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Le Cratère/Chapitre II

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 29p. 14-24).




CHAPITRE II.


            lady capulet.
Elle n’a pas encor quatorze ans.
            la nourrice.
                                 Sur mon âme,
Que je perde à l’instant quatorze dents, Madame,
— Et je n’en ai que quatre, hélas ! — si cette enfant
A quatorze ans. Voyons ! calculons un instant.

Roméo et Juliette



La Sagesse divine nous commande d’honorer nos père et mère. Des observateurs attentifs croient remarquer qu’en Amérique les parents sont moins honorés que chez les autres nations chrétiennes ; nous disons chrétiennes, car beaucoup de peuples païens, les Chinois, par exemple, vont jusqu’à les adorer, sans doute par suite de quelque association d’idées mystérieuse que nous ne comprenons pas. Nous sommes de cet avis oui, les liens de famille sont plus relâchés en Amérique que presque partout ailleurs, et cela tient aux habitudes nomades des habitants, ainsi qu’au peu de consistance en général des liens qui nous rattachent au passé. En même temps les lois sur le mariage sont si élastiques, les relations entre les jeunes gens des deux sexes sont si faciles, si peu surveillées, qu’il n’est pas étonnant que ce grand engagement soit si souvent contracté sans réflexion et contre la volonté des parents. Mais le commandement de Dieu n’en est pas moins là et nous sommes de ceux qui croient qu’on ne saurait l’enfreindre sans s’exposer à en sentir la peine, même dans ce monde, et nous sommes porté à penser que si Marc et Brigitte eurent tant à souffrir plus tard, ce fût pour avoir bravé en face l’autorité paternelle.

La scène qui avait eu lieu chez le docteur Yardley ne tarda pas à être connue du docteur Woolston. Il aimait assez Brigitte, autant du moins qu’il pouvait aimer une Yardley ; mais l’outrage fait à son fils était trop sanglant pour qu’il pût l’oublier, et, à son tour il défendit toutes relations entre les jeunes filles. Brigitte aimait Anne presque à l’égal de Marc, et elle ne pouvait s’habituer à ne plus la voir. Sa santé même s’en altéra au point d’alarmer son père. Pour la distraire, il imagina de l’envoyer chez une de ses tantes à Philadelphie, oubliant que c’était justement la que le bâtiment de Marc était amarré et que nulle part les jeunes gens n’auraient plus de facilités pour se voir. Le bon docteur n’y pensa pas, ou s’il y pensa, il se dit sans doute que sa sœur ferait bonne garde, et qu’elle aussi, elle interdirait sa maison au jeune marin.

Les choses tournèrent comme le docteur aurait dû le prévoir. Marc ne fut pas plus tôt retourné à bord de son bâtiment, dont il était alors le premier lieutenant, qu’il chercha Brigitte, et il n’eut pas de peine à la trouver. La tante voulut se montrer sévère, défendre les visites ; mais on obéit à une tante encore moins qu’à un père, et nos amoureux se donnèrent des rendez-vous secrets. Une semaine ou deux se passèrent ainsi. Marc ne pouvait songer à partir pour un nouveau voyage en laissant sa bien-aimée entre les mains de ceux qu’il considérait comme ses ennemis. Il paraissait si malheureux, il déploya tant d’éloquence, que Brigitte se laissa convaincre. Il fut décidé qu’on se marierait secrètement, et que, quand Marc serait majeur, il viendrait réclamer ouvertement sa femme.

Une fois décidée, une affaire de ce genre est facile à conclure en Amérique. Au nombre des amis de collège de Marc se trouvait un jeune ministre qui avait quelques années de plus que lui. C’était une bonne pâte d’homme, sans malice, qui, apprenant la manière dont on s’était conduit avec son ami, ne se fit pas trop prier pour célébrer la cérémonie. Un matin que Brigitte était sortie avec une de ses amies pour faire, à ce que croyait sa tante, sa promenade ordinaire avant le déjeuner, elle se dirigea vers le quai où Marc l’attendait. On se rendit à bord du Rancocus, et le mariage fut célébré dans la cabine qui, en l’absence du capitaine, qui était alors à terre, appartenait tout entière au jeune officier, lieu tout à fait convenable pour le mariage d’un jeune couple qui devait avoir les aventures que l’on verra plus tard.

Le Rancocus sortait des chantiers de Philadelphie, où se construisaient alors les meilleurs bâtiments. C’était un très-beau navire, quoique les dimensions n’en fussent pas très-grandes. Il pouvait porter près de quatre cents tonneaux, et la cabine du capitaine était spacieuse et commode. Sa femme, bonne et industrieuse ménagère, avait veillé elle-même à ce qu’il n’y manquât rien, et Brigitte trouva que la chambre dans laquelle elle fut unie à Marc était la plus jolie du monde. Certes on n’y voyait pas des colonnes de marbre, des boiseries d’érable, des meubles en bois de rose : ce sont des extravagances auxquelles on ne songeait pas il y a cinquante ans ; mais il n’y manquait rien de ce qui pouvait contribuer à l’agrément et à la commodité des passagers. Elle était sur le pont, ce qui contribuait encore à lui donner meilleure apparence, celles qui sont placées en bas étant nécessairement plus sombres et plus étroites, puisque le bâtiment est d’autant meilleur voilier, qu’il se rétrécit davantage dans sa partie inférieure.

Les témoins du mariage furent l’amie de Brigitte, le ministre officiant, et un marin qui avait été de tous les voyages de Marc, et qui avait été établi par le capitaine gardien du bâtiment, tout prêt à être encore du prochain voyage. Il se nommait Robert, ou, comme on l’appelait généralement par abréviation, Bob Betts. Il était de l’État de New-Jersey, dans les États-Unis. À l’époque dont nous parlons, il pouvait avoir trente-cinq ans, et semblait voué à tout jamais au célibat. Des fenêtres de ta maison de son père, Bob avait sous les yeux l’océan Atlantique, de sorte que, dès le berceau, il avait humé l’air de la mer. À huit ans il était entré comme mousse à bord d’un cabotier, et depuis lors avait toujours été matelot. Pendant toute la guerre de la Révolution, Bob avait servi dans la marine, tantôt sur un bord, tantôt sur un autre, et il avait eu le bonheur de n’être jamais fait prisonnier. C’était un avantage dont il était très-fier, et il soutenait qu’il n’y avait que les maladroits qui se laissaient prendre ; aussi professait-il pour eux le plus profond mépris. À tous autres égards, Bob était plein de raison et de bon sens mais sur ce chapitre il n’était point maniable et se montrait vraiment absurde. Que voulez-vous ? les plus grands hommes ont leurs faiblesses, et c’était celle de notre ami Bob.

Le capitaine Crutchely avait engagé Bob après la paix de 1783, et depuis lors il l’avait toujours gardé avec lui. C’était à Bob qu’il avait confié l’instruction de Marc, quand celui-ci était venu à bord et c’était sous Bob que le jeune matelot avait fait son apprentissage. Bob était plein de ressources, et, comme presque tous les matelots américains, il n’y avait presque rien qu’il ne sût faire de ses dix doigts. C’était, entre autres, un mécanicien des plus habiles. D’une force athlétique, d’une taille gigantesque, d’une carrure remarquable, Bob était pour ses amis d’un dévouement à toute épreuve. Il ne voyait jamais un défaut à ceux qu’il aimait, ni une bonne qualité à ceux qui lui déplaisaient. Son attachement pour Marc était sans bornes, et l’avancement de son jeune ami lui avait fait autant de plaisir que s’il se fût agi du sien. Dans la dernière traversée, il avait dit aux matelots du gaillard d’avant : — Vous voyez bien Marc Woolston ? eh bien, ce sera un fameux loup de mer dans son temps, retenez ça de moi ! Le plus beau jour de ma vie sera celui où je pourrai m’embarquer à bord d’un bâtiment commandé par le capitaine Marc Woolston. C’est moi qui lui ai appris à mordre dans un biscuit de mer, et c’est que, dès le premier jour, il s’en acquittait, joliment. Voyez-le donc haler sur un câble ! quel gaillard ! Et dire qu’il n’y a pas plus de deux ans, on eût cru qu’il allait s’évanouir à l’odeur du goudron ! — Ici Bob brodait un peu ; car jamais Marc n’avait eu de ces délicatesses. Il répondait cordialement à l’attachement de Bob, et c’était une véritable paire d’amis.

Quoiqu’il n’y eût, avec le ministre, que deux témoins du mariage, Bob Betts et Marie Bromley, on n’en dressa pas moins deux contrats en bonne forme, dont l’un fut remis à Marc, qui l’enferma dans son secrétaire, et l’autre à Brigitte, qui le cacha dans son corset. Cinq minutes après la cérémonie, on se sépara ; les deux jeunes filles retournèrent chez elles, le ministre retourna à ses affaires, et les deux marins restèrent sur le pont du bâtiment. Bob n’ouvrit pas la bouche, tant qu’il vit les yeux du jeune mari fixés sur la taille légère de Brigitte, qui descendait rapidement le quai, accompagnée de sa jeune amie. Mais Brigitte n’eut pas plus tôt disparu à leurs regards, qu’il crut convenable de placer un mot.

— Voilà une goélette une voilière et joliment arrimée, monsieur Woolston dit-il en tournant une chique dans sa bouche ; un de ces jours ce sera une fameuse frégate à commander.

— C’est elle qui est et qui sera toujours mon capitaine, Bob, répondit Marc. Mais pas un mot de ce qui vient de se passer, n’est-ce pas ?

— Oh ! bien oui ! c’est Bob qui irait consigner sur le livre de loch de quoi faire caqueter toutes les commères du voisinage, comme autant de guenons qui auraient trouvé un sac de noix ! Mais qu’est-ce que le ministre voulait donc dire en marmottant : « Je te donne tous mes biens en ce monde ; » est-ce que vous allez être plus riche ou plus pauvre ?

— Ni l’un ni l’autre, répondit Marc en souriant. Je reste juste au même point, et il est probable que j’y resterai longtemps encore.

— Est-ce que la demoiselle n’a rien de son côté ? Je me suis laissé dire que parfois il y a d’assez bons coups de filet à faire dans ces sortes de pêches ?

— Brigitte doit être dans la même position que moi, Bob, et c’est tout dire. Mais maintenant elle est à moi, et dans deux ans je viendrai la réclamer, n’eût-elle pas deux robes à porter. Son père est homme à lésiner tant qu’il pourra, quand il s’agira de l’équiper, ma jolie corvette !

Marc était de bonne foi. Il ne savait pas que Brigitte avait trente mille dollars qui lui étaient assurés, et qu’elle toucherait à sa majorité, ou quand elle se marierait ; si alors elle avait dix-huit ans. Il ne l’apprit que plusieurs jours après son mariage, de la bouche même de son amie, qui l’engagea à renoncer à la mer pour rester toujours auprès de sa petite femme. Malgré tout son amour, Marc était attaché à son état, et il lui répugnait aussi d’être à la charge de Brigitte. La lutte fut vive entre l’amour et l’orgueil ; mais Brigitte plaida si bien, elle sut employer si à propos les caresses et les larmes, qu’il finit par se rendre. Ce fut dans la maison de Marie Bromley que se traitèrent ces grandes négociations, dans des entrevues aussi fréquentes que le permettait le service du jeune lieutenant. Le résultat fut que Marc partit pour Bristol, et qu’il alla raconter franchement à son père ce qui s’était passé, révélant ainsi au bout de huit jours un secret qui devait être gardé pendant au moins deux grandes années.

Au premier mot, le docteur Woolston bondit sur sa chaise ; mais il y avait dans cette affaire quelques considérations de nature à consoler un père. D’abord Brigitte était jeune, douce et belle, et, en même temps, pour Bristol, elle était riche. Il y avait là de quoi jeter quelque baume sur les blessures de l’amour-propre, de quoi oublier des rivalités de profession et des antipathies personnelles. Nous ne sommes pas bien sûr qu’il n’éprouva même pas une joie secrète à la pensée que la fortune de la femme de son collègue allait revenir à son fils par suite de ce mariage. Au surplus, il se conduisit en galant homme. Il annonça la chose au docteur Yardley, dans une lettre délicatement tournée, qui permettait d’arranger l’affaire à l’amiable, si on le voulait. On ne le voulut pas, et le père de Brigitte se laissa aller à un tel accès de colère qu’il en eut une attaque d’apoplexie qui faillit l’emporter.

Cependant le docteur en réchappa, et, dès qu’il fut sur pied, il n’eut rien de plus pressé que de courir à Philadelphie et de ramener sa fille. Marc aurait pu redemander sa femme et la conduire dans la maison de son père ; la loi n’y faisait point obstacle, mais le docteur Woolston s’y opposa et il manœuvra ensuite avec beaucoup d’habileté. Un ami commun lui ménagea une entrevue avec son confrère, et l’on s’expliqua avec beaucoup plus de calme et de sang-froid. On tomba d’accord qu’il valait mieux que les jeunes gens restassent séparés encore deux ou trois ans ; c’était un arrangement que l’âge si tendre de Brigitte rendait nécessaire. Il ne fut pas question de la fortune, ce qui arrangeait fort le docteur Yardley, qui ainsi pourrait continuer à en recevoir les revenus jusqu’à nouvel ordre. Enfin le docteur Woolston poussa la condescendance jusqu’à demander l’avis de son confrère sur un cas difficile qui se présentait dans sa pratique. Il en résulta que l’entrevue fut beaucoup plus amicale qu’on ne l’avait espéré, et qu’avant de se séparer, les parties intéressées étaient tombées d’accord sur tous les points.

Il fut décidé que Marc resterait à bord du Rancocus, qui allait entreprendre son quatrième voyage. Le bâtiment devait se diriger vers quelques-unes des îles de l’océan Pacifique et y prendre un chargement de bois de sandal pour le marché de Chine. À son retour, Marc serait majeur et pourrait prendre le commandement d’un navire, s’il ne voulait pas renoncer à son état. Jusqu’au moment du départ, Marc pourrait aller voir de temps en temps sa femme ; quant aux lettres, il leur était permis de s’écrire aussi souvent que cela pourrait leur faire plaisir. Tels furent les principaux articles du traité conclu entre les parties contractantes.

Le docteur, Yardley obéissait sans doute à un sentiment paternel très-respectable, en reculant le moment où sa fille, si jeune encore, aurait à remplir les devoirs et à supporter les peines inséparables de son nouvel état. Mais au fond se glissait aussi un secret espoir que quelque incident imprévu pourrait se jeter à la traverse de ce malencontreux mariage, qu’il n’acceptait que contraint et forcé, mais dont il aurait voulu de grand cœur être débarrassé. En 1796, il n’était pas si facile de séparer un mari de sa femme. Aujourd’hui, le docteur Yardley n’aurait qu’à aller trouver les juges, à leur débiter quelque histoire lamentable sur la fortune de sa fille, sur sa jeunesse qui ne lui avait pas permis de savoir ce qu’elle faisait ; et en mettant habilement en œuvre l’incident de la cabine et quelques autres enjolivements, il n’aurait pas de peine à obtenir le divorce. Les choses ne se passaient pas encore aussi rondement, et force fut de prendre patience. Les relations entre Anne et Brigitte furent rétablies comme par le passé, et Marc écrivait lettres sur lettres remplies des expressions les plus passionnées.

Cependant le bâtiment faisait ses préparatifs de départ, et Marc ne pouvait quitter le bord que le dernier jour de chaque semaine. Il s’arrangeait du moins pour passer son dimanche à Bristol ; il voyait sa femme à l’église, faisait avec elle une promenade dans la campagne sous la surveillance d’Anne, et repartait assez à temps pour être à son poste le lundi matin à l’ouverture des écoutilles.

Moins d’un mois après le mariage prématuré de Marc Woolston et de Brigitte Yardley, le Rancocus partit pour l’océan Pacifique et pour Canton. Marc trouva moyen d’aller passer un jour à Bristol, et le docteur Yardley, se laissant attendrir par la douleur de sa fille, consentit à la conduire à Philadelphie avec son amie, pour qu’elle pût lui faire ses derniers adieux. Le docteur consentit même à visiter, le bâtiment, que le capitaine Crutchely n’appelait plus en riant que la Chapelle de Saint-Marc, à cause de la cérémonie religieuse qui y avait été célébrée. Mistress Crutchely était là pour présider aux derniers arrangements, et voir si tout était bien en ordre. Le bon capitaine ne se fit pas faute de plaisanteries et de bons mots qui firent rougir plus d’une fois Brigitte, mais que son affection pour Marc lui fit supporter plutôt que d’abréger une visite qui lui était si chère dans un pareil moment.

Cependant, l’heure de la séparation finale arriva. Malgré tout son courage, Marc sentit son cœur près de se briser, et Brigitte éclatait en sanglots. Une séparation de deux ans, c’est un siècle pour ceux qui n’ont pas encore vécu quatre lustres. Qu’eût-ce été, s’ils avaient pu prévoir par quels grands et mystérieux événements leur absence devait être prolongée !

Il avait fallu employer une sorte de violence pour emmener Brigitte, et du rivage elle suivit tant qu’elle put le bâtiment. Marc ne pouvait plus distinguer ses traits, qu’il voyait encore un mouchoir qui s’agitait en l’air. Puis la distance et les objets qui s’interposèrent entre eux mirent fin même à cette dernière correspondance.

Marc trouva dans sa petite chambre, — car dans la cabine du Rancocus on avait ménagé quatre cabinets, l’un pour le capitaine, deux pour les lieutenants, et le quatrième pour le subrécargue, — plus d’une preuve de l’affection de Brigitte. Mistress Crutchely elle-même, malgré sa longue expérience, n’avait pas montré plus de sagacité, ni certainement plus de sollicitude à préparer et à réunir tout ce dont le capitaine pouvait avoir besoin, que la jeune femme à orner la chambre de son petit mari. À cette époque les artistes n’étaient pas nombreux en Amérique, et ce n’était pas chose facile de trouver à faire faire son portrait ; mais Brigitte avait fait découper son profil, l’avait mis dans un joli cadre, et ce fut une charmante surprise en même temps qu’une douce consolation pour Marc, lorsque, après cette cruelle séparation, il chercha la solitude pour se remettre de son émotion, de reconnaître des traits qui lui étaient si chers ; car le profil avait été très-bien pris, et Brigitte avait une coupe de figure qu’il était facile de reproduire par ce procédé. C’était bien elle, la tête légèrement penchée d’un côté, pose qui lui était naturelle et qui chez elle était pleine de grâce. Marc passa des heures entières devant cette image qu’il animait de toutes les grâces de l’original.

On dit qu’à bord il n’y a point de dimanche ; ce qui veut dire qu’il faut être constamment à l’œuvre, la nuit comme le jour, par le calme comme par la tempête. Le Rancocus n’était pas exempt de la règle commune, et il y avait toujours quelque manœuvre à exécuter pour les gens de l’équipage. Mais nous n’avons pas l’intention de décrire minutieusement cette longue traversée, pour deux raisons : d’abord parce que ce sont les mêmes incidents qui marquent presque toujours les voyages à l’extrémité méridionale du continent d’Amérique ; ensuite parce que nous avons à raconter beaucoup d’autres événements qui demanderont toute notre attention, et qui auront sans doute plus d’intérêt pour le lecteur.

Le capitaine Crutchely toucha, suivant l’usage, à Rio-Janeiro, pour renouveler ses provisions, et, lorsqu’il eut passé une semaine dans le plus délicieux de tous les ports, il poursuivit sa route. Enfin après avoir doublé le cap Horn, en moins de quinze jours il arrivait à Valparaiso.

C’était alors que commençait la partie vraiment sérieuse du voyage. Jusque-là on n’avait guère eu qu’a se laisser glisser à travers ces déserts sans bornes de l’Océan ; mais le moment de la besogne était arrivé. On déchargea le fret qu’on avait apporté pour le compte du gouvernement d’Espagne, on prit de l’eau, un supplément de vivres en cas de scorbut, et au bout d’une nouvelle quinzaine le bâtiment reprit la mer.

En 1796, l’océan Pacifique n’était pas aussi connu des marins qu’il l’est aujourd’hui. Il n’y avait que vingt ans que Cook avait fait ses célèbres voyages, et les relations en avaient été publiées ; mais Cook lui-même avait laissé beaucoup à faire, et il y avait encore bien des points à éclaircir. Le premier auteur d’une découverte acquiert un grand renom ; mais ce sont généralement ceux qui viennent après lui qui savent utiliser ses travaux. Si nous ne connaissions de l’Amérique que ce que Christophe Colomb en a connu, nous serions bien loin encore de recueillir tous les fruits de sa grande découverte.

Comparativement à son étendue, et eu égard au temps qui y règne ordinairement, l’océan Pacifique peut à peine être regardé comme une mer dangereuse ; cependant il suffit de jeter un coup d’œil sur la carte pour voir combien les groupes d’îles, les rochers, les récifs et les bas-fonds, y sont en plus grand nombre que dans l’Atlantique. Quoi qu’il en soit les marins sillonnent hardiment ses vastes plaines, et les Américains sont au nombre des plus audacieux et des plus intrépides.

Pendant près de deux mois après son départ de Valparaiso, le capitaine Crutchely sonda les profondeurs de cette mer, à la recherche des îles que ses instructions portaient de trouver. C’était du bois de sandal qu’il s’agissait de prendre, branche de commerce, soit dit en passant, dont tout chrétien devrait scrupuleusement s’abstenir si ce qu’on rapporte de l’usage qu’on en fait en Chine est vrai ; ce bois serait brûlé comme encens au pied des idoles, et une créature humaine peut-elle commettre un plus grand crime que de contribuer, même indirectement, à faire rendre à un autre qu’à Dieu l’hommage qui n’est dû qu’à lui ? C’est une réflexion qui se présenta plus d’une fois à l’esprit de Marc Woolston, quand plus tard il en vint à réfléchir aux causes qui avaient pu amener les prodigieux événements dans lesquels il se trouva enveloppé. Mais nous voici arrivés à un endroit de notre récit où il devient nécessaire d’entrer dans des détails que nous remettrons au commencement d’un nouveau chapitre.