaules, pendant des journées entières de marche.

Ce fut dans un de ces canots que la petite troupe s’embarqua. Le Comanche poussa au large avec ses avirons, et la frêle machine ne tarda pas à suivre rapidement le fil de la rivière.

Rayon-Brûlant et le guerrier qui l’accompagnait dirigèrent le canot le long de la rive gauche, en rangeant la terre le plus près possible, pour se cacher sous l’ombre des arbres, qui déjà s’allongeait sur le fleuve.

« À quelle distance à peu près supposez-vous que nous soyons de la Fourche de la Rivière-Rouge ? demanda le Canadien, qui accusait encore de lenteur la rapidité de leur marche.

– En naviguant ainsi toute la nuit, nous serons demain à la Fourche-Rouge, répondit le Comanche, quand le soleil sera sur l’horizon à la même place que ce soir. »

C’était donc tout un jour et toute une nuit de navigation, en supposant qu’aucun obstacle n’arrêtât la marche de la petite troupe, ce qui n’était guère probable, entourés d’ennemis de tout genre, comme l’étaient les cinq voyageurs.

Bois-Rosé, tout en explorant de l’œil, ainsi que ses compagnons, les bords ombragés de la rivière qu’ils côtoyaient, repassait dans sa mémoire, pour calculer les chances qu’ils avaient de rejoindre le métis, toutes les particularités du récit de Rayon-Brûlant.

Quelques-unes d’entre elles ne lui paraissaient pas suffisamment claires ; puis le sort réservé à Fabian était pour lui un sujet d’inquiétude dévorant.

« Lequel de vos batteurs d’estrade, demanda le Canadien au Comanche, a pénétré dans le camp de Main-Rouge ? »

L’Indien désigna de la tête le guerrier qui ramait à côté de lui.

« Ah ! s’écria le coureur des bois en tressaillant, que ne me le disiez-vous plus tôt ! Comanche, poursuivit-il en s’adressant au rameur d’une voix pleine d’émotion, vous avez vu le jeune guerrier du Sud, comme ils appellent mon pauvre Fabian ; vous l’avez vu, vous lui avez parlé ? Que faisait-il ? Quelle était sa contenance ? Tournait-il souvent les yeux vers l’horizon pour chercher dans les nuages le vol de l’Aigle des Montagnes-Neigeuses, et de celui qu’ils feraient mieux de nommer l’Aigle Moqueur ? Parlez, Comanche ; les oreilles d’un père sont ouvertes pour entendre ce qui se dira d’un fils bien-aimé. »

Mais à ce flot de questions le guerrier sauvage ne répondit rien ; il ne comprenait pas l’espagnol, et le dialecte comanche était inconnu au Canadien. Rayon-Brûlant transmit les demandes et traduisit les réponses.

« Le jeune guerrier du Sud, dit il, était calme et triste comme le crépuscule dans les montagnes, quand l’oiseau de nuit commence à chanter.

– Entendez-vous, Pepe ? s’écria le Canadien les yeux humides.

– Son visage, continua le traducteur, en répétant fidèlement ce qu’il entendait, était pâle comme un rayon de la lune sur un lac ; mais ses prunelles avaient l’éclat de la mouche à feu dans les herbes sombres des Prairies.

– Oui, oui, dit le Canadien ; quand vous voulez savoir si un homme est brave, ne regardez pas ses joues, regardez ses yeux.

– Mais, poursuivit le truchement, que signifiaient la pâleur des joues du jeune guerrier du Sud et le feu de ses yeux ? Que sa chair souffrait de la faim, mais que les tortures de ses entrailles n’atteignaient pas son âme. L’âme d’un guerrier ne souffre jamais des maux de son corps. »

Le vieux chasseur avait trop vécu parmi les Indiens pour ne pas mettre en première ligne un courage à toute épreuve ; et un plaisir sauvage brillait dans ses prunelles en entendant l’Indien chanter les louanges de son enfant.

« Le jeune guerrier du Sud, reprit le narrateur en prêtant peut-être à Fabian ses propres impressions, ne cherchait pas à distinguer dans le ciel le vol des aigles, ses amis ; il regardait au dedans de lui, et les cris d’agonie des ennemis qu’il avait tués arrivaient à ses oreilles, et il souriait à la mort.

– Allez, Comanche, le jeune homme ne disait pas ce qu’il pensait. Il sait bien que son vieux Bois-Rosé… Et, continua le Canadien d’une voix qu’il s’efforçait en vain d’affermir, le Comanche sait-il… à quel moment… on avait fixé le supplice du jeune guerrier du Sud ?

– Au moment où le grand chef, l’Oiseau Noir, aura rejoint Sang-Mêlé à la Fourche-Rouge.

– Vous êtes fatigués tous deux ; laissez-nous ramer à notre tour, Pepe et moi, dit le Canadien les yeux enflammés ; l’aigle est sur la trace des vautours. »

Sous l’impulsion des deux nouveaux rameurs, le canot de peaux de buffle glissa plus rapidement sur la surface du fleuve.

Bois-Rosé se trouvait néanmoins soulagé d’un poids énorme ; il savait que Fabian vivait, que son supplice était différé jusqu’à la jonction de l’Oiseau-Noir et du métis ; il savait que la troupe du premier était derrière eux et qu’il arriverait avant elle à la Fourche-Rouge. Cependant Sang-Mêlé pouvait changer son campement, ou n’y pas faire du moins un séjour assez long pour qu’on pût espérer l’y rencontrer et l’attaquer avec quelque chance de réussite.

« La Fourche-Rouge est-elle éloignée de l’endroit que vous appelez le Lac-aux-Bisons ? demanda Bois-Rosé à Rayon-Brûlant, pour éclaircir ses doutes.

– D’une demi-lieue.

– Et que veut faire Sang-Mêlé au Lac-aux-Bisons, où vous avez trouvé sa trace ? Mon fils le sait-il ?

– Cueillir la Fleur-du-Lac, qui habite une hutte couleur du ciel, dit le jeune Indien avec un regard de feu.

– Je ne vous comprends pas, Rayon-Brûlant.

– La Fleur-du-Lac, reprit le Comanche en essayant de voiler l’éclat de ses prunelles, est une fille des blancs ; elle est blanche elle-même et belle comme la fleur du magnolier, qui s’entr’ouvre le matin et s’épanouit à midi ; elle est plus belle que l’Étoile-du-Soir, qui jusqu’alors avait paru aux yeux d’un guerrier au-dessus de toutes les filles indiennes.

– Et que fait cette jeune fille loin des habitations ? continua Bois-Rosé, à qui rien ne pouvait faire soupçonner que ce fût celle qui occupait une si large place dans le cœur de Fabian.

– Elle accompagne son père et trente-deux chasseurs de chevaux sauvages.

– Trente-deux chasseurs ! Ah ! Pepe, s’écria le Canadien plein de joie, c’est ce que voulait nous dire Pedro Diaz, et c’est là sans doute que nous le retrouverons. Mais alors ce sera une action en règle : soixante Indiens, quarante ou cinquante Indiens et blancs contre eux ! continua le chasseur, le visage animé du feu des batailles. La Fourche-Rouge verra couler bien du sang. Nous sauverons Fabian au milieu de ce tumulte, et nous briserons à coups de crosse le crâne de ces pirates des Prairies.

– Nous les crucifierons, Bois-Rosé, s’écria Pepe en s’abandonnant aux passions féroces qu’excitait en lui sa haine pour Main-Rouge et Sang-Mêlé ; ce couple de démons n’aura pas mérité un sort plus doux. »

Le loyal coureur des bois, qui savait plus aimer que haïr, et l’implacable carabinier, capable de haïr comme il savait aimer, se courbèrent avec plus d’ardeur encore sur leurs avirons.

Les eaux de la rivière se teignaient de noir, quand les bords se rétrécirent et formèrent à cent pas au delà de la barque un canal étroit, couronné par les cimes des arbres entrelacées. Un dernier rayon de pourpre du soleil couchant se jouait encore sur l’eau en laissant une longue traînée lumineuse, à travers le dôme de verdure, et se fondait avec l’ombre opaque qui couvrait la surface du fleuve.

Avant de s’engager dans cette passe sombre, Rayon-Brûlant fit un signe au guerrier assis près de lui et tous deux reprirent leurs avirons des mains des chasseurs, qui remplacèrent la rame par la carabine. Bientôt après, les deux Indiens firent entendre deux cris semblables à celui des hirondelles lorsqu’elles volent en rasant l’eau.

Peu d’instants s’étaient écoulés, lorsque le canot entrait sous la voûte épaisse des arbres. Le dernier rayon de soleil semblait s’être éteint dans la rivière, et à peine, au milieu de l’obscurité, pouvait-on, de l’arrière à l’avant de l’embarcation, distinguer un objet.

« Si les ténèbres ne produisaient parfois de ces illusions étranges, dit Bois-Rosé, je jurerais que je vois là-bas, à la fourche de ce frêne penché sur l’eau, comme une apparence de forme humaine. »

Le jeune Comanche arrêta le Canadien qui apprêtait déjà sa carabine.

« L’Aigle et le Moqueur sont ici en pays ami, dit-il ; des guerriers éclairent au loin la route devant eux. »

En disant ces mots, Rayon-Brûlant donna l’ordre à l’Indien de cesser de ramer un instant, et, d’un coup d’aviron en sens inverse, en sciant, comme disent les marins, il fit brusquement arriver la canot sur le tronc incliné du frêne que désignait le Canadien.

Au même moment, avant que Pepe ni Bois-Rosé eussent pu se rendre compte de leurs impressions, un corps noir glissa le long de l’arbre, le canot reçut un choc qui le fit trembler, et un Indien vint prendre place à côté du chef comanche.

Ce nouveau personnage fit quelque bref rapport que les chasseurs blancs ne comprirent pas, tandis que le canot continuait sa marche à travers l’obscurité ; puis l’Indien ne tarda pas à garder un silence semblable à celui de tous les passagers.

Au bout d’une heure environ de navigation silencieuse, le même fait se répéta : un autre Indien se laissa encore glisser dans le canot, qui menaçait d’être bientôt trop petit, si le nombre de ceux qui le montaient devait s’augmenter ainsi d’heure en heure. Le nouveau venu dit aussi quelques mots à Rayon-Brûlant en dialecte comanche, et cette fois, au lieu de continuer à ramer, les deux Indiens levèrent leurs avirons et laissèrent le canot suivre de lui-même pendant quelque temps l’impulsion de la rivière. Un murmure lointain commençait à se faire entendre sous la voûte sonore qui couvrait le fleuve.

Bientôt le bruit grossit, on entendait l’eau gronder comme sur un bas-fond ; mais l’obscurité empêchait de distinguer devant soi : alors la fragile barque commença de tourner lentement sur elle-même, sans que les deux Indiens fissent aucune tentative pour la diriger. Puis ensuite elle marcha en travers, présentant la proue et la poupe aux deux rives du fleuve, et enfin elle reprit sa première position parallèle au fil de l’eau et glissa plus rapidement. Bientôt, descendant comme un plan incliné, elle fendit l’onde avec la rapidité d’une flèche.

C’était en effet un des rapides du fleuve, que les deux Comanches, empêchés par l’obscurité, laissaient à leur barque le soin de franchir seule. Un instant l’eau bouillonna sous la fragile nacelle, qui sembla nager sur des flots d’écume ; un choc terrible l’ébranla, comme si ses flancs allaient, en se crevant, donner passage à l’eau, puis elle devint immobile.

Le mauvais pas étant franchi sans accident, et Rayon-Brûlant et son compagnon reprirent les avirons et continuèrent leur route.

Les voyageurs ne tardèrent pas, après avoir dépassé le rapide, à sortir de cette passe obscure, qui s’était prolongée presque sans interruption pendant plusieurs lieues, et à gagner un endroit découvert. Là, il devint nécessaire de prendre terre sur la rive pour laisser sécher le canot, qui commençait à faire un peu d’eau.

À l’exception de quelques bouquets de cotonniers qui croissaient sur le bord opposé à celui où ils étaient descendus et avaient transporté leur embarcation, les voyageurs se trouvaient au milieu d’une plaine presque nue.

« L’Aigle et le Moqueur peuvent dormir un instant pendant que nous allumerons le feu, mes guerriers et moi, pour réparer notre canot endommagé, dit Rayon-Brûlant.

– Avec votre permission, mon jeune ami, s’écria Pepe, j’aime mieux commencer par manger, puis dormir après, s’il reste du temps pour le faire. »

Les quatre guerriers comanches eurent bientôt allumé un feu autour duquel les trois chasseurs blancs s’assirent à leurs côtés, et les restes du bison ne fournirent pas aux sept convives un souper moins splendide que le dîner précédent sous les ombrages de l’Île-aux-Buffles.

Quand on eut retourné le canot pour découvrir la voie d’eau, le Comanche s’aperçut que les coutures avaient perdu une partie de leur enduit, et que c’était par là que l’eau pénétrait. À l’aide de la graisse du buffle, mélangée avec les cendres du foyer, les coutures du canot allaient être de nouveau calfatées, quand l’Indien prêta l’oreille à une rumeur lointaine.

« Entendez-vous quelque bruit suspect ? demanda Pepe à l’Indien.

– Rayon-Brûlant prête l’oreille aux hurlements du petit Loup-des-Présages.

– Eh bien, mon garçon, vous avez l’oreille fine, vous pouvez vous en vanter. Quels présages vous transmettent les hurlements du petit loup des Prairies, qui, à mon idée, n’annoncent que sa faim ?

– Quand les Indiens sont en chasse, répondit gravement le Comanche, les grands loups des Prairies les suivent en silence, bien sûrs qu’ils auront leur part du butin ; les petits loups, comme les plus faibles, accompagnent les plus forts en hurlant, et demandent aussi leur part. J’ai entendu la voix du Présage au nord ; la bande de l’Oiseau-Noir est à l’est ; il y a donc du côté du nord l’autre bande que nos éclaireurs n’ont pas vue, et les bisons fuient devant elle. Mon frère peut les entendre.

Une rumeur encore vague ne tarda pas en effet à gronder au loin. Le Comanche prit alors un tison du foyer et l’approcha du sol, à peu de distance de l’endroit où le feu était allumé. Une large bande de terre, foulée et marquée de nombreux piétinements comme l’arène d’un cirque de chevaux, s’étendait à partir de la rivière jusqu’à perte de vue dans la plaine.

« Nous sommes ici sur une trace de bisons, s’écria l’Indien ; c’est un endroit dangereux qu’il faut fuir ; à peine en aurons-nous le temps : un troupeau va repasser sur les traces qu’il a laissées déjà. »

Des mugissements se mêlèrent bientôt au retentissement sourd de la terre. Rayon-Brûlant dit quelques mots à ses trois hommes, et ceux-ci dispersèrent et éteignirent promptement le feu, à l’exception d’un tison que conserva le chef ; puis les Comanches, aidés par les chasseurs, se hâtèrent d’emporter le canot sur les pas de Rayon-Brûlant.

Le jeune chef choisit, pour s’y arrêter de nouveau, le sommet d’une de ces petites collines dont le pays est plein. Là, un autre foyer fut disposé, auprès duquel les quatre guerriers rouges reprirent leurs travaux de calfatage interrompus.

À peine étaient-ils à l’œuvre qu’en face de l’endroit qu’ils venaient de quitter, et sur la rive opposée du fleuve, une longue et large colonne de buffles au galop se dessina dans la plaine. On vit sous le choc irrésistible de ces monstrueux habitants des Prairies, le bouquet de cotonniers s’affaisser en craquant et se coucher par terre comme une gerbe d’herbes sèches. Des mugissements à assourdir l’oreille s’entremêlaient au souffle bruyant des naseaux de la troupe sauvage, flairant l’eau qu’elle allait traverser ; puis l’eau gronda sous un flot de poitrails recouverts de longues crinières ; et, comme poussé par une marée subite pendant l’équinoxe, le fleuve mugit et déborda sur ses deux rives.