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Le Cratère/Chapitre XV

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 29p. 184-198).




CHAPITRE XV.


Mon Dieu, donnez-moi la santé,
Sans superflu le nécessaire,
Et, loin du bruit de la cité,
Près d’une source un coin de terre ;
Puis, un ami sûr et discret,
Une compagne bonne et sage ;
Surtout un esprit satisfait,
Et je n’en veux pas davantage.

Anonyme



Marc et Brigitte passèrent, entièrement seuls, au Récif une semaine qui ne leur parut qu’un jour, et ils se trouvaient si heureux que c’était avec une sorte d’effroi qu’ils voyaient arriver l’instant du départ. Les moindres points de l’île furent visités successivement ; on fit même plusieurs excursions en mer ; le lieu de la catastrophe ne pouvait être oublié, et Brigitte ne pouvait se lasser d’entendre le récit de tant d’infortunes. Mais c’était toujours avec une joie infinie qu’elle remontait à bord du Rancocus. Le vieux navire s’associait dans sa pensée avec ses plus doux souvenirs. Et n’était-ce point là qu’elle avait contracté les nœuds qui devaient assurer à jamais son bonheur ? Aussi quand il fut question de départ, elle se récria et dit que, malgré son affection pour Anne, elle aurait voulu passer ainsi un grand mois. Mais le gouverneur — c’était le titre qu’Heaton avait donné à Marc, et dont Brigitte s’amusait à le saluer quelquefois — déclara que, malgré sa prédilection pour le Récif, et le charme qu’il trouverait à y passer toute sa vie auprès de celle qui était pour lui l’univers, il ne pouvait abandonner ses amis, et qu’il était prudent de retourner au Pic ; car il ne pouvait se défendre de quelques inquiétudes depuis qu’il savait qu’il y avait à peu de distance des îles habitées.

La traversée fut heureuse, et comme l’arrivée de la Brigitte se trouva coïncider avec celle de la Neshamony, il y avait dans l’Anse-Mignonne un mouvement inaccoutumé, et quelque chose en miniature de la vie d’un port de mer. La pinasse revenait de l’île Rancocus, chargée du reste de la cargaison. Il ne restait en arrière que deux chèvres qu’on avait laissées sur les montagnes. Bigelow était au nombre des passagers, de sorte que la petite colonie du Pic se trouvait alors au grand complet.

Mais Bob avait une nouvelle à communiquer qui fit faire de sérieuses réflexions au gouverneur. Lorsque la pinasse était chargée, et qu’on n’attendait plus que le moment favorable pour appareiller, on s’était aperçu qu’une flottille de canots et de catamarans s’avançait vers l’île Rancocus. Elle venait évidemment des îles de Betto. Bob, à l’aide d’une lunette, avait reconnu un certain Waally à bord du canot principal, ce qui n’était pas d’un bon augure ; car ce Waally était l’antagoniste le plus redoutable d’Ooroony ; et pour qu’il fût à la tête d’une pareille escadre, il fallait qu’il eût eu le dessus sur l’honnête Betto, et qu’il méditât quelque sinistre entreprise.

Assuré de ce fait, Bob avait aussitôt pris le large et mis à la voile. Il n’avait pas à craindre qu’au plus près surtout, aucune embarcation des naturels pût gagner la pinasse de vitesse, et il manœuvra pendant une heure autour de la flottille, pour faire ses observations avant de s’éloigner. C’était évidemment une expédition de guerre, et Bob crut remarquer que deux hommes blancs en faisaient partie ; ils avaient une partie de l’accoutrement des sauvages, et étaient dans le même canot que le terrible Waally. Il n’était pas rare que des matelots fussent jetés sur les îles disséminées dans l’océan Pacifique, et c’était de ces rencontres auxquelles on était habitué. La présence de ces hommes n’annonçait rien de bon, et il sentit qu’il était urgent de les dérouter à tout prix. Au lieu donc de mettre dehors au vent de l’île, ce qui était sa route, il gouverna dans la direction presque contraire, ayant soin seulement de se tenir éloigné de la côte, afin de n’être point pris de calme sous les rochers ; car il savait bien que les canots avec leurs pagaïes l’auraient vite rejoint, s’il venait à perdre le vent.

C’était l’habitude de nos colons de quitter l’île Rancocus au moment où le soleil allait se coucher, et Bob s’était conformé à l’usage. Aussi n’avait-il pas eu le temps de faire beaucoup de chemin quand la nuit fut tout à fait close, et lui permit de suivre la direction qu’il lui plairait, sans craindre les observations, d’autant plus que la lune ne s’était pas levée. Il revint alors sur ses pas, et comme il avait à lutter contre le vent, il lui fallut deux ou trois heures pour regagner le terrain perdu. Enfin, vers onze heures, la Neshamony avait doublé la pointe septentrionale de l’île, et elle rangeait la côte. Il n’y avait point de feux allumés qui pussent indiquer où était le camp des sauvages, mais Bob était intrépide, et il voulut à tout prix obtenir les renseignements qu’il cherchait. Il amena les voiles et vint aborder au lieu de débarquement ordinaire. Il savait que les canots avaient choisi une autre rade moins sûre. Alors il mit pied à terre, et se glissa le long des rochers dans la direction où devaient être les naturels.

Mais Bob était surveillé lui-même à son insu, et au moment où il rampait sous des buissons pour approcher davantage, il sentit une main sur son épaule. Bob s’apprêtait à faire un mauvais parti à celui qui l’arrêtait, quand ces paroles lui furent adressées en très-bon anglais :

— Où allez-vous, camarade ?

Cette question était faite à voix basse, ce qui fut pour Bob un nouveau motif de sécurité. C’étaient les deux hommes qu’il avait pris, assez justement, pour des matelots, qui s’étaient cachés dans ces broussailles, sans doute pour surveiller les mouvements de la pinasse. Ils dirent à Bob de ne rien craindre, que les sauvages étaient endormis à quelque distance, et ils l’accompagnèrent à bord de la Neshamony.

Leur arrivée amena une scène de reconnaissance qui causa une joie générale. Ces deux matelots avaient servi sur le même bord que Bigelow, et de plus ils étaient du même village. Leur histoire offrait de grands points de ressemblance. Tous trois étaient venus sur un baleinier, dont le capitaine était un ivrogne, et tous trois avaient quitté successivement le bord. Bigelow avait pris la route de Panama, où les beaux yeux de Thérèse l’avaient fixé, ainsi que nous l’avons raconté. Peters avait retrouvé Jones dans ses courses vagabondes, et il y avait deux ans qu’ils erraient au milieu des Îles-aux-Perles, ne sachant que faire de leurs personnes, lorsque Waally leur avait offert de les accompagner dans l’expédition qu’il méditait. Tout ce qu’ils avaient pu comprendre, c’était qu’il s’agissait de piller, et de massacrer au besoin, une troupe de chrétiens, et ils avaient accepté, dans l’espoir de trouver quelque moyen de venir en aide aux gens menacés d’une telle agression.

Peters en était là de son récit, quand des cris se firent entendre au milieu du camp des naturels. Il n’eût pas été prudent de rester un moment de plus. Jones s’élança à bord ; Peters eut un moment d’hésitation : on sut plus tard qu’il avait épousé une Indienne à laquelle il était très-attaché, et dont il lui coûtait de se séparer. Mais au moment où la pinasse allait mettre à la voile pour gagner le large, il suivit Jones, sans presque se rendre compte de ce qu’il faisait, et ce ne fut que lorsqu’il se trouvait déjà à un demi-mille en-mer, qu’il exprima des regrets de ce qu’il appelait sa mauvaise action. Son compagnon le consola en lui disant qu’il se présenterait quelque occasion d’envoyer un message à Petrina — c’était le nom qu’ils avaient donné à la jeune sauvage — et que tôt ou tard elle trouverait moyen de le rejoindre.

Avec un renfort si important, Bob n’hésita pas à se mettre en mer, laissant Waally faire les découvertes qu’il pourrait. Si les naturels gravissaient les points les plus élevés de la montagne, ils ne pouvaient guère manquer d’apercevoir la fumée du volcan et le Pic-de-Vulcain, quoique le Récif fût heureusement hors de la portée de leurs observations. Peut-être tenteraient-ils la traversée d’une montagne à l’autre ; c’était une entreprise hasardeuse que de naviguer en droite ligne contre le vent. Si les deux matelots avaient été encore avec eux, ils auraient pu leur apprendre à triompher du vent et de la lame ; mais abandonnés à leurs propres ressources, ils n’auraient ni l’adresse ni la persévérance de manœuvrer leurs canots pendant cent milles dans de pareilles conditions.

Les colons firent le meilleur accueil aux nouvelles recrues. Brigitte ne put retenir un sourire quand Marc fit entendre que Jones, qui était un garçon d’assez bonne mine, serait un mari très-convenable pour Jeanne, et qu’il ne doutait pas qu’il ne fût un jour appelé à les unir, en sa qualité de magistrat. Mais pour le moment ce n’était pas de noces qu’il s’agissait ; il fallait penser à une agression possible de la part des naturels, et un conseil fut tenu pour délibérer sur les mesures à prendre. Marc étant considéré comme le chef de la colonie, et ayant le plus d’expérience, son avis ne pouvait manquer d’être prépondérant, et ses propositions furent adoptées à l’unanimité.

Il y avait à bord du Rancocus huit caronades de douze, montées sur des affûts, et d’un maniement facile. La soute aux poudres était bien garnie : on ne s’aventurait pas pour trafiquer dans ces parages sans avoir de quoi montrer les dents au besoin. Marc proposa d’aller dès le lendemain au Récif sur la Neshamony, pour rapporter deux des pièces, avec les munitions nécessaires. Nous avons déjà parlé du ravin que Marc avait nommé l’Escalier ; c’était le seul passage praticable, et celui qu’il importait de défendre. Deux caronades, placées sur les rochers qui le dominaient des deux côtés, suffiraient pour empêcher d’en approcher, en même temps qu’elles commanderaient l’entrée de l’Anse-Mignonne, où aucune embarcation ne pourrait pénétrer sans être foudroyée à l’instant.

Bob approuva fort cet arrangement, comme il eût approuvé au surplus tout ce qu’aurait proposé son capitaine. Il était le seul qui eût fait le tour du Pic, et il était convaincu qu’il était impossible d’arriver à l’Éden par un autre chemin que l’Escalier. Fortifier ce passage unique, c’était donc faire de l’île un second Gibraltar. Restait le Récif qui serait exposé aux incursions des ennemis ; mais en mettant quelques hommes à bord du bâtiment avec deux ou trois caronades, Marc se faisait fort de tenir en respect cinq cents naturels. Quant au Cratère, il serait facile de le rendre inexpugnable.

Dans ce conseil, Heaton proposa d’établir une sorte de gouvernement, auquel ils jureraient tous d’obéir. L’idée fut accueillie favorablement, et Marc fut nommé gouverneur par acclamation. Heaton et Betts furent nommés ses conseillers à vie. On établit comme loi première et souveraine le droit, tout en laissant au conseil le soin de faire les règlements particuliers qu’il jugerait convenables. Il est facile à toute société de se constituer d’après des principes justes, lorsque les intérêts sont les mêmes et les besoins peu nombreux ; c’est lorsque ces intérêts se compliquent, que les idées se faussent et que les principes se pervertissent. Dans notre petite communauté, il semblait tout naturel que l’éducation et l’expérience fussent des titres à la direction des affaires, et le poison démagogique ne s’y était pas encore infiltré.

Investi du commandement, Marc donna ses ordres à ses subordonnés. Le point capital à ses yeux était de pourvoir à la défense du Pic. Les armes à feu ne manquaient point, Heaton en avait apporté une provision complète. Il y avait aussi des munitions en quantité suffisante, mais il fallait les placer en lieu sûr. Peters et Jones furent chargés de disposer à cet effet une sorte de caverne qui se trouvait à peu de distance de l’entrée de l’Escalier, et où les eaux ne pouvaient jamais pénétrer.

Il fit ensuite porter sur le point le plus élevé du Pic un grand nombre de fagots. On devait y mettre le feu la nuit, si par hasard les canots venaient à se montrer pendant son absence, et il ne doutait pas qu’il ne vît la flamme du Récif où il allait se rendre. Après avoir pris ces dispositions, le gouverneur mit à la voile avec Betts, Bigelow et Socrate. Il emmena aussi Didon et Junon, qui, indépendamment de la cuisine devaient faire une lessive générale de tout le linge sale du bâtiment ; comme c’était la partie de ses fonctions, comme solitaire, pour laquelle Marc avait eu le moins de goût, il avait laissé le tas où on le jetait prendre des proportions formidables. Les autres femmes restèrent au Pic, confiées aux soins d’Heaton et des deux matelots.

Bob Betts ne revenait pas des changements qui s’étaient opérés au Récif. Il marchait à pied sec là où il passait naguère en radeau. Le Cratère était aussi presque méconnaissable. C’était à présent une colline couverte du plus beau tapis de verdure, et Kitty avec sa nouvelle compagne mettaient bon ordre à ce que l’herbe ne devînt pas trop longue. Quand il en visita l’intérieur, sa surprise ne fut pas moins grande. Sans parler du jardin qui était en plein rapport, quoiqu’il eût besoin de quelques coups de bêche, il y avait alors un grand pré qui ne demandait qu’à être fauché. Marc l’avait remarqué dans sa dernière visite, aussi Socrate avait-il apporté sa faux.

Le lendemain matin, tout le monde se mit sérieusement à l’ouvrage. Les deux blanchisseuses établirent leurs baquets près de la source, et furent bientôt dans l’eau de savon jusqu’aux coudes. Pendant que la faux commençait son service, — et Socrate y allait de tout cœur, — les autres marins transportaient les caronades du Rancocus à bord de la pinasse. Les munitions suivirent, et quelques barils de bœuf et de porc salé furent mis aussi sur la Neshamony. Ce n’était pas une nourriture dont Marc fût très-friand, maintenant qu’il avait des œufs, du poisson et de la volaille en abondance ; mais les matelots n’en disaient pas autant, et c’était une fantaisie qu’il était facile de satisfaire.

La journée se passa à charger la pinasse et à prendre divers arrangements. Les porcs étaient venus tous rendre leur visite. Marc en tua un pour les besoins de la cuisine. Il envoya Bob pêcher à son endroit favori, près du Rocher du Limon, et Bob revint avec près de cent poissons. Vers dix heures du soir, la Neshamony appareilla. Marc tint le gouvernail jusqu’à ce qu’il fût en pleine mer, et alors il le remit à Bob. Bigelow était resté à bord du Rancocus pour passer une inspection générale des bois de construction dont il restait encore de grandes piles entre les ponts et à fond de cale, ainsi que la famille Socrate qui, à la buanderie comme dans le pré, avait encore de l’ouvrage pour plusieurs jours.

Avant de prendre un instant de repos, Marc regarda attentivement dans la direction du sud, pour s’assurer si l’on n’avait pas allumé de feux. Il n’en vit pas, et certain, dès lors, que les naturels n’avaient point paru de la journée, il s’endormit tranquillement. Il fut réveillé le matin par Bob, qui l’avertit que la pinasse était sous les rochers du Pic ; mais il ne pouvait parvenir à trouver l’entrée de l’Anse-Mignonne. Nous avons déjà vu qu’elle n’était pas facile à découvrir. Elle était masquée en grande partie par des quartiers de rocs qui s’avançaient en saillie et semblaient se rejoindre ; et sans l’heureux hasard qui l’avait fait apercevoir à Marc, dans son premier voyage, de la seule direction où elle fût visible, il n’aurait jamais pu arriver sur les hauteurs, puisqu’il avait reconnu plus tard que sur toute la circonférence du Pic de Vulcain, il n’y avait qu’un seul point par lequel on pût monter à l’Éden.

Marc avait voulu armer la Neshamony, et il y avait placé un des deux pierriers du bâtiment. Il y mit le feu pour donner le signal de son retour. Tous les hommes de la colonie accoururent aussitôt, et tout le monde s’attela aux caronades pour les monter par l’Escalier, et les mettre en place. Pour les souffler, le gouverneur les fit charger à mitraille. Il pointa lui-même la pièce qui était au-dessus du ravin, sur l’entrée de l’anse, et tous les projectiles s’y enfoncèrent dans l’eau en faisant jaillir des torrents d’écume. L’autre caronade fut inclinée de manière à balayer l’Escalier, et les traces qu’on trouva partout de la mitraille, prouvèrent que le but avait été complètement atteint. Auprès de chaque pièce, on établit dans les rochers un petit magasin et l’on borna là, pour le moment, les préparatifs de défense.

Il fallut alors songer au transport des provisions. Rouler les barils le long du ravin par un escarpement aussi raide, c’eût été une entreprise interminable et des plus fatigantes. Marc, qui n’était jamais à bout de ressources, avisa une roche qui surplombait le lieu de débarquement à une hauteur de trois cents pieds, et qui se terminait par une plate-forme assez vaste pour qu’on eût pu y passer la revue d’un régiment. Il résolut d’y établir une chèvre, et tous les fardeaux furent ainsi montés sans difficulté. Cette plate-forme pouvait aussi, au besoin, servir d’embuscade excellente pour des fusiliers, dans un engagement ; et, en l’examinant, il se décida à y placer une de ses pièces ; c’était une excellente position pour commander la pleine mer. Cependant quatre jours s’étaient écoulés, et l’on ne voyait pas paraître de canots. Il était temps de retourner au Récif. Le gouverneur partit avec Bob ; Brigitte l’accompagna cette fois. C’était pour elle une vraie partie de plaisir. La cabine du bâtiment, sans parler de tous les souvenirs qui la lui avaient fait prendre en affection, lui offrait une habitation beaucoup plus agréable que les tentes.

En arrivant, le gouverneur vit à sa grande surprise que Bigelow avait construit la carcasse d’une embarcation, plus grande encore que la pinasse ; elle pouvait porter quatorze tonneaux, mais elle était plutôt disposée pour la charge que pour la marche. En fouillant partout, Bigelow avait trouvé ces matériaux tout préparés, et même ceux d’un autre canot, un peu plus grand que la Brigitte. On voit que les armateurs avaient été hommes de précaution, et qu’ils avaient prévu tous les accidents qui pouvaient arriver aux autres embarcations, en fournissant les moyens d’y suppléer. C’étaient des trésors pour nos colons. Et pendant le mois qui suivit, il y eut toujours quelques hommes occupés dans le chantier, jusqu’à ce que les deux embarcations fussent prêtes à servir. Le plus grand canot, qui n’était pas ponté, même à l’avant, qui était d’une construction plus légère, et qui n’avait qu’une voile de civadière sur ses cargues, fut appelé la Marie, en l’honneur de la mère d’Heaton, tandis que le petit canot porta la joie dans le cœur de la famille de Socrate en recevant le nom de la Didon. Il est vrai que comme elle était peinte tout en noire, on n’aurait pu en trouver un qui lui convînt mieux.

Pendant ces travaux, la Neshamony ne restait pas oisive. Elle avait fait six fois la traversée entre le Pic et le Récif, dans le cours de ce mois, apportant au Pic, outre les provisions du navire, du poisson, des œufs, de la volaille, et quelques porcs vivants, et remportant en échange des becfigues en immense quantité, d’autres oiseaux de différentes espèces, des bananes, des noix de coco, des ignames, et un fruit qu’Heaton avait découvert, et qui était d’une saveur délicieuse ; c’était un goût de crème et de fraise en même temps. Marc sut plus tard que c’était le charramoya, fruit qui, lorsqu’il est cueilli à point, surpasse tout ce qu’on peut imaginer. Brigitte avait cueilli sur le Sommet un panier de fraises sauvages d’une grosseur remarquable qu’elle envoya à sa chère Anne. Anne en retour lui envoya, non-seulement de la crème et du lait, mais même un peu de beurre frais, pétri de ses propres mains. Les veaux avaient été sevrés, et les vaches fournissaient alors amplement à la consommation journalière.

Au Cratère, Socrate avait terminé ses travaux. Le pré avait été fauché, ainsi que l’attestait une belle meule de foin qui s’élevait au milieu. Le potager avait reçu une toilette complète et le nouveau jardinier fit même quelques dispositions pour l’agrandir, quoique la récolte fut plus que suffisante pour les besoins de la colonie car une place ne restait jamais vide, et un légume n’était pas plus tôt récolté, qu’un autre lui succédait.

Sur le Pic, Peters se piquait d’honneur et ne déployait pas moins d’activité. Il était quelque peu fermier, et il voulut que l’Éden eût aussi son potager. Il s’était mis à défricher une ou deux acres, qu’il entoura de broussailles. Heaton l’aidait de ses conseils. Il avait quelques connaissances en horticulture, et il se mit dans la tête d’améliorer la culture du figuier sauvage. Il choisit quelques jeunes plants dont les fruits avaient une saveur un peu plus douce, arracha impitoyablement tous leurs voisins, pour leur donner de l’air et du soleil ; puis il tailla leurs branches, et creusa la terre autour de leurs racines qu’il rafraîchit en les saupoudrant de guano, dont Marc n’avait pas manqué de lui faire connaître les remarquables propriétés.

Le gouverneur et sa dame, comme l’usage commençait à s’établir d’appeler M. et mistress Marc Woolston, allaient s’embarquer sur la Neshamony pour retourner au Pic de Vulcain, après plus d’un mois de résidence au Récif, quand l’ordre d’appareiller fut contremandé, par suite de quelques signes atmosphériques qui semblaient indiquer l’approche d’un ouragan. Ce n’était pas un présage trompeur. La tempête éclata, mais sans avoir les conséquences désastreuses de celle de l’année précédente. Il y eut des coups de vent furieux, et les îles, les isthmes, les péninsules, reçurent un bain complet, sans que l’inondation eût de suites. Au Récif, l’eau s’éleva d’une brasse, mais sans atteindre la surface de l’île et la bourrasque n’eut d’autre résultat que de donner aux nouveaux colons un avant-goût du climat.

Ce fut alors que Marc constata pour la première fois un changement qui s’était graduellement opéré sur le Récif, en dehors de l’enceinte du Cratère. La plupart des cavités qui s’y trouvaient recevaient des dépôts qui provenaient de différentes sources : c’étaient des herbes marines, des squelettes de poissons, des débris de toute espèce, ces atomes indéfinissables qui contribuent à former le sol dans le voisinage de l’homme. Sur la côte il y avait des places où se creusaient comme des bassins dont la surface était de deux ou trois pouces plus basse que celle des rocs environnants, et c’était principalement là que semblait se former un commencement de matière terreuse. Comme ces cavités avaient la propriété de conserver une certaine humidité d’une pluie à l’autre, Marc y jeta à tout hasard quelques poignées de la graine de gazon de l’Ami Abraham White, afin d’aider la nature dans ses intentions bienfaisantes. En moins d’un mois, le roc se couvrait çà et là de quelques touffes d’herbe et dans ce climat où l’humidité et la chaleur combinent leur influence pour opérer des prodiges de végétation, il était à espérer que d’ici à peu d’années, le Récif tout entier ne serait qu’un immense tapis de verdure.

La prévoyance de Marc ne s’arrêta pas là. Il y avait deux mois que les porcs étaient à fourrager dans la prairie, mêlant la vase et les herbes marines, d’une manière qui, si elle n’était pas très-agréable à l’œil, pouvait du moins avoir des résultats utiles. Socrate fut chargé d’aller l’ensemencer. Socrate était un garçon de tête qui avait un bon jugement et de bonnes jambes en même temps, et il avait fait une découverte qui était d’une grande importance pour les travaux ultérieurs des colons. La prairie était une péninsule qu’il était facile de mettre à l’abri des invasions du bétail au moyen d’une palissade. Quelle magnifique récolte on pouvait y faire, puisqu’elle n’avait pas moins de mille acres d’étendue ! À l’entour, dans les endroits les plus favorables, Socrate avait planté des tiges qu’il avait rapportées du Pic, d’arbres de haute futaie ; car jusqu’à présent le bois était le côté faible du Récif, et il était important d’en assurer la reproduction.

À son retour au Pic, Marc trouva les travaux du jardinage en pleine activité. Déjà le Pic cessait, sous plusieurs rapports, d’être tributaire du Récif ; il avait maintenant ses melons à lui et presque tous ses légumes. Il fut même convenu qu’il céderait une des vaches à son voisin, afin que le lait se trouvât également réparti entre les deux établissements.

Cependant une grande idée avait été conçue par Bigelow, le charpentier, et elle recevait déjà un commencement d’exécution. Dans la petite forêt qui entourait la plaine du Pic, il se trouvait d’excellents bois de construction, et Bigelow avait entrepris de construire un schooner de quatre-vingts tonneaux. Une fois en possession d’un pareil bâtiment, il n’y aurait plus de parties de l’océan Pacifique qu’ils ne pussent visiter, ni d’approvisionnements qu’ils ne pussent faire. En même temps, en l’armant de deux caronades, ils s’assuraient la suprématie des mers, du moins en ce qui concernait les naturels. Marc avait des livres qui traitaient de la construction navale, et Bigelow avait même tracé autrefois le plan d’élévation d’un brick de plus de cent tonneaux. D’ailleurs les ferrures, le cuivre, les apparaux du Rancocus ne pouvaient jamais trouver de meilleur emploi. En souvenir de son ancien armateur Marc décida que le nouveau schooner serait nommé l’Ami Abraham White, mais on ne l’appela généralement que l’Abraham.

Couper les bois n’était pas la grande affaire pour des charpentiers américains munis de ce glorieux instrument de la civilisation, la hache américaine ; mais les descendre jusqu’au bord de l’Anse Mignonne, c’était la partie difficile de l’opération. Homme de précaution par excellence, Heaton avait apporté des roues de voiture ; et avec ce commencement, une charrette fut vite construite ; sans ce secours, le transport de la quille eût été à peu près impraticable dans l’état actuel de la colonie. La quille fut suspendue sous l’essieu au moyen de chaînes, et transportée ainsi, grâce au concours de tous les habitants, même des femmes, jusqu’à l’entrée de l’escalier. De la hauteur on la laissa glisser le long de la rampe, en se servant de la pince ou du levier toutes les fois qu’elle s’arrêtait en chemin. Comme une masse si pesante ne pouvait flotter sur l’eau, il fallut l’alléger en la faisant soulever par des barriques flottantes. La Marie, qui l’avait à la traîne, mit trois fois plus de temps qu’à l’ordinaire à faire la traversée, et la pose de la quille sur le chantier eut lieu avec quelque pompe en présence de presque toute la colonie.

Il fallut six semaines pour établir la carcasse de l’Abraham. C’était une entreprise au succès de laquelle on attachait une grande importance, et chacun se mit à l’œuvre avec ardeur. Il y eut un moment où l’on désespéra de trouver assez de matériaux pour la doubler, et il fut alors question de démolir le bon vieux Rancocus. Brigitte en était désolée, car c’était une véritable affection qu’elle éprouvait pour ce navire qu’elle appelait son vieil ami. Heureusement les planches de l’entrepont, dont une partie n’était pas chevillée, purent suffire, et la dernière heure du pauvre vétéran se trouva encore retardée.

Heaton avait une imagination singulièrement active, et il n’avait pas plus tôt réalisé une idée, qu’une autre lui succédait dans son esprit. Il avait remarqué qu’à l’endroit où l’eau de la source descendait le ravin pour aller se jeter dans la mer, il y avait un emplacement admirable pour un moulin. Avoir un pareil trésor sous la main et ne pas l’exploiter, c’était ce qu’il ne se serait pardonné jamais. Il s’adjoignit Peters, qui, comme lui, avait du goût pour la mécanique, et tous deux se mirent à construire un moulin propre à scier des planches. Ils avaient l’instrument principal, la scie, et au bout de trois mois, après bien des tâtonnements, après bien des essais, le succès était complet, et la scierie en pleine activité.

Ces travaux, quoique poursuivis avec ardeur, n’empêchaient pas les voyages ordinaires. Il fallut aussi songer à préparer des logements pour la saison des pluies qui approchait. Quoique le froid ne fût jamais rigoureux, il n’eût pas été agréable de rester renfermés des journées entières sous de simples huttes, exposés à l’humidité. Maintenant que le moulin était là pour fournir autant de planches de sapin qu’il en faudrait, la construction d’une maison n’offrait pas de grandes difficultés. Heaton y mit quelques prétentions ; il voulut qu’elle fût non-seulement commode, mais distribuée avec goût. Il ne la fit que d’un étage, mais de cent pieds de long sur cinquante de large. Des murs en planches sont bientôt construits : la maison s’éleva comme par enchantement. Les planchers furent l’objet d’un soin particulier ; on se donna le luxe de fenêtres, et même de fenêtres vitrées, grâce à une petite provision de verres que les colons avaient apportée. Enfin il n’y eut pas jusqu’à la peinture qui ne fut mise à contribution pour l’embellissement de la demeure, et nous avons déjà vu que les magasins du Rancocus offraient sous ce rapport de précieuses ressources.

Une seule chose embarrassait Heaton, c’était la construction d’une cheminée ; il n’avait ni briques, ni chaux. Pour des briques, il dit qu’il parviendrait en faire, et il en fit en effet quelques-unes ; mais de la chaux ? c’était plus embarrassant. Socrate vint à son secours en lui conseillant de brûler des écailles d’huîtres. Il ne s’agissait plus que de trouver les huîtres. À force de pêcher dans les divers canaux qui entouraient le Récif, il finit par en découvrir un banc considérable, et les bateaux n’eurent pas de peine à apporter des écailles en quantité suffisante pour faire la chaux dont on avait besoin.

Tout le monde travaillait, l’abondance régnait partout ; sous l’influence de ce climat délicieux, il y avait un charme réel rien qu’à se sentir vivre, et tous les membres de la colonie étaient heureux, à l’exception de Peters. Le pauvre garçon pensait toujours à la jolie petite païenne, sa femme, la jeune Petrina, qu’il avait abandonnée pour suivre ses compatriotes.