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Le Cratère/Chapitre XIII

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 29p. 156-171).




CHAPITRE XIII.


Patriarcales mœurs de la vieille Angleterre
Le soir, au coin du feu, par des contes charmants,
Le père, en tisonnant, amuse ses enfants ;
Le dernier-né sourit dans les bras de sa mère
Les deux époux, heureux comme le premier jour,
Échangent en secret un long regard d’amour.

Mistress Hemans



Le Pic, ou la partie la plus élevée de l’île, était à l’extrémité septentrionale, à deux milles du bouquet d’arbres sous lequel Marc Woolston avait fait son splendide repas. Bien Illustrationdifférent de la plaine, il n’avait d’arbres d’aucune espèce, et s’élevait par une montée assez rapide à une grande hauteur. Sur ses flancs, on voyait des traces de verdure, mais elles s’arrêtaient au commencement du sommet. Du point le plus élevé, il était évident que la vue embrassait toute la surface de l’île et l’Océan qui l’environnait, jusqu’à une grande distance.

Ranimé par la courte halte qu’il venait de faire, et surtout par le dîner succulent qui l’avait accompagné, le jeune aventurier reprit son sac, et se mit à entreprendre une ascension qui n’était pas sans fatigue. Il l’effectua cependant en moins d’une heure, et il se trouva bientôt sur le point culminant.

C’était bien la vue immense qu’il avait espérée. La plaine tout entière se déroulait à ses yeux ; avec ses fruits et ses vergers, sa verdure et ses bocages, qui semblaient échelonnés pour le plaisir de ses yeux. Jamais site champêtre ne lui avait offert un aspect si enchanteur ; et l’île avait un tel air de culture qu’à chaque instant il s’attendait à voir des groupes d’hommes en sillonner la surface. Il portait toujours suspendue à ses épaules la meilleure lunette du Rancocus, et il la dirigea aussitôt sur tous les points de l’île, dans l’espoir de découvrir quelques habitations ; mais cet espoir fut déçu. Il était évidemment le seul habitant de l’île. Il n’y avait même aucune trace de quadrupèdes ou de reptiles ; Les oiseaux seuls avaient accès dans le petit paradis c’était, à proprement parler, leur Élysée.

Marc procéda ensuite à l’examen du Pic lui-même. Il s’y trouvait un vaste amas de guano dont les parcelles, qui s’en étaient détachées sans cesse depuis des siècles, avaient sans doute contribué à entretenir la fertilité de la plaine. Un ruisseau, plus large qu’on ne se serait attendu à en trouver un dans une île si petite, serpentait dans la plaine, et sortait d’une source abondante qui jaillissait de terre à la base du Pic. Mais la source n’eût pas suffi pour l’alimenter seule et il recevait, dans son cours le tribut d’une infinité de petits filets d’eau qui coulaient sur la surface légèrement inclinée de l’île. Sur un point, à deux lieues environ du Pic, se formait un petit lac dont les eaux ressortaient plus loin en replis sinueux, tandis que le trop-plein se déversait sans doute en cascades dans la mer.

On s’imagine aisément avec quel vif intérêt Marc dirigea sa lunette vers le nord, pour chercher le groupe d’îles qu’il avait quitté le matin même. Il était facile à distinguer, de la grande élévation où il se trouvait. À la manière dont il s’étendait du nord au sud, occupant presque un degré de latitude, on eût dit une vaste et sombre carte déployée sur la surface des eaux pour qu’il pût l’examiner à son aise. C’était comme une image de la lune, avec ses contours indécis de continents imaginaires. Marc distinguait à l’œil nu les flaques d’eau qui se trouvaient çà et là dans les rochers. La distance était si grande qu’il ne put voir le Cratère qu’à l’aide de la lunette. Quant au vieux Rancocus, l’instrument même fut impuissant à le découvrir.

Après avoir considéré longtemps ses anciens domaines, Marc parcourut successivement tous les points de l’horizon pour voir s’il ne découvrirait pas quelque autre terre. À peine venait-il de placer la lunette à son foyer que le premier objet qui frappa ses yeux le fit bondir du sol. C’était une terre, une terre bien distincte, à l’horizon occidental ! La distance était au moins de cent milles ; mais il était sûr de ne pas se tromper. Il y avait là une île qui pouvait être habitée ! L’émotion qu’il éprouva à la vue de ces régions inconnues ne peut se comparer qu’à celle de l’astronome qui découvre une nouvelle planète. Nous ne sortons pas des limites de la vérité en affirmant qu’il regardait cette masse terne et bleuâtre, qui s’élevait au milieu d’un désert d’eau, avec les mêmes transports d’admiration et de joie dont Herschell dût être saisi quand il établit le caractère d’Uranus. Notre ermite, enchanté, fut plus d’une heure sans pouvoir en détacher ses yeux.

Lorsque enfin il détourna la vue, ce fut pour faire cesser l’espèce de vertige que lui avait causé cette contemplation fixe et prolongée du même objet ; mais avec la volonté ferme de la reprendre dès qu’il serait calmé. Il se promenait en long et en large sur le Pic dans cette intention, lorsqu’un objet bien plus saisissant encore cloua tout à coup ses pas à la place qu’ils occupaient, et lui ôta la faculté de respirer. Il voyait une voile !

C’était la première fois depuis la disparition de Betts que ses yeux avides se fixaient sur un bâtiment ! et ce bâtiment n’était pas loin ; il s’avançait vers l’île comme s’il voulait venir s’y abriter. Vu de cette hauteur, sans doute ce n’était qu’un point sur la surface de l’Océan, mais Marc avait l’œil trop exercé pour s’y méprendre ; c’était bien un bâtiment, portant plus ou moins de voiles, — c’était ce qu’il lui était difficile de préciser, — mais que lui importait du reste ! le point essentiel, c’était un bâtiment !

Marc sentit fléchir ses genoux à tel point qu’il lui fallut se laisser tomber à terre pour trouver un point d’appui. Il y resta quelques minutes immobile, remerciant Dieu mentalement de cette faveur inattendue ; puis, dès que ses forces furent revenues, ce fut pour se mettre à genoux et renouveler ses actions de grâces. Quand il se releva, il eut un moment la frayeur que le bâtiment n’eût disparu, ou qu’il n’eût été le jouet d’une cruelle illusion.

Non ! ce n’était pas une erreur : le petit point blanc était bien là ! Marc prit la lunette pour mieux l’examiner ; et un cri s’échappa de ses lèvres :

— La pinasse ! la Neshamony !

Et il courait comme un fou, et il agitait son mouchoir comme si on avait pu le voir. Marc avait reconnu dans cette voile la petite embarcation qui avait été entraînée par la tempête, avec Bob sur son bord. Et après un intervalle de quatorze mois, elle semblait s’efforcer de regagner la plage sur laquelle elle avait été construite. Dès que Marc eut repris son sang-froid, il adopta le meilleur moyen pour attirer l’attention de son côté, et faire connaître sa présence. Il tira ses deux coups de fusil, et recommença de nouvelles décharges, jusqu’au moment où un pavillon fut hissé à bord de la pinasse, qui était alors immédiatement sous le Pic. En même temps un coup de fusil fut aussi tiré du bord.

À ce signal Marc s’élança dans le ravin, se mit à courir à toutes jambes, au risque de se casser mille fois le cou. C’était tout autre chose de descendre une pareille montagne que de la gravir. En moins d’un quart d’heure, notre ermite hors d’haleine était à bord de la Brigitte, tremblant de crainte de ne pas trouver son ami, car c’était bien Bob qui cherchait le Récif ; il n’en avait pas le plus léger doute. Il démarra sur-le-champ, sortit au plus vite de la petite anse où il s’était abrité, et fit force de voiles. Au moment où il parait le dernier rocher, un nouveau cri lui échappa, la vue de la Neshamony qui n’était qu’a cent brasses de lui, et qui rangeait la côte, cherchant un lieu pour aborder. Le cri fut répété sur l’autre bord, et Marc et Bob se reconnurent au même instant. Bob jeta son bonnet en l’air et poussa trois acclamations de joie, tandis que Marc tombait sur son banc, hors d’état de rester debout. L’écoute de la voile échappa de sa main, et il n’aurait pu dire ce qui s’était passé jusqu’au moment où il se trouva dans les bras de son ami, à bord de la pinasse.

Il s’écoula une grande demi-heure avant que Marc fût maître de lui-même. À la fin, des larmes le soulagèrent, et il ne rougit pas de montrer son émotion, lorsqu’il retrouvait son vieux compagnon. Il s’aperçut qu’il y avait un autre individu à bord ; mais comme il avait la peau basanée, il en conclut naturellement que c’était un naturel de quelque île voisine où Bob avait sans doute abordé, et qui avait consenti à l’accompagner. Ce fut Bob qui rompit le premier le silence.

— Par ma foi ! monsieur Marc, il ne pouvait m’arriver rien de plus heureux que de vous revoir, s’écria l’honnête garçon. Savez-vous que je tremblais de tous mes membres en partant pour ma croisière, et que je n’étais rien moins que sûr de vous trouver ?

— Merci, Bob, merci ; et Dieu soit loué de sa grande bonté ! Il paraît, d’après la compagnie dans laquelle je vous trouve, que vous avez été dans quelque autre île ; mais ce qu’il y a de merveilleux dans tout cela, c’est que vous ayez pu retrouver le Récif, vous qui ne vous piquez pas de savoir trouver votre chemin, en pleine mer.

— Le Récif ! cette montagne-là est le Récif ? Il faut que le pays ait diablement changé depuis mon départ, s’il en est ainsi !

Marc lui expliqua le grand bouleversement qui avait eu lieu, et lui raconta brièvement son histoire, la construction de son bateau, et ses derniers voyages de découvertes. Betts était tout oreilles ; de temps en temps il lançait un regard étonné sur la masse immense qui était sortie si subitement de la mer, ou bien il détournait la tête pour regarder la fumée du volcan plus éloigné.

— Alors, tous nos tremblements sont expliqués s’écria-t-il, dès que Marc eut fini. Imaginez-vous qu’à l’époque dont vous parlez, j’étais à cent cinquante lieues d’ici pour le moins, et nous avons eu des tremblements qu’il n’y avait pas moyen de se tenir sur ses jambes, voyez-vous ? Un bâtiment vint nous rallier deux jours après, qui était au moins à cent lieues plus au nord lors de l’événement ; eh bien, les gens de l’équipage nous dirent qu’ils avaient cru que le ciel et la terre, allaient s’embrasser là-bas en pleine mer.

— Il a fallu en effet un tremblement de terre extraordinaire pour opérer un pareil bouleversement ; mais j’avais supposé que la Providence m’avait destiné à en être le seul témoin. À propos vous parliez d’un bâtiment ; ce n’est pas que vous en ayez rencontré, c’est impossible ?

— Si fait, Monsieur, c’est très-possible, au contraire, et même très-certain ; mais je ferai mieux de vous conter tout du long mes aventures. C’est un long câble à dérouler, et nous ferons bien de prendre terre, de jeter un coup d’œil sur cette île que vous vantez si fort, et de dire deux mots à ces petits oiseaux que vous dites st appétissants. Je suis né natif de Jersey, et je me connais en gibier.

Marc brûlait d’entendre le récit de Bob ; depuis surtout qu’il avait été question de la rencontre d’un bâtiment ; mais le pauvre diable mourait de faim, et il fallait bien accéder à sa demande. L’entrée de l’anse était à deux pas ; les deux embarcations s’y dirigèrent de conserve, et furent bientôt amarrées.

Les deux amis, accompagnés de l’homme de couleur, commencèrent leur ascension, Marc ramassant en chemin la lunette, le fusil, et les autres objets que dans sa précipitation il avait laissé tomber en descendant. Pendant la montée, peu de paroles furent échangées ; mais arrivés à la plaine, Bob et son compagnon ne purent retenir de bruyantes acclamations de joie. À la grande surprise de Marc, la peau cuivrée s’exprimait dans la même langue que Bob. Il se retourna pour l’examiner de plus près, et il reconnut une figure qu’il connaissait.

— Que vois-je, Bob ! s’écria Marc respirant à peine ; comment est-ce que ce serait Socrate ?

— Eh oui, Monsieur, c’est Soc en personne ; et Didon, sa femme, n’est pas à cent milles de vous.

Cette réponse, toute simple qu’elle fût, jeta de nouveau notre jeune homme dans le plus grand trouble. Socrate et Didon étaient les esclaves de Brigitte au moment où il était parti d’Amérique ; ils faisaient partie de la propriété dont elle avait hérité de sa grand’mère. Ils demeuraient dans la maison même, et ne l’appelaient jamais que maîtresse. Marc les connaissait à merveille, et Didon, avec la malice et la familiarité d’une servante favorite, avait l’habitude de l’appeler « son jeune maître. » Une foule de réflexions, de conjectures, de craintes se présentèrent à la fois à l’esprit de notre héros, mais il s’abstint de toute question précipitée. À vrai dire, il avait peur d’en faire aucune.

Sachant à peine ce qu’il faisait, il se dirigea à pas précipités vers le bouquet d’arbres à l’ombre duquel il avait dîné deux ou trois heures auparavant. Il restait quelques becfigues auxquels il n’avait pas touché. En remuant les cendres, le feu fut bientôt attisé ; et, en quelques minutes, Bob se vit servir un rôti succulent, arrosé d’un rhum qu’il connaissait de vieille date.

Bob mangea sans se presser. Il semblait savourer les morceaux ; et ce n’était pas par épicurisme qu’il prolongeait ainsi son repas à plaisir : il avait un mobile beaucoup plus généreux. Il craignait que son récit ne causât à son ami une trop vive émotion, et il n’était pas fâché de retarder ses explications. Ainsi il avait été charmé qu’il eût reconnu le nègre, ce qui avait dû le préparer à quelque chose d’extraordinaire. C’est que ce qu’il allait entendre était bien extraordinaire, en effet. Enfin Betts, ayant achevé son dîner, après un certain nombre d’insinuations préparatoires pour atténuer l’effet de ses paroles, se décida à entrer en matière. Nous en aurions pour longtemps si nous le suivions dans toutes ses circonlocutions, et Marc eut bien de la peine à ne pas l’interrompre cent fois, surtout lorsqu’il s’appesantissait sur les courants, sur les vents favorables ou contraires, sur toutes les circonstances matérielles de son voyage ; mais il crut que le plus prudent et le plus court, peut-être, était de le laisser suivre le fil de son récit comme il l’entendrait. Comme le lecteur pourrait ne pas être d’humeur aussi facile, nous nous bornerons en rapporter la substance.

Quand Betts avait été entraîné loin du Récif par la tempête de l’année précédente, il n’avait eu d’autre parti à prendre que de laisser la Neshamony dériver avec lui. Dès qu’il l’avait pu, il s’était efforcé de gagner au vent ; et, lorsqu’il voyait devant lui des écumes qui annonçaient la présence de brisants, il tâchait de les parer, mais il n’y réussissait pas toujours ; et alors il était le jouet de la tempête, et se voyait entraîné à travers ou par-dessus tous les obstacles. Heureusement le vent avait tellement amoncelé les vagues que la pinasse était portée de récif en récif, sans même les effleurer ; et, en moins de trois heures, elle se trouva en pleine mer. Mais l’ouragan était trop violent pour qu’il fût possible d’établir des voiles, et Bob fut obligé d’attendre que le vent fût tombé.

Pendant plus de huit jours, il chercha alors à revenir sur ses pas pour rejoindre son ami ; mais il n’y put réussir. Ce qu’il faisait de chemin pendant le jour, il le perdait la nuit pendant son sommeil. Telle fut du moins l’explication de Bob ; mais Marc fut plus porté à croire qu’il n’avait pas su s’orienter convenablement.

Au bout de ces huit jours, une terre se montra sous le vent, et Bob mit aussitôt le cap de ce côté, dans l’espoir de trouver des habitants ; mais son attente fut trompée. C’était une montagne volcanique qui avait une grande analogie avec le Pic de Vulcain, mais entièrement déserte. Il lui donna le nom de son ancien bâtiment, et y passa plusieurs jours. À la description qu’il en fit, à la position qu’il lui donna, Marc ne douta pas que ce ne fût l’île qu’on voyait du haut du Pic, et qu’il avait regardée avec tant d’intérêt pendant plus d’une heure ; et, des explications qu’il donna à son tour, il résulta qu’il ne s’était pas trompé.

Du point le plus élevé de l’île Rancocus, on voyait d’autres terres au nord et à l’ouest, et Bob résolut de se diriger de ce côté, dans l’espoir d’y rencontrer quelques bâtiments cherchant à s’approvisionner de cire et de bois de sandal. À cent lieues environ de sa montagne volcanique, il rencontra un groupe d’îles basses, qui, cette fois, étaient habitées. Les naturels étaient accoutumés à voir des hommes blancs, et ils étaient d’une douceur remarquable. Sans doute l’apparition soudaine de la Neshamony, avec un seul homme pour tout équipage, leur parut se lier à quelque intervention miraculeuse de leurs dieux ; car, lorsque Bob débarqua, il n’y eut pas d’honneurs qu’on ne lui rendît, ainsi qu’à son bâtiment. Le malin compère vit bientôt le parti qu’il pourrait tirer de cette erreur, et il se laissa faire de la meilleure grâce du monde. Il ne tarda pas à se lier de l’amitié la plus intime avec le chef, changeant de nom et se frottant le nez avec lui. Ce chef s’appela donc Betto après l’échange, et Bob fut nommé Ooroony par les naturels. Ooroony resta un mois avec Betto, et ils entreprirent alors un voyage ensemble sur un canot, pour visiter un autre groupe d’îles, à deux ou trois cents milles plus au nord, où Bob comprit qu’il trouverait un bâtiment. Le fait était vrai. Ce bâtiment était espagnol, de l’Amérique du Sud, employé à la pêche des perles, et au moment de mettre à la voile pour son pays.

Par suite de quelque mésintelligence avec le capitaine espagnol, dont Bob ne comprit jamais bien la cause, et qu’il ne tenta même pas d’expliquer, Ooroony partit précipitamment, sans prendre congé de son nouvel ami, mais en lui envoyant des excuses dont tout ce que celui-ci put démêler, c’est que son compagnon avait tout autant de peine à se séparer de lui, que de plaisir à planter là le capitaine espagnol.

Cet abandon ne laissait d’autre alternative à Betts que de rester dans l’île aux Perles, ou de s’embarquer sur le brick qui devait appareiller le lendemain matin. On s’imagine aisément qu’il prit ce dernier parti. Débarqué à Panama, il traversa l’isthme, et arriva Philadelphie moins de cinq mois après son départ involontaire du Récif. Sans doute il fut favorisé par un concours heureux de circonstances ; mais qu’on me parle d’un vieux loup de mer pour les mettre à profit !

Les armateurs du Rancocus, à qui Betts alla raconter son histoire, abandonnèrent toute prétention sur le bâtiment, ne se souciant pas de risquer une bonne somme pour tâcher de recouvrer une mauvaise créance. Ils retombèrent sur les assureurs et firent prêter serment à Bob que le bâtiment s’était perdu ; serment qui, soit dit en passant, devint la base d’un procès qui dura pendant toute la vie de l’Ami Abraham White.

Brigitte reçut en même temps les confidences de Bob, et elle les accueillit par des torrents de larmes. La sœur de notre héros, Anne, ne se montra pas moins émue. Il paraît que Bob arrivait à temps. Comme il y avait plus de trois mois que le bâtiment devait être de retour, le docteur Yardley s’était efforcé de persuader sa fille qu’elle était veuve, si toutefois, ce que depuis quelque temps il était assez disposé à contester, elle avait jamais été mariée légalement.

Le fait est que la guerre s’était ranimée plus vivement que jamais entre les médecins de Bristol, par suite de l’arrivée d’un certain nombre de malades qui étaient venus s’y faire soigner, pendant que la fièvre jaune sévissait à Philadelphie. Des soins de propreté plus minutieux et des bains fréquents paraissent avoir arrêté maintenant le développement de cette affreuse maladie dans les villes du nord, mais alors elle faisait de grands ravages. Les médecins ne s’accordaient nullement sur le traitement qu’il fallait suivre ; il y avait le parti des excitants et celui des calmants. Le docteur Woolston était le chef d’un des partis, le docteur Yardley celui de l’autre. Qui des deux avait raison ? c’est ce que nous n’entreprendrons pas de décider ; nous pencherions assez à croire que tous deux avaient tort. Il n’y avait pas longtemps qu’Anne Woolston avait épousé un jeune médecin, quand cette nouvelle rupture éclata à l’occasion de la fièvre jaune. Son mari, qui s’appelait Heaton, eut le malheur d’être sur cette grave question d’un avis opposé à celui de son beau-père, ce qui amena du froid entre eux. D’un autre côté, le docteur Yardley ne pouvait donner complétement raison au gendre du docteur Woolston, et il modifia légèrement sa théorie pour motiver son dissentiment ; de sorte que le pauvre M. Heaton se trouva avoir tout le monde à dos, parce qu’il avait eu le courage de persister dans son opinion.

Toutes ces circonstances, jointes à l’absence prolongée de Marc, rendaient Brigitte et Anne très-malheureuses. Mistress Yardley était morte depuis quelques mois. Pour comble d’infortune, le docteur Yardley se mit dans la tête de contester la légalité d’un mariage qui avait été célébré à bord d’un bâtiment. Il avait une grande influence dans le comté, et il ne désespérait pas d’en venir à ses fins. Il poussa les choses jusqu’à commencer une procédure au nom de Brigitte, et à demander une séparation légale. Ses raisons étaient que le mariage n’avait pas été consommé, que la cérémonie avait eu lieu dans une cabine, que la fiancée n’était alors qu’une enfant, et que c’était une héritière. En effet, ce qui ajoutait à l’acharnement du docteur, s’il faut en croire quelques personnes charitables, c’est que Brigitte avait fait un nouvel héritage. Une autre parente venait en mourant de lui laisser cinq mille dollars. Et il verrait passer encore toutes ces richesses dans une famille qu’il détestait ! Non, il accumulerait plutôt procès sur procès, et il parviendrait à faire prononcer le divorce, ou, plutôt, qu’était-il besoin de divorce ? il ferait tout simplement casser le mariage, qui était nul de plein droit.

Brigitte, comme il arrive toujours à toute jolie femme, avait pour elle la sympathie publique. Elle n’avait pas renoncé à l’espoir de voir revenir son mari, et elle était heureuse de pouvoir partager avec lui, une fortune qui permettrait à Marc de renoncer à ses voyages sur mer.

Betts arriva à Bristol le jour même où un arrêt venait d’être rendu sur une question incidente dans l’affaire « Yardley contre Woolston. » Cet arrêt ne préjugeait en rien le fond ; c’était une question purement de forme, mais il n’en fallut pas davantage pour encourager le père dans ses démarches, et pour jeter la terreur dans l’âme de la fille et de son amie Anne. Les chères enfants ne connaissaient pas assez les lois pour être bien sûres qu’il n’y eût pas dans la célébration du mariage quelque cas de nullité, et l’aplomb du docteur Yardley les effrayait. Pour redoubler leurs angoisses, il se présenta un aspirant à la main de Brigitte dans la personne d’un étudiant en médecine, de grandes espérances, qui partageait de confiance toutes les opinions du docteur Yardley, opinions qui, si elles n’étaient pas toujours d’accord avec la science, étaient du moins parfaitement d’accord avec les prétentions du jeune amoureux.

Dans la position précaire et pénible du docteur Heaton, on sera moins étonné du parti qu’il prit, ainsi que sa femme et Brigitte. Il était pauvre, sans clientèle, et le docteur Woolston ne songeait nullement à lui en fournir une. Comment présenter à des malades un médecin qui voulait les traiter par des calmants ? De sorte qu’il laissait John, c’était ainsi qu’Anne appelait son mari, mourir de faim, par amour pour les principes.

Tel était l’état des choses quand Bob parut à Bristol et vint annoncer à la jeune femme l’existence de son mari ; mais dans quelle situation ! L’honnête garçon savait mieux que personne que le mariage s’était fait clandestinement, et il eut la précaution de s’entourer de mystère. Il s’arrangea de manière à voir Brigitte secrètement avant qu’on connût son retour ; elle ne pouvait révoquer en doute sa véracité, et elle fondit en larmes en pensant à la position du pauvre Marc.

Mais Brigitte ne tarda pas à essuyer ses yeux, et après avoir puisé des forces et du courage dans la prière, elle résolut d’aller elle-même à la recherche de son mari. En même temps, pour couper court à toutes ces espérances de séparation dont se berçait son père, elle se décida à prendre ses dispositions pour pouvoir rester avec Marc dans son île, et, au besoin même, y passer le reste de ses jours. Bob avait peint sous les plus brillantes couleurs les charmes de la résidence et la beauté du climat et il promit à cette épouse fidèle de l’accompagner. Le jeune M. Heaton et sa femme furent naturellement les premiers confidents de Brigitte, et non-seulement ils l’approuvèrent, mais ils se montrèrent disposés à être de la partie. Ce n’était point ses malades que John pouvait regretter, il n’en avait pas ; il aimait les aventures, il serait charmé de voir de nouveaux pays. Anne était toujours prête à faire ce qui plaisait à son mari ; pour lui elle eût été à l’extrémité de la terre, comme Brigitte y allait pour son cher Marc. Le projet fut discuté et adopté presque aussitôt ; il ne fut plus question que des moyens de le réaliser.

John Heaton avait un frère qui résidait à New-York, et il allait souvent le voir. C’était précisément dans cette ville que Brigitte avait placé les cinq mille dollars dont elle avait hérité ; elle obtint facilement la permission d’accompagner Anne dans ce petit voyage. Un bâtiment allait appareiller pour la côte nord-ouest ; des passages y furent arrêtés en secret. Les achats nécessaires furent faits et envoyés à bord. Au moment de partir, des lettres d’adieux, conçues dans les termes les plus convenables, furent expédiées à Bristol : Bob était déjà à bord, où il avait été rejoint par Socrate, Didon et Junon, qui s’étaient échappés de la maison par ordre de leur jeune maîtresse, et par une certaine Marthe Waters. C’était une ancienne connaissance de Bob, de la secte des Amis comme lui, et qu’il avait souvent rencontrée autrefois dans les « assemblées. » Bob, depuis son retour, s’était singulièrement humanisé à l’endroit du mariage, et l’Amie Marthe Waters était devenue « les os de ses os et la chair de sa chair. » Elle avait avec elle sa jeune sœur, Jeanne Waters, qui avait voulu partager leur sort.

Toutes les mesures avaient été si bien prises que nos aventuriers, au nombre de neuf, mirent à la voile sans rencontrer le moindre obstacle. Pendant la traversée, la mer seule pouvait en présenter, mais elle prit en pitié la petite troupe, qu’elle déposa saine et sauve à Panama, cinq mois, jour pour jour, après son départ de New-York. Le même brick qui avait amené Bob allait repartir pour les mêmes parages. Nos passagers furent reçus à bord sans difficulté. Avant de quitter Panama, ils avaient fait une nouvelle recrue : c’était un jeune charpentier américain nommé Bigelow, qui avait déserté son bord, il y avait un an, pour épouser une jeune Espagnole, et qui ne pouvait supporter le genre de vie qu’il menait à Panama. Il s’embarqua avec sa femme et un petit enfant, avec promesse de rester au service des Heaton pendant deux ans, moyennant une somme convenue.

De Panama à l’île aux Perles, la traversée fut longue, sans être pénible. En soixante jours, nos voyageurs étaient débarqués avec tous leurs effets. La cargaison comprenait deux vaches, un jeune taureau, deux poulains d’un an, quelques chèvres, et un assortiment d’instruments d’agriculture, qui ne se trouvaient pas au nombre de ceux destinés par l’Ami Abraham aux naturels de Fejee. À l’île aux Perles, Bob retrouva les amis qui l’avaient si bien accueilli à son passage. Il leur avait apporté des présents convenables, et il ne fut pas difficile de conclure un arrangement avec eux pour qu’ils les transportassent avec tout ce qu’ils avaient apporté, aux îles de Betto, distance de plus de trois cents milles. Les chevaux et les vaches furent placés sur un catamaran, espèce de grand radeau fort en usage dans ces mers tranquilles.

Aux îles de Betto, il trouva la Neshamony exactement dans l’état où il l’avait laissée. Après l’espèce de culte dont elle avait été l’objet, aucune main n’avait touché même à un seul cordage, aucun pied ne s’en était approché pendant son absence. Oonoory reçut un fusil et quelques munitions en récompense de sa fidélité. Aucun présent ne pouvait lui être plus agréable ; il équivalait pour lui à une armée permanente, et une question de prééminence qui était débattue depuis longtemps entre lui et un autre chef, se trouva par ce seul fait tranchée tout à coup en sa faveur. Un nouvel arrangement fut conclu pour le transport de la colonie à l’île Rancocus. Bob avait si bien observé la direction suivie dans sa première traversée, qu’il n’eut pas de peine à faire son atterrage.

Si les naturels qui conduisaient les canots avaient été surpris de voir des vaches et des chevaux, l’aspect de l’île Rancocus ne fut pas pour eux un moindre sujet d’étonnement. Jusqu’alors aucun d’eux ne savait même ce que c’était qu’une montagne. Les îles qu’ils habitaient étaient très-basses, en dehors des terrains volcaniques : c’étaient de simples bancs de corail et une colline était pour eux un phénomène.

Heaton et Bob jugèrent prudent de les congédier sans les mener plus loin. Ils ne se souciaient pas de leur faire connaître l’existence et la position du Récif, ne sachant pas encore assez quel fond ils pouvaient faire sur leurs nouveaux amis. Ce n’était pas que la nouvelle montagne ne fût, sous beaucoup de rapports, très-préférable au Récif, tel qu’il était du moins à l’époque où Bob l’avait quitté. Les arbres fruitiers y étaient en abondance comme au Pic de Vulcain ; mais au Pic ils étaient meilleurs, les pâturages étaient plus gras, et la plaine était d’un accès plus facile.

Il était impossible de songer à repartir tous ensemble : la Neshamony n’aurait pu contenir les voyageurs avec toutes les provisions. Il y avait une autre considération : mistress Heaton venait d’accoucher ; son mari ne pouvait songer à la quitter, et la présence de Brigitte n’était pas moins utile. Il fut donc décidé que Bob commencerait par aller seul à la découverte.

On n’a pas oublié qu’il était hors d’état de calculer d’une manière précise où était le Récif ; seulement il était convaincu que c’était du côté du vent, et dans un rayon de cent milles. En se promenant sur les rochers de l’île Rancocus, il avait aperçu le Pic de Vulcain, avec surprise et en même temps avec joie : avec surprise, car ne soupçonnant pas la grande métamorphose que le récent tremblement de terre avait opérée dans l’aspect des lieux, il ne pouvait comprendre qu’il ne l’eût pas remarquée, lorsqu’il faisait avec Marc des observations si minutieuses ; avec joie parce qu’il en concluait que le Récif était situé au nord de cette montagne étrange, et à une grande distance, puisque c’était le seul moyen d’expliquer que de son sommet il n’eut jamais aperçu le Pic.

Lors donc que Bob partit avec Socrate, il gouverna d’abord vers le Pic, autant que le vent le permettait, puisqu’il était certain de suivre ainsi une bonne direction. Après dix heures de marche, il commença à l’apercevoir du bord ; puis, bientôt après, se montra le cratère du nouveau volcan. Ce fut vers ce dernier point qu’il se porta d’abord ; et après avoir couru plusieurs bordées pendant la nuit, lorsqu’il n’en était plus qu’à quelques milles, il profita du premier rayon de jour pour se diriger vers l’île inconnue. Il venait d’en faire presque le tour sans trouver à aborder, et il allait poursuivre sa route lorsqu’il avait entendu les coups de fusil.