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Le Cratère/Chapitre XXX

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 29p. 361-371).
CHAPITRE XXX.


L’homme dit, l’insensé ! — « La terre est mon domaine,
À moi les épis d’or, à moi la verte plaine ! »
Sur le plus haut des rocs il se pose en vainqueur,
Et semble défier l’ange exterminateur.
C’est toi, puissante mer, qui sauras lui répondre ;
Tes mille voix d’airain ont de quoi le confondre.
Tu dévores d’un bond ce qu’il disait son bien,
Et montres que Dieu seul est tout, et l’homme rien !
Lunt



Les premiers mois qui suivirent le changement de gouvernement furent employés par Marc Woolston à mettre en ordre ses affaires particulières, avant une assez longue absence qu’il se proposait de faire. Brigitte avait exprimé le désir de revoir encore une fois l’Amérique ; les deux aînés de ses garçons étaient d’âge à commencer sérieusement leur éducation. L’intention de leur père avait toujours été de les envoyer en Pensylvanie quand le moment serait arrivé ; et de les placer sous la tutelle de quelques amis qui comprendraient toute l’importance d’un pareil dépôt ; mais le dégoût que les derniers événements n’avait pu manquer de lui inspirer, le décida sans doute à les conduire lui-même.

Les affaires de la colonie étaient loin d’aller bien depuis qu’elle était devenue radicalement libre. Les sectes religieuses profitaient des bienfaits de cette liberté illimitée pour se faire une guerre plus acharnée que jamais, et si leurs voix ne montaient pas jusqu’au ciel, certes ce n’était pas faute de cris et de vociférations.

La moralité était dans la même période décroissante que la religion, et, ce qui en est presque toujours la conséquence, la prospérité matérielle de la colonie commença à décliner. La classe marchande s’était, comme toujours, conduite d’une manière déplorable dans la lutte politique. Dans son égoïsme étroit et intéressé, elle n’avait pas voulu faire trêve un seul instant à ses opérations mercantiles, pour jeter dans la balance sa part légitime d’influence ; et, après que le mal fut fait, et qu’ils commencèrent à en ressentir les conséquences, ou, ce qui pour eux était la même chose, à s’imaginer que le bas prix de l’huile en Europe tenait au changement de Constitution qui avait eu lieu au Cratère, ces braves gens s’agitèrent dans tous les sens pour trouver quelque palliatif, en s’appuyant sur l’argent, et nullement sur les principes. Mais comme les têtes sensées de la minorité, qui par le fait, était la majorité numérique, virent qu’il n’y avait rien de bon à attendre de ces efforts spasmodiques, ils ne trouvèrent aucun écho dans la population, et en secouant leurs chaînes, ils n’arrivèrent qu’à ce résultat, de prouver qu’ils en portaient.

Enfin le Rancocus arriva d’Amérique où il avait été porter une cargaison d’huile, et son propriétaire annonça l’intention d’être lui-même du prochain voyage. Ses frères, Heaton et sa femme, le capitaine Betts et l’Amie Marthe témoignèrent le désir de l’accompagner, tous n’étant pas fâchés de revoir les bords de la Delaware encore une fois, et d’exhaler un peu librement l’humeur qu’ils éprouvaient des derniers changements. Woolston acheta tout ce qui restait d’huile dans la colonie à des prix favorables, les derniers cours annonçant une baisse considérable. Il se procura aussi un assortiment complet de magnifiques coquillages. Quand il eut réuni tout ce qu’il voulait emporter, il reconnut qu’un second bâtiment serait absolument nécessaire, et Betts se détermina à reprendre son brick occupé à la pêche de la baleine, et à l’équiper pour le voyage. Il est vrai que cette pêche n’allait plus que d’une aile. On eût dit que les cétacés s’étaient donné le mot pour déserter leurs anciens parages, comme s’ils avaient voulu manifester leur mécontentement du renversement de l’ancien ordre de choses.

Au bout d’un mois les deux bâtiments étaient prêts. Avant de quitter des lieux qui lui étaient chers à tant de titres, Marc Woolston voulut leur rendre une dernière visite, non plus comme fonctionnaire, mais comme simple particulier. L’Anna lui fut prêtée à cet effet par le nouveau gouverneur, qui n’oublia pas de stipuler une indemnité convenable en faveur de l’État. Marc commença par l’île Rancocus. Le dommage causé par les pirates avait été réparé depuis longtemps, et les moulins, les fours à chaux, etc., étaient en pleine activité.

Une semaine fut consacrée visiter le groupe d’îles. Ceux des habitants qui se reprochaient de n’avoir pas pris la défense de leur bienfaiteur, éprouvaient une gêne maladroite, ou se confondaient en excuses plus maladroites encore. En somme, Marc n’eut pas beaucoup à se louer de son excursion, sous le rapport de ses relations avec les personnes ; mais la nature se chargea de le dédommager amplement. Partout les canaux étaient bordés d’arbres vigoureux ; les progrès de l’agriculture annonçaient un état de civilisation déjà avancés ; des haies toutes parsemées de fleurs divisaient les champs, et ce n’étaient partout que plaines labourées ou que riches pâturages.

C’était au Récif que s’étaient opérés les plus grands changements. La ville ne comptait pas alors moins de deux cents maisons, et la population dépassait cinq cents âmes. C’était peu en proportion des habitations, mais il faut remarquer que les enfants étaient encore en petit nombre.

Si l’on ne savait pas jusqu’où l’égoïsme et l’intérêt peuvent pousser les hommes, on ne croirait jamais que la propriété du Cratère fut sérieusement contestée à Marc Woolston, le Cratère qui n’était qu’un amas de cendres à son arrivée, et qu’il avait eu tant de peine à fertiliser. Ce fut cependant ce qui arriva. On prétendit que c’était une propriété publique, et l’on ne rougit pas d’intenter à Marc un procès en revendication, sans doute parce qu’il en avait abandonné la jouissance à l’État pendant un certain temps, pour qu’il servît de lieu de refuge en cas d’invasion. Aucun des anciens habitants ne contestait ses droits. C’étaient les nouveaux venus qui, ne pouvant prétendre à des privilèges semblables, ne pouvaient les supporter dans les autres.

Marc était bien décidé à ne pas se laisser exproprier ainsi. Le Cratère était pour lui un don spécial de la Providence qui le lui avait départi dans ses mauvais jours, et il s’en était réservé expressément la possession, quand il avait admis des étrangers à venir s’établir au Récif. L’affaire fut soumise au jury. L’avocat général fit de belles phrases sur l’aristocratie et les classes privilégiées, ainsi que sur les droits imprescriptibles du peuple.

À l’entendre, on aurait pu croire que les Woolston étaient des princes en pleine possession de leurs États héréditaires, et disposés à attenter aux libertés publiques, tandis que, par le fait, ils n’avaient pas un seul droit de plus que le dernier des citoyens, en même temps qu’ils avaient de plus à lutter contre les préjugés et la jalousie. Woolston qui avait différé son départ de quelques jours pour être présent an procès, se défendit par quelques paroles pleines de noblesse. Il ne concevait pas même qu’il eût pu venir dans la pensée d’une seule personne d’élever une réclamation semblable, et il s’en rapportait avec confiance à la décision du jury. Dix jurés se prononcèrent contre lui, mais deux tinrent bon et défendirent le bon droit, et, comme il fallait l’unanimité, l’affaire fut renvoyée à une autre session, c’est-à dire à six mois.

Marc ne pouvait différer plus longtemps son départ, et le lendemain du jugement, il s’embarqua sur le Rancocus, en même temps que Betts sur son brick. Sa dernière visite, en passant, fut pour le Pic, et les passagers montèrent tous jusqu’à la plaine, pour prendre congé de ce Paradis terrestre. Le Pic était vraiment la résidence privilégiée ; c’était là que demeurait l’aristocratie de la colonie. Aussi était-il grandement question d’y procéder à une nouvelle répartition des terres, les nouveaux arrivés ayant grande envie d’avoir leur part du gâteau.

Mais Marc et Brigitte tâchèrent de ne pas faire attention à ces tracasseries pour admirer une dernière fois la nature dans une de ses productions les plus belles et les plus sublimes. C’était bien, ainsi que Marc l’avait appelé, le Paradis au milieu des eaux. Est-ce donc une loi inflexible qu’il ne puisse pas y avoir de Paradis sur la terre, sans que l’affreux serpent y distille bientôt son venin ?

Cependant les deux bâtiments sortent de l’Anse Mignonne, toutes voiles déployées. Ne les retardons pas dans leur traversée ; disons seulement qu’après s’être séparés au Cap Horn, s’être rejoints à la Baie de Rio, puis s’être perdus de nouveau ils entraient à Philadelphie à une heure de distance l’un de l’autre.

Ce fut un grand événement dans la petite ville de Bristol que le retour de tous les Woolston qui étaient allés on ne savait guère où : les uns disaient à la Nouvelle-Hollande, quelques-uns en Chine, d’autres même au Japon. La nouvelle s’en répandit aussitôt jusqu’à la petite ville, de Burlington, et il y eut un moment de crainte que toute l’histoire de la colonie ne parût dans les journaux. Mais les colons se montrèrent discrets, et il en fut de cet événement, comme de toutes les choses de ce monde : une semaine après, un autre était survenu qui avait absorbé l’attention de la multitude, et le premier était oublié.

Mais ce fut dans les familles d’Anne et de Brigitte qu’éclata la joie de leur retour. Grâce au climat délicieux dans lequel elles avaient vécu, on les retrouvait aussi fraîches qu’au départ, et les heureuses mères étaient à peine changées depuis qu’elles avaient cessé d’être de jeunes et alertes jeunes filles. On s’arrachait leurs enfants, on leur faisait fête de tous côtés. Les voyageurs, qui rapportaient une fortune assez ronde, n’en étaient pas plus mal reçus pour cela. Les deux frères de Woolston avaient alors une honnête aisance, et ils ne tardèrent pas à annoncer qu’ils ne retourneraient pas aux îles. Quant à l’ex-gouverneur, il pouvait passer pour riche, mais ses affections étaient toujours pour la colonie, malgré l’ingratitude des habitants. Il avait pour elle l’indulgente faiblesse d’un père pour les défauts de ses enfants. Néanmoins Brigitte se décida à rester encore un an auprès de son père, qui était alors infirme, et qui ne pouvait se résoudre à voir repartir sa fille unique, lorsqu’il avait eu à peine le temps de la serrer dans ses bras. L’Amie Marthe aimait beaucoup à régler sa conduite sur celle de Brigitte Woolston ; il fut donc convenu que Betts vendrait son brick, et qu’il s’embarquerait comme passager à bord du Rancocus, sous la condition que cette fois il consentirait à coucher dans une des chambres de la cabine, et à prendre place à la table du commandant.

Les Heaton se déterminèrent à rester, du moins momentanément, en Amérique. M. Heaton était plus révolté que son beau-frère des procédés indignes des colons. Il savait mieux que personne tout ce que Marc avait fait pour eux, et il ne pouvait leur pardonner de l’avoir oublié. Anne regretta un moment le Pic et son air si pur et si salubre ; mais elle était dans sa famille, avec son mari et ses enfants, et elle ne pouvait que se trouver heureuse.

Quand le Rancocus mit à la voile, il n’y avait donc à bord, outre les gens de l’équipage, que Marc Woolston et Betts. Sa cargaison avait été composée des objets qui pouvaient être utiles à la colonie. Marc eût trouvé à s’en défaire avantageusement à Valparaiso ; mais il repoussa les offres qui lui furent faites ; la manière la plus noble à ses yeux de se venger des colons était de chercher à les servir.

Entre Valparaiso et le Cratère la traversée était ordinairement de cinq semaines, quoique cela dépendît un peu de l’état des vents alizés. Cette fois elle fut plus longue, parce que M. Woolston voulut essayer un nouveau chemin. Au lieu d’aller au Groupe de Betto, il chercha s’il ne pourrait pas, en gouvernant plus au sud, arriver directement au Pic de Vulcain.

Ce fut dans la matinée d’un des jours les plus purs de ce beau climat, que le capitaine Saunders se trouva sur le pont avec l’ex-gouverneur au moment où celui-ci sortait de la cabine pour la première fois ; et il lui annonça qu’il venait d’envoyer quelques matelots en haut pour chercher la terre. D’après ses calculs, ils devaient être au plus à vingt lieues du Pic, et il s’étonnait qu’on ne le vît pas encore. Au surplus, cela ne pouvait tarder, car il était tout à fait sûr de sa latitude, et quant à la longitude, il ne croyait pas qu’il pût s’être trompé de beaucoup. Les matelots en vigie furent hélés alors pour savoir s’ils découvraient le Pic à l’avant ; la réponse fut qu’aucune terre n’était en vue sur aucun point de l’Océan.

Le bâtiment continua pendant plusieurs heures à courir vent arrière, et ce même vide extraordinaire régnait au-dessus des eaux. Enfin une île fut aperçue, et la nouvelle en fut envoyée sur le pont. Le Rancocus gouverna vers cette île et dès qu’on en fut près, à la surprise entière de tout l’équipage, on vit qu’elle était entièrement inconnue. Marc et le capitaine avaient la conviction qu’ils ne pouvaient être qu’à quelques lieues du Pic et du volcan et ils ne voyaient ni Pic ni volcan ; à la place était une île nouvelle. Cette terre ignorée, de peu d’étendue, sortait de l’eau de trois cents pieds environ. On mit un canot à la mer pour aller considérer de plus près cet étrange phénomène.

Marc, en approchant, découvrit quelques contours qui lui semblaient familiers. L’embarcation se porta un peu plus vers le nord, et il aperçut un arbre solitaire. À cette vue, un cri s’échappa de ses lèvres, et la terrible vérité lui fut révélée tout à coup dans toute son horreur. Il voyait la cime du Pic, et cet arbre était celui qu’il avait désigné lui-même pour servir de signal. Le reste de son paradis s’était abîmé sous les eaux.

On mit pied à terre et un examen plus attentif confirma entièrement cette effrayante catastrophe. De tout ce séjour enchanteur que Marc avait appelé le Pic de Vulcain, il ne restait debout que le sommet rocailleux couvert d’une couche vénérable de guano. Tout le reste avait été submergé, et lorsqu’on interrogea la sonde, la plaine, ce lieu de délices, qui semblait tenir du ciel plus que de la terre, se trouva être à près de cent brasses au fond de l’Océan.

Il serait impossible de décrire l’horreur dont Marc et ses compagnons se trouvèrent saisis à cet affreux spectacle. Il n’y avait pas à en douter : les feux intérieurs avaient produit une nouvelle convulsion ; le fruit de tant de travaux était à jamais perdu ! La croûte de la terre s’était brisée de nouveau ; et cette fois c’était pour détruire au lieu de créer. La sonde ne confirma que trop ce désastre : c’était bien tout autour de la montagne les mêmes configurations de terrain qui avaient été reconnues tant de fois ; c’étaient aussi, à ne pas s’y méprendre, les contours du Pic dont la cime était toujours là, dépouillée, battue des flots, mais non plus entourée de cette riante nature qui en faisait tout le charme.

Les navigateurs retournèrent à bord le cœur navré. Ils passèrent la nuit près de la petite île ; le lendemain, ils gouvernèrent dans la direction de la place où le volcan avait surgi un jour du sein des eaux. Arrivés sur le lieu, après avoir couru des bordées, dans tous les sens, ils mirent en panne, et on fila la ligne de sonde, sans trouver de fond à deux cents brasses. Le Rancocus se dirigea alors vers l’île qui avait porté son nom ; on trouva la place, mais la montagne s’était enfoncée dans l’Océan. Sur un point, la sonde indiqua dix brasses d’eau, et le bâtiment y jeta l’ancre. À la pointe du jour, en appareillant, l’ancre ramena une portion du squelette d’une chèvre, qui, sans doute, était à brouter sur la pointe extrême de la montagne, au moment où était survenu le tremblement de terre qui avait tout englouti.

Le Rancocus prit alors la route du Récif. Dès qu’il fut arrivé à la rade de l’Ouest, on n’avança plus que la sonde à la main et avec une grande prudence, dans la crainte de rencontrer des écueils ; car M. Woolston ne tarda pas à se convaincre que, comme dans la première convulsion, c’était au Pic que la plus grande commotion avait eu lieu, et que les îles du Récif étaient loin de s’être enfoncées à la même profondeur. Vers le soir, lorsqu’on était arrivé, suivant son estime, au centre du groupe, les vigies annoncèrent qu’on voyait la pointe de quelques brisants, à un demi-mille de distance, par le travers de bâbord. Le Rancocus mit en panne, et Marc monta sur un canot avec son ami Betts pour aller faire une reconnaissance.

Cet écueil n’était autre chose que le Sommet du Cratère, et les brisants signalés sur un ou deux points étaient formés par les saillies des rocs les plus élevés. Le canot passa néanmoins sans peine, en ayant soin, toutefois, d’éviter les endroits où l’eau était blanche. En plein milieu du Cratère, le plomb de sonde atteignit le fond à vingt brasses. Ainsi donc c’était à vingt brasses sous la surface de la mer que le Cratère, avec sa ville et ses habitants, s’était enfoncé ! Si quelque objet avait flotté quelques instants sur l’eau, comme il était probable, il y avait longtemps que les courants l’avaient emporté, ne laissant après eux aucune trace qui pût désigner l’emplacement habité si récemment encore par tant de créatures humaines

Après quarante-huit heures employées à des recherches qui ne pouvaient avoir de résultat, il fallut s’éloigner de ce lieu de désolation, et Marc se rendit au Groupe de Betto. IL y trouva le jeune Ooroony qui gouvernait paisiblement sa peuplade. On n’avait rien su du sort des colons, quoiqu’on eût été surpris de ne recevoir la visite d’aucun de leurs bâtiments. Déjà, depuis assez longtemps, les relations étaient beaucoup plus rares. La plupart des Kannakas avaient quitté successivement le service des blancs. Presque aussitôt après le départ des Woolston, les prétendus défenseurs de l’humanité, ces amis exclusifs du peuple s’étaient mis à exiger d’eux beaucoup plus de travail qu’autrefois, et ils oubliaient de les payer. Aussi bientôt la désertion avait-eLLe été générale. Voilà à peu près tous les renseignements que les Indiens pouvaient fournir au sujet de la colonie. Seulement ils parlèrent de l’affreux tremblement de terre qui avait eu lieu, il y avait quelques mois, et qui avait surpassé de beaucoup en violence tout ce qu’on n’avait jamais ressenti dans ces régions. C’était dans cette convulsion affreuse de la nature que la colonie du Cratère avait péri tout entière.

Woolston laissa quelques présents à son ami, le jeune Ooroony, et après avoir débarqué deux ou trois Kannakas qui se trouvaient encore parmi l’équipage, il mit à la voile pour Valparaiso, où il se défit avantageusement de sa cargaison, et il rentra à Philadelphie après un peu plus de neuf mois d’absence.

Il fut rarement question parmi ceux qui avaient échappé si miraculeusement à ce désastre, de la colonie du Cratère, dont la naissance et la fin avaient été marquées par des catastrophes si extraordinaires. Mais ce fut pour notre ami l’objet de longues et profondes méditations. Que de fois il repassa dans sa mémoire tous les événements de sa vie qui se rattachaient au Récif : son naufrage, et son isolement complet, lorsqu’il y aborda pour la première fois ; ce roc aride, devenu fertile par une sorte de miracle dont il avait été l’humble instrument ; puis toutes ces îles grandissant tout à coup à la suite d’un tremblement de terre ; l’arrivée de sa femme et de ses amis ; le commencement et les progrès de la colonie, prospère tant qu’elle avait suivi la bonne route, maudite lorsqu’elle s’en était écartée son départ, lorsqu’il laissait des établissements en pleine activité au milieu d’une sorte de paradis terrestre ; son retour, pour trouver tout enseveli sous l’Océan ! Voilà pourtant l’histoire du monde et de ses avantages si vantés ! Pendant quelque temps nos efforts semblent créer, orner, perfectionner ; puis nous oublions notre origine et notre destinée nous voulons substituer notre néant à l’action de l’Être infini ; et dès que la main qui nous soutenait se retire, nous tombons dans l’abîme sans fond !

Que ceux qui crient à tout propos : Le peuple ! le peuple ! au lieu de chanter les louanges de leur Dieu, y réfléchissent profondément ! Ils s’imaginent que les masses sont toutes puissantes ; et ils ne voient pas que ce ne sont que des atomes imperceptibles au milieu de ces myriades d’atomes que la sagesse éternelle a créés pour ses fins mystérieuses. Leurs pays si vantés, avec leurs climats si favorables et leurs productions si variées, ne sont qu’une mince portion d’un globe qui lui-même flotte comme un point dans l’espace, suivant la route qui lui est tracée par un doigt invisible, et qui un jour, sortira de son orbite à l’appel de la même voix qui l’y a placé. Gardez-vous donc bien, téméraires, de vouloir jamais reléguer cet Être redoutable à la seconde place dans les affaires humaines, et réfléchissez que tous ces avantages dont nous sommes si fiers, force du nombre, supériorité de l’intelligence, succès, — s’évanouiront, comme un songe, dès que les fins pour lesquelles ils nous ont été donnés seront accomplies !



fin du cratère.














SAINT-DENIS. — TYPOGRAPHIE DE DROUARD.