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Le Déclin de l’Europe/Chapitre IV

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Payot (p. 118-155).

CHAPITRE IV

LA PUISSANCE INDUSTRIELLE

Par le fait de la guerre, beaucoup d’usines ont été détruites ; d’autres ont dû s’arrêter ; d’autres se sont transformées pour s’adapter à une production nouvelle afin de collaborer à l’œuvre militaire ; d’autres enfin, privées d’une partie de leurs ouvriers, ont vu leur rendement baisser. Par suite de l’insécurité des mers et de la crise du tonnage, les clients d’outremer n’ont plus reçu d’Europe leurs approvisionnements accoutumés. Fabrication réduite, exportation restreinte, tout faisait sentir au monde l’affaiblissement industriel de l’Europe. Il était naturel que ce ralentissement des exportations européennes sollicitât l’esprit d’entreprise des pays extra-européens. Il se produisit deux phénomènes dont le développement menace gravement la fortune industrielle de l’Europe : d’une part, dans les pays avancés, comme les États-Unis et le Japon, riches en capitaux et déjà équipés à la moderne, la demande universelle a surexcité la production, l’on fabrique à force et des établissements nouveaux se fondent ; d’autre part, dans les pays jeunes et encore mal outillés tels que le Brésil, on voit la vie industrielle germer et s’enraciner. Partout on se prépare à conquérir les marchés que l’Europe a dû délaisser, ou bien à fabriquer soi-même les articles qu’on ne doit plus attendre d’elle. C’est un mouvement économique d’ampleur universelle qui contribuera à changer profondément les relations commerciales des peuples.

I

LES ÉTATS-UNIS

Bien avant la guerre, un changement profond s’était opéré dans l’économie des États-Unis ; ils avaient cessé d’être exclusivement un grand marché de grains et de viande et ils accroissaient sans cesse leurs ventes de produits manufacturés. La guerre a précipité cette évolution en renforçant la puissance des industries américaines : certaines d’entre elles ont tellement distancé leurs rivales d’Europe qu’on ne peut plus guère parler de concurrence.

Pour le fer et le charbon, des ressources colossales en pleine exploitation assurent aux États-Unis une écrasante suprématie. Déjà en 1914 ils produisaient presque le tiers du fer du monde ; en 1915, leur part s’élevait à presque la moitié. C’est vers eux que tous les Alliés se sont tournés pour s’approvisionner en métal ; pendant le second semestre de 1917, ils expédiaient vers l’Angleterre, la France et l’Italie 800 000 tonnes d’acier à obus, 100 000 de blindages de navires, 160 000 de rails, 100 000 de fer brut, 50 000 de fer de construction, 40 000 de fil de fer. Leur production d’acier s’est élevée de 24 millions de tonnes en 1913 à 45 millions en 1918.

La production de la houille américaine laisse maintenant bien loin derrière elle la production de la houille britannique. L’extraction aux États-Unis s’est élevée de 513 millions de tonnes en 1914 à 685 millions en 1918 ; l’extraction britannique a baissé de 297 en 1914 à 255 en 1918. Ces chiffres ne traduisent pas seulement la richesse des gisements américains, mais ils révèlent encore une situation économique dont les Anglais s’inquiètent vivement ; l’extraction américaine s’accomplit à moindres frais que l’extraction britannique ; alors qu’en Grande-Bretagne un dixième à peine du charbon s’extrait par machines, la proportion est la moitié pour le charbon américain. On évaluait, en juillet 1919, à une moyenne de 35 shillings par tonne le prix du charbon britannique d’exportation alors que le charbon des États-Unis se vendait 20 shillings dans les ports de l’Atlantique. La production annuelle de charbon par ouvrier employé a baissé en Grande-Bretagne de 312 tonnes en 1886-1890 à 226 tonnes en 1918 ; aux États-Unis, elle a monté, pendant la même période, de 400 tonnes à 770 tonnes. En fait, le charbon britannique est menacé de perdre ses marchés mondiaux, et déjà des cargaisons de charbon américain arrivent dans les ports européens. Ainsi l’essor industriel des États-Unis se révèle d’abord par leur colossale capacité de production en fer et en combustible. Mais ce trait de leur économie industrielle n’est pas nouveau ; la guerre l’a grossi et accentué ; elle ne l’a pas fait naître.

Ce qui donne son véritable caractère à l’évolution de l’industrie américaine et la rend particulièrement dangereuse pour l’Europe, c’est le développement de la fabrication des articles qui exigent de la main-d’œuvre et représentent plus de valeur que de poids. De 1913 à 1918, l’exportation des États-Unis s’est accrue 70 fois pour les lingots d’acier, 5 fois pour les tôles d’acier et les fils de fer, 8 fois pour les barres et les tiges, 14 fois pour les tôles étamées. De 1914 à 1917, elle est passée (en millions de dollars) de 146 à 322 pour les objets en cuivre, de 115 à 261 pour les machines, de 32 à 118 pour les automobiles, de 20 à 43 pour les articles en cuir, de 51 à 136 pour les articles de coton[1]. On trouve des progressions aussi rapides pour les produits chimiques, pour les articles de caoutchouc, pour les soieries. Les États-Unis ne se bornent pas à produire des masses de produits bruts ou demi-ouvrés, mais ils se mettent à la fabrication des articles finis qui semblait jusqu’à présent la spécialité des artisans de la vieille Europe.

Au nombre des industries les plus prospères et les plus entreprenantes des États-Unis, il faut placer l’industrie automobile ; elle offre un exemple de cette faculté d’adaptation et de perfectionnement qui, pour chaque branche de fabrication, amène peu à peu les Américains sur le terrain de la concurrence universelle. Bien avant la guerre, l’automobile avait cessé d’être en Amérique un article de luxe ; en beaucoup de régions, on la rencontrait communément chez le cultivateur, et parfois chez l’ouvrier. En 1914, l’Europe possédait 522 000 automobiles, les États-Unis 4 242 000 ; c’était une voiture pour 17 Américains contre une pour 300 Anglais, une pour 400 Français. Aussi, puissante et prospère, cette industrie comptait 550 fabriques et 300 000 ouvriers. Mais, jusqu’à la guerre, elle travaillait peu pour l’exportation ; le marché intérieur absorbait une bonne partie de la production. Avec la guerre, des débouchés s’ouvrirent et la fabrication grandit. Les usines américaines livraient 573 000 voitures en 1914, 892 000 en 1915, 1 617 000 en 1916, 1 878 000 en 1917, 1 157 000 en 1918 ; les exportations croissaient, 25 000 voitures en 1913, 80 568 en 1915, 82 000 en 1917, presque toutes pour les Alliés[2]. En dehors de l’Europe, les États-Unis conquéraient des débouchés aux dépens de l’Europe. Durant l’année 1916-1917, ils vendaient à l’Inde, à Ceylan, à l’Australie et à la Nouvelle-Zélande pour 61 500 000 francs d’automobiles, laissant derrière eux la Grande-Bretagne avec 7 500 000 ; c’était pour celle-ci une diminution des trois quarts sur 1913. Dans l’Amérique du Sud, les progrès de l’Union ne sont pas moins marqués que dans les Dominions britanniques ; avant la guerre, les Argentins, les Brésiliens et les Chiliens n’aimaient guère les voitures américaines ; ils leur préféraient les voitures européennes dont ils achetaient pour 25 millions de francs en 1913 ; or, en 1916-1917, toutes les voitures importées sont venues des États-Unis[3]. Ces exportations d’automobiles ne représentent encore que le quinzième ou le vingtième de la production du pays ; mais elles ouvrent le chemin à une industrie puissante dont le marché national est saturé. Même avec les droits de douane et les frais de transport, les voitures américaines peuvent se vendre chez nous à meilleur prix que les nôtres, si bien qu’elles menacent à la fois nos débouchés extérieurs et nos marchés intérieurs. Sur ce terrain comme sur bien d’autres, les usines européennes devront reculer en s’adaptant à la nouvelle situation ; elles devront céder aux usines américaines la fabrication de l’article ordinaire et se réserver la fabrication de l’article soigné et fini, de la voiture de luxe. Il ne suffira pas à l’Europe de se retrancher derrière des droits de douane : car c’est en Europe même que les industriels américains veulent opposer fabrique à fabrique ; une grande maison américaine s’occupe de créer à Copenhague une colossale usine où l’on monterait les voitures venues des États-Unis en pièces détachées.

L’industrie européenne rencontre beaucoup d’autres concurrences américaines ; elle est en train de perdre la spécialité de certaines fabrications qui s’installent ou qui se fortifient de l’autre côté de l’Atlantique. Jusqu’en 1914, les États-Unis dépendaient de l’Allemagne pour bien des produits chimiques ; pendant la guerre, d’importants capitaux se sont consacrés à ces produits ; déjà on commence la conquête des marchés étrangers ; on exporte de l’acide sulfurique, de la soude, du benzol, alors que, avant 1914, on n’en vendait que très peu à l’extérieur. L’industrie des matières colorantes a été fondée de toutes pièces ; des usines de munitions se sont transformées en usines de colorants ; à la fin de 1918, leur production fournissait aux besoins du pays ; elles vendaient même à la France, à l’Italie, à l’Espagne, au Royaume-Uni, au Canada, à l’Argentine, au Brésil et au Japon ; l’Allemagne ne retrouvera plus ces débouchés qu’elle dominait jadis souverainement ; on peut prévoir le moment où les États-Unis seront le grand fournisseur de matières colorantes du monde. Sur l’immense territoire de l’Union, on a recherché de quoi fabriquer les engrais potassiques afin de détruire le monopole de l’Allemagne à laquelle les États-Unis achetaient, avant la guerre, 20 millions de dollars de potasse ; au mois d’avril 1919 se fondait à Denver une Association de production de potasse dont le but est de rendre les États-Unis libres de tout marchand étranger ; en Californie, une fabrique de ciment, traitant les poussières, en tire assez de potasse pour que le ciment soit considéré comme un sous-produit. La fabrication des nitrates avec l’azote de l’air se développe ; on construit une grande usine à Sheffield (Alabama) ; une autre se prépare à Mussel-Shoals (Alabama) à utiliser la force du Tennessee.

Devant l’essor de la fabrication américaine déjà si intense avant la guerre, notre industrie de la soie est en péril grave. Depuis cinquante ans, la proportion de la production lyonnaise par rapport au reste du monde avait lentement décru. Pendant la guerre, la disproportion a grandi terriblement ; les établissements de Paterson ont travaillé à plein pour satisfaire les goûts de luxe du public américain ; à elles seules les usines américaines ont produit en 1919 autant que les autres usines du monde. L’Amérique reçoit à elle seule 80 pour 100 de la soie japonaise de sorte que la France, qui perd déjà des marchés pour ses tissus, peut craindre de voir se fermer devant elle les centres d’approvisionnement de matière première ; ce danger nous menace d’autant plus que la dépréciation de la monnaie française tient nos acheteurs éloignés des marchés de Canton et de Shanghaï aussi bien que de Yokohama ; la hausse du dollar, la hausse du yen, la hausse du taël entravent ainsi nos achats de matière première et affaiblissent encore la situation de notre fabrique lyonnaise vis-à-vis des Américains. Peu de domaines échappent à la concurrence de l’entreprise américaine ; on la voit menacer la minoterie écossaise avec les énormes cargaisons de farines qui débarquent à Glasgow ; et de même, on voit les raffineries américaines, grâce aux sucres tropicaux de Cuba, des Philippines et des Hawaïi, s’emparer des marchés où parvenaient seuls jusqu’à présent les sucres européens.

Ces initiatives, ces progrès et ces ambitions révèlent la vitalité d’une industrie dont les moyens croissent toujours. Elle grandit d’autant plus solidement qu’une sorte de solidarité nationale unit et soutient les efforts des producteurs. L’opinion publique des États-Unis est hostile aux trusts, aux combinaisons d’intérêts qui lèsent le consommateur national. Mais elle admet vis-à-vis de l’étranger l’organisation et l’association. Depuis le vote de la loi Webb qui autorise les maisons américaines à former des cartels pour le commerce extérieur, de puissants groupes industriels se sont associés pour la recherche et l’exploitation des débouchés extérieurs. Les principaux producteurs de cuivre ont fondé la Copper Export Association qui, sur une production de 1 500 000 livres de cuivre, veulent en exporter un million. Dans le groupe de l’acier, plusieurs compagnies se sont associées pour former la North American Steel Corporation. Il s’est formé, de même, la Textile Alliance Export Corporation pour la vente des étoffes de coton et de laine et il va se créer une autre association pour le charbon. Comme pour une croisade économique, on envoie des missions à l’étranger, et particulièrement en Europe, pour étudier les marchés ; on prépare l’organisation de bureaux de vente en commun. L’industrie américaine marche à la conquête du monde.

II

LE JAPON

L’industrie japonaise ne peut se comparer à l’industrie américaine, ni pour la grandeur des moyens, ni pour la puissance de la production. Mais elle a subi, beaucoup plus profondément que l’industrie américaine, l’influence de la guerre. Pour combler le déficit des importations européennes sur les marchés d’Extrême-Orient, le Japon a compris qu’il devait faire grand ; c’était pour lui l’occasion de s’ériger en une puissance industrielle de premier plan, malgré la pauvreté de ses ressources en fer. Il trouvait plusieurs circonstances éminemment favorables : le caractère limité de son intervention guerrière qui lui épargnait les énormes dépenses des Alliés ; les bénéfices exceptionnels qu’il réalisait par les transports maritimes ; et, par-dessus tout, l’abondance d’une main-d’œuvre épargnée par les combats et sans cesse accrue par une belle natalité.

Jusqu’au mois d’octobre 1915, la guerre avait provoqué au Japon un véritable malaise économique. Matières premières et articles manufacturés n’arrivant plus de l’étranger, le pays se trouvait dépourvu de produits essentiels. Comme la guerre durait, il fallut de toute nécessité parer au déficit des importations ; cette situation dura pendant toutes les hostilités. Si l’on prend l’exemple de la Grande-Bretagne, fournisseur principal du Japon avant la guerre, on constate que ses expéditions baissèrent lamentablement.

IMPORTATIONS DU ROYAUME-UNI AU JAPON
(en milliers de yen.)
1913
1917
Caoutchouc 817 533
Sulfate d’ammoniaque 15 617 2 019
Laine 7 278 455
Pulpe pour papier 268 25
Fer 23 200 8 400
Tissus de coton 5 817 2 867
Tissus de laine 8 285 6 164

Certains produits dont manquait le Japon atteignirent des prix exorbitants. Il s’agissait de saisir l’occasion, non seulement pour suffire aux besoins du pays, mais encore pour suppléer sur les autres marchés au manque d’importations européennes. Les entreprises industrielles, comme en une poussée de génération spontanée, se multiplièrent ; elles absorbèrent d’énormes capitaux. Toute la nation se tendit pour consolider cette fortune nouvelle ; l’État assura et, au besoin, imposa son appui à cette évolution industrielle. D’après une loi de 1917, les usines métallurgiques, qui produisent au moins 35 000 tonnes par an, ont le droit d’exproprier tous les terrains et toutes les maisons dont elles peuvent avoir besoin pour agrandir leurs établissements. Toutes les entreprises qui produisent au moins 5 260 tonnes par an sont exemptes pendant quinze ans de tous les impôts ; elles sont autorisées à importer, sans frais de douanes, toutes les machines et tout l’outillage qui leur seraient nécessaires. Par tout le Japon un bouillonnement d’activité souleva les entreprises[4] ; un essaim d’usines surgit de terre ; il lui faudra l’épreuve de la concurrence, de la sélection et du temps ; mais il donne l’impression d’une extraordinaire vitalité.

Le rendement des industries minérales s’est accru. L’extraction de la houille passe de 12 millions de tonnes en 1906 à 20 en 1915, 25 en 1917, 27 en 1918. Le Japon produit pour 22 400 000 yen de cuivre en 1908, 118 600 000 en 191 7. Les soufrières japonaises prennent les marchés que l’Italie en guerre ne peut conserver ; elles expédient en Russie seize fois plus en 1915 qu’en 1914, aux Indes cinq fois plus, au Canada trois fois plus, aux États-Unis un tiers en plus. Les exportations de ciment doublent de 1914 à 1915. Tandis que, avant la guerre, le Japon exportait du minerai de zinc sur l’Allemagne et la Belgique et qu’il en importait du zinc affiné, il entreprend l’affinage ; deux établissements se créent, l’un à Osaka, l’autre à Kannoshima (département d’Okayama) ; on importe du minerai de Sibérie, d’Australie et d’Indo-Chine et l’on fournit du zinc manufacturé à la Grande-Bretagne.

Pour le fer, qui est avec la houille l’élément vital de la grande industrie, le Japon, pauvre en minerai, vit à la merci des États-Unis. Durant la guerre, il dut composer avec ce puissant fournisseur, en acceptant de lui fournir des bateaux en échange d’acier. Mais cette servitude lui fit comprendre la nécessité de se suffire à lui-même et de se rendre indépendant. La métallurgie japonaise veut, par l’acquisition de mines en Corée et en Chine, s’affranchir des usines américaines ; les visées territoriales du Japon en Chine sont, en bonne partie, dirigées par ce grave souci. De grands établissements métallurgiques se sont créés ou développés : aciéries de Yahata près de Wakamatsou (Kiou-Siou) ; aciéries de Mouroran (Hokkaïdo) ; aciéries d’Osaka ; aciéries de Yokohama ; aciéries de Tabata (côte Nord de Kiou-Siou). Ces belles installations ont permis l’essor des chantiers de construction navale ainsi que les progrès de la construction mécanique ; depuis la guerre, le Japon fabrique entièrement des wagons de chemin de fer (il devait auparavant acheter à l’étranger les roues et les ressorts), des gros moteurs, des machines électriques, des métiers à tisser ; l’exportation des produits de l’industrie mécanique a passé de 7 millions de yen en 1913 à 44 en 1916[5].

En ce qui concerne les industries chimiques, le Japon a renforcé ses anciennes fabrications et il en a fondé de nouvelles, au détriment de l’Europe[5]. Ses poteries et ses articles de porcelaine prennent la place des marchandises allemandes ; il exporte du verre à vitre alors qu’il en importait avant la guerre ; il a plus que doublé ses expéditions d’allumettes et il a introduit sa bière, son acide sulfurique, son savon sur de nouveaux marchés. Certains produits qu’il achetait entièrement à l’étranger sont maintenant fabriques en quantités suffisantes pour permettre une exportation : ainsi le chlorure de potassium, le celluloïd, l’acide nitrique, le carbonate de chaux, le chlorate de potasse, le phosphore. Comme l’industrie textile souffrait gravement du manque des teintures artificielles jadis fournies par l’Allemagne, l’État encouragea et subventionna la fabrication des matières tinctoriales ; une grande société, fondée à Osaka en 1916, produit maintenant des couleurs d’aniline ; une autre fabrique du phénol et de la glycérine, une autre des produits pharmaceutiques. Une compagnie se crée pour le travail du caoutchouc ; elle recevra la matière première des plantations que les Nippons ont acquises dans la Malaisie. Toutes ces créations, issues de la nécessité, n’ont certes pas le même avenir ; elles ne résisteront pas également au retour de la paix ; mais celles qui survivront donneront des armes au Japon pour défendre son indépendance économique et poursuivre son offensive commerciale.

Beaucoup d’autres établissements industriels ont fait brillante fortune[6]. L’exportation du papier a grandi sept fois de 1913 à 1917. Le travail du cuir s’est tellement développé que le Japon vend des chaussures non seulement en Chine, mais encore dans les Établissements des Détroits, dans l’Amérique du Sud et même en Australie. Au bout de deux années de guerre, les jouets japonais avaient pris sur le marché international la place des jouets allemands ; en 1917, il s’en vendait pour plus de vingt millions de francs (au lieu de six millions et demi en 1914) à des clients dispersés aux quatre coins du monde : Angleterre, États-Unis, Australie, Inde, Chine ; ces jouets, en porcelaine, en bois, en coton, en caoutchouc, en métal, en celluloïd, sont élégants et ingénieux ; les fabricants allemands et français les rencontrent désormais devant eux sur leurs marchés d’avant-guerre. L’industrie japonaise des conserves de poisson progresse aux dépens des industries britannique et française ; de 1913 à 1917, elle double son chiffre d’exportation ; les conserves de saumon de la mer d’Okhotsk et du Kamtchatka prennent place sur les grands marchés à côté des conserves de l’Alaska, de la Colombie britannique et du Washington ; les conserves de crabes pêchés à Sakhaline viennent aux États-Unis, en Angleterre et en France remplacer les conserves de homards ; aux sardines françaises certains acheteurs préfèrent déjà les conserves de poissons à l’huile faites au Japon. Les sucres japonais de Formose, de Kagosima et d’Ogasawara supplantent sur le marché chinois les sucres de Hong-Kong ; un syndicat japonais possède plusieurs sucreries à Java. Hong-Kong, qui depuis longtemps importait des farines américaines, reçoit maintenant des farines japonaises faites avec des blés de Mandchourie et transportées par des caboteurs japonais. Un peu partout et principalement en Extrême-Orient, le Japon recueille ainsi les commandes que ses concurrents ont dû, par le fait de la guerre, laisser en souffrance.

Mais c’est dans l’industrie cotonnière[7] que le Japon a fait ses plus précieuses conquêtes ; ses progrès y menacent nettement la vieille suprématie de la Grande-Bretagne. Avec le développement de la marine marchande japonaise, on peut dire que le fait le plus décisif de l’évolution économique de l’Extrême-Orient paraît être la mainmise du Japon sur le commerce des cotonnades. Par les faibles salaires qu’il paie encore à ses ouvriers, par la proximité des marchés qu’il dessert et surtout de la Chine, par la connaissance des langues et des coutumes locales qu’il doit à une antique communauté de civilisation, le Japon devient en ces pays d’Extrême-Orient le dangereux rival du Lancashire. Il ne produit pas de coton ; comme le fer, cette matière première lui vient presque toute de l’étranger : en 1917, il en reçut 204 300 000 de yen de l’Inde, 84 000 000 des États-Unis, 30 500 000 de Chine, 10 800 000 d’Égypte. Aussi cherche-t-il, pour ce produit qui est l’élément de sa plus grande richesse industrielle, à s’assurer de ressources moins éloignées et plus personnelles ; ses capitaux s’emploient à étendre la culture du coton en Chine ; des essais heureux ont montré que certains cantons du Japon, dans les départements de Tohori et de Tochigi s’y montraient propres. Une variété de coton américaine, introduite en Corée, donne de bonnes récoltes ; la production s’accroît chaque année ; de 1915 à 1917, l’exportation a grandi de 260 pour 100. Ces efforts pour posséder des terres à coton s’expliquent par l’ampleur du rôle que la manufacture et le commerce des cotonnades jouent dans l’économie japonaise.

On comptait en 1917 dans les filatures japonaises 2 800 000 broches et 125 000 ouvriers. La moyenne des dividendes payés pour le premier semestre de 1918 par un groupe de 32 filatures atteint 33,4 pour 100 ; certaines ont payé jusqu’à 80 et 100 pour 100. Cette prospérité pourrait être plus grande encore si les filateurs japonais ne devaient pas acheter leurs machines à l’étranger ; presque toutes les broches viennent d’Angleterre ; la guerre ayant ralenti ces envois, il fallut se tourner vers les États-Unis dont les premières expéditions n’arrivèrent qu’à la fin de 1917. Néanmoins, si la fabrication n’a pas pu, pour cette raison, s’étendre à la mesure des marchés qui s’ouvraient, le commerce des articles de coton a fait d’énormes progrès ; en 1916, l’exportation des filés atteignit presque 80 millions de yen ; en 1917, elle dépassa 105 millions de yen ; parmi ces filés figuraient des numéros fins qui avaient été jusqu’alors la spécialité de Manchester. Quant aux tissus de coton, le Japon en exportait 33 millions de yen en 1913, 95 en 1916, 128 en 1917 ; le progrès est saisissant ; aucune exportation japonaise n’en montre d’aussi rapide, ni d’aussi fort. Mais, pour en comprendre toute la valeur, il faut en rapprocher l’élargissement du domaine de vente ; le Japon pousse ses tissus sur tous les marchés et le marchand britannique les trouve avec stupeur auprès de ses clients traditionnels. Le Japonais vend ses tissus jusqu’en Hollande et en Angleterre et jusqu’en Afrique Australe ; mais ces pays sont trop éloignés pour qu’il y menace la suprématie britannique. Il n’en est pas de même en Extrême-Orient, depuis l’Inde jusqu’à la Chine, parmi les communautés de consommateurs pauvres auxquels conviennent si bien les étoffes japonaises à bon marché ; chez les Hindous, les Chinois et les Javanais, les ventes britanniques baissent au profit des maisons japonaises ; dans le district de Foutcheou (Chine) où les Anglais avaient le monopole pour les tissus de coton, les Japonais ont, en trois ans, conquis les deux tiers des commandes ; l’Inde britannique, qui en 1913 achetait 503 000 yen d’étoffes japonaises, en prenait 15 millions en 1917 ; dans les Indes néerlandaises, les ventes britanniques baissaient d’un cinquième. Aussi l’inquiétude règne à Manchester. Au moment où les frais de la production européenne montent à des taux formidables, les manufacturiers anglais considèrent avec anxiété l’avenir de leurs marchés asiatiques. L’Inde leur achète annuellement 35 millions de livres sterling de tissus de coton ; en Chine, des millions d’hommes sont leurs clients. Pour ces paysans pauvres, le bon marché est la condition essentielle de la vente. Que deviendront ces acheteurs si la hausse des prix les écarte des étoffes britanniques ? Ils se tourneront vers les produits japonais. Le problème est assez grave pour que les syndicats cotonniers du Lancashire aient demandé en avril 1919 l’envoi d’une mission officielle en Extrême-Orient pour étudier le commerce d’exportation des produits de coton vers l’Inde, les Îles de la Sonde, les Établissements des Détroits, la Chine, le Japon.

On peut dire que l’influence de la guerre a précipité l’évolution manufacturière du Japon. Elle a fait pénétrer dans sa structure sociale de nouveaux ferments de vie industrielle. On ne saurait comparer cette transformation du Japon à celle qui, dans le passé, bouleversa l’économie de l’Europe occidentale, puis des États-Unis : le Japon n’atteint pas encore ce stade d’évolution. Dans la poussée de croissance qui l’entraîne, tout ce qui se crée ne durera pas ; des usines et des ateliers devront s’éprouver dans la lutte internationale et résister à la concurrence universelle ; il faudra calmer, régulariser, organiser la fièvre d’un moment afin d’établir un régime stable. En outre, le Japon, nouveau venu dans la pratique commerciale, n’a pas la tradition du grand négoce ; il ignore l’art de servir et de retenir une vaste clientèle ; ses commerçants n’ont pas encore renoncé aux petites ressources de la malfaçon ; d’Australie par exemple des plaintes très vives sont parties vers les Chambres de Commerce du Japon pour protester contre certaines habitudes déloyales ; il s’agit surtout du procédé qui consiste à vendre des objets inférieurs en qualité aux échantillons proposés. Enfin la main-d’œuvre japonaise demeure encore inexpérimentée ; beaucoup d’ouvriers manquent d’éducation professionnelle ; les ateliers n’ont pas toujours une direction experte. Mais ce sont là des désavantages que le temps et l’étude amoindriront ; le Japon s’apprête à les combattre. Beaucoup de Japonais comprennent que leur pays est en voie de transformation et que l’économie industrielle y refoule, en maintes régions, l’économie agricole. Aux yeux de l’étranger, cette évolution se manifeste partout par des faits qu’il est aisé d’observer : la multiplication des usines de type moderne qui comptent plus de deux millions d’ouvriers ; la présence de 250 000 ouvriers dans la seule agglomération industrielle de Tokio ; la formation d’une classe ouvrière qui a cruellement souffert de la hausse du prix de la vie ; l’accroissement du nombre des grèves, passant de 50 en 1914 à 417 en 1918 et englobant 7 904 ouvriers en 1914 et 66 457 en 1918 ; enfin et surtout le développement d’une politique d’expansion destinée à assurer aux manufactures nationales des ressources en matières premières et des débouchés commerciaux.

III

LE BRÉSIL

En face des anciens foyers industriels qui évoluent et se développent, il y a des pays qui s’éveillent à la vie industrielle : ce sont des naissances, des créations. Parmi ces jeunes recrues il faut placer les nations de l’Amérique du Sud. Jusqu’au moment de la guerre, elles avaient vécu en étroite solidarité avec l’Europe, attendant délie ses articles manufacturés. Avec la guerre, il devint impossible d’avoir ces produits et de les transporter ; bon gré malgré, il fallut faire soi-même son apprentissage et fabriquer soi-même. Sous la pression de la nécessité, on découvrit des richesses sur son propre sol ; on prit confiance en ses propres forces ; on fonda des usines ; et, par un retour paradoxal des choses, on vit parfois ces usines travailler pour l’Europe. En un temps très court, une vie nouvelle jaillit de la terre américaine. Au Brésil surtout, c’est presque une révolution économique qui se prépare.

À de nombreux symptômes on reconnaît que le Brésil prend une vive conscience de sa vitalité et de sa force[8]. Des principes nouveaux pénètrent toute son économie. Dans ses grands traits elle demeure encore fidèle au type de production coloniale qui livre au commerce des denrées de luxe comme le café et le caoutchouc. Mais les commandes de l’Europe en denrées alimentaires ont fait la fortune de nouveaux produits. De 1915 à 1917, sur l’ensemble de l’exportation brésilienne, le sucre passe d’une valeur de 1,4 à une valeur de 6,1 pour 100, la viande de 0,6 à 5,3, les haricots de 0 à 3,6, le riz de 0 à 2. Par contre, les anciens produits baissent : le café de 60,7 à 38,7 pour 100 ; le caoutchouc de 13,4 à 12,7. En 1913, le Brésil importait des pommes de terre, des haricots, du maïs ; en 1917, il en livre à l’étranger. Les sucreries de San-Paulo et de Pernambuco exportent vers la Plata et vers l’Europe. Dans les États du Sud du Brésil propices à l’économie des pays tempérés, la vie pastorale se développe ; de grands troupeaux peuplent les terrains d’élevage du Rio Grande de Sul. La viande frigorifiée ne figurait pas en 1913 parmi les exportations ; elle s’expédie maintenant en quantités croissantes vers l’Angleterre, la France, l’Italie, l’Égypte : 8 514 tonnes en 1915, 34 000 en 1916, 60 452 en 1917. Un souffle de progrès se répand sur l’agriculture ; on veut entreprendre la fabrication du lait condensé ; on donne plus d’attention à la culture fruitière ; on fonde des écoles agronomiques ; on crée des champs de démonstration ; on draine des marais ; dans le Ceara, on fore des puits artésiens. Partout on s’applique à mettre la terre en valeur afin de produire de quoi nourrir le pays, de quoi vendre au dehors et de quoi alimenter les industries en matières premières. La situation financière, compromise par la mévente des cafés, se relève ; les capitaux grossissent ; des banques se fondent ; la Banque du Brésil augmente son capital ; on fait appel à la main-d’œuvre japonaise pour avancer la colonisation agricole. Pour parer au manque d’articles manufacturés, on crée des usines ; dans le seul État de Rio Grande, le nombre des établissements industriels a passé de 314 en 1908 à 2 780 en 1915 ; leur capital a sextuplé. L’État encourage tous ces efforts : dans le Rio de Janeiro, il exempte d’impôts pendant cinq années toutes les industries nouvelles. Dans cette fièvre d’entreprises, il est naturel que l’effort principal s’applique à la création des industries fondamentales dont les produits étaient jusqu’alors fournis par l’Europe : la métallurgie et le tissage. Mais toutes deux n’ont pas progressé du même pas ; le tissage seul est en plein essor.

La métallurgie[9] a pour condition la présence du charbon et du fer : le Brésil possède l’un et l’autre, malheureusement l’un loin de l’autre, et le charbon peu propre à la métallurgie. Des dépôts de fer, abondants et riches, se trouvent dans le Minas Geraes ; ils s’étendent, à environ 350 kilomètres au Nord de Rio de Janeiro, sur un territoire long de 500 kilomètres et large de 50, depuis Itabira de Campo jusqu’à Serro Frio ; on y connaît déjà une soixantaine de gisements d’une hématite compacte, excellente, dont une compagnie anglaise poursuit l’exploration. Le problème est de transporter ce minerai auprès du charbon, c’est-à-dire non loin de la côte où les navires peuvent l’amener. Mais il n’existe pas encore de route pour ce trafic. Le Central Brazil Railway ne possède qu’une faible capacité de transport à cause des fortes pentes de la Serra de Mar et de la Serra da Mantiqueira. Il existe une autre ligne de communications : c’est la vallée du Rio Doce qui débouche dans l’Atlantique à 500 kilomètres au Nord-Est de Rio de Janeiro et qui mène vers l’amont jusqu’au milieu du bassin ferrifère ; une voie ferrée part de Victoria (côte d’Espirito Santo) et elle s’avance avec de faibles pentes jusqu’à 400 kilomètres dans l’intérieur ; il suffirait de la prolonger de 150 kilomètres pour qu’elle atteignît les mines de fer. Malheureusement les ressources de combustible ne se présentent pas en d’aussi bonnes conditions. Les gisements de houille se rencontrent essentiellement dans les trois États du Sud. Dans le Rio Grande de Sul, on les trouve le long de la vallée du Jacuhy, fleuve qui débouche à Porto Alegre, dans la grande lagune de Patos ; grâce à son faible prix de revient, ce charbon s’exporte en Argentine ; il y coûte moins cher que les charbons anglais et américains ; chemins de fer et steamers l’emploient ; ce bassin peut fournir annuellement 500 000 tonnes. L’État de Santa Catarina possède les gisements de Cresciuma et d’Ararangua, non loin de la côte ; une voie ferrée les unit à Tubarao ; un grand syndicat vient de se fonder à Florianopolis pour leur exploitation ; on escompte une production annuelle de 500 000 tonnes. Enfin, dans le Parana, on connaît le gisement de Curityba dont on espère 300 000 tonnes par an. Cette houille brésilienne forme une précieuse ressource qui permettra bientôt de réduire fortement les importations. Mais elle n’est pas utilisable en métallurgie ; elle ne peut pas donner la quantité de coke, nécessaire aux hauts fourneaux ; pour créer et faire vivre la sidérurgie brésilienne, il faudrait importer des masses énormes de coke. Pour cela, on pense à exporter en Europe le minerai riche de sorte que les navires rapporteraient, comme fret de retour, du coke métallurgique ; des usines pourraient alors se fonder sur la côte ou bien sur le chemin de fer de Victoria. On peut dire aussi que, lorsque la fusion du minerai dans le four électrique sera une opération commercialement pratique, le Brésil trouvera dans l’énergie de ses chutes d’eau le moyen de traiter son fer. L’avenir nous dira si ces combinaisons économiques sont viables, si les hauts fourneaux que des capitalistes brésiliens et portugais viennent de construire dans le Minas Geraes auront la vie longue et si le Brésil doit être un pays de sidérurgie.

Pour l’industrie textile[10], le Brésil a dépassé la période des espérances ; il est en plein développement. La situation se résume en peu de mots : avant 1914, presque tout le coton produit au Brésil était exporté comme matière première et lui revenait en étoffes : la guerre finie, le Brésil fabriquait 75 pour 100 des étoffes qu’il consommait. Jadis grand consommateur de tissus européens, le Brésil a fondé chez lui le tissage mécanique de coton. Le pays a l’avantage naturel de pouvoir produire du coton ; le Nord-Est (Pernambuco, Maranhao, Cerea, Piauhy) donne des variétés à fibre longue ; le Minas et le San-Paulo produisent des variétés à fibre courte. Ce coton, qui jadis s’exportait vers les manufactures d’Europe, reste maintenant sur place pour alimenter les usines ; on n’en exportait plus que 5 940 tonnes en 1917 contre 37 000 tonnes en 1913. L’industrie cotonnière en consomme des quantités de plus en plus grandes. En 1917, on comptait 250 usines, 1 464 218 broches, 49 600 métiers, 72 950 ouvriers ; la production totale s’élevait à 80 millions de dollars. Beaucoup de ces usines possèdent un équipement moderne ; quelques unes fonctionnent à l’électricité ; leurs étoffes peuvent se comparer aux meilleures de la Nouvelle Angleterre et du Lancashire. Aussi elles ont déjà trouvé le chemin de l’étranger ; l’exposition de Buenos-Aires en 1918 les fit apprécier sur le marché argentin ; dans toute l’Amérique latine, elles se vendent en concurrence avec les tissus britanniques et nord-américains ; en 1917, la France en a reçu. Au début de la guerre, cette industrie souffrit beaucoup du manque de matières colorantes ; on s’ingénia dans le Sao Paulo, dans le Minas Geraes et dans le Parahyba à fabriquer des teintures végétales qui remplaceraient l’aniline allemande ; on réussit à fonder des usines dont la production suffit presque à la consommation nationale et qui ont déjà vendu leurs couleurs en Argentine et même en Italie.

De tous les côtés, sur tous les domaines, on peut observer au Brésil des projets qui s’élaborent et de : énergies qui s’appliquent. Tantôt, en prospectant le sous-sol, on découvre du pétrole dans le Sao Paulo, le Rio Grande et le Spirito Santo ; de l’or dans le Minas Geraes près de Bello Horizonte ; du kaolin, du nickel, du mica. Tantôt la crise du papier provoque à Campos la création d’une grosse papeterie qui travaille des fibres végétales. Ailleurs on prépare l’installation d’usines de soude, de tannin, de chaussures. Ailleurs enfin on étudie la production de l’énergie électrique pour les chemins de fer par l’aménagement des chutes d’eau.

Dans les autres pays de l’Amérique du Sud, les mêmes tendances entrent en action ; la vie industrielle germe. En Argentine, on veut aussi s’affranchir de l’étranger ; on met en exploitation les mines de houille de Mendoza et surtout les nappes pétrolifères de Comodoro Rivadavia ; on développe le tissage de la laine et la fabrication des sacs pour les grains de la récolte. Au Chili, les affaires de nitrate ont connu une prospérité sans précédent ; le pays s’enrichit ; il rembourse à l’Angleterre une partie de sa dette ; pour réaliser l’indépendance économique, on veut s’outiller afin de produire des articles manufacturés, des étoffes, du papier, des produits chimiques ; à la fin de 1918, se fondait à Santiago la première aciérie chilienne, de capacité bien modeste encore, mais de haute signification pour l’orientation de l’économie nationale. Au Pérou, les marchés européens ont demandé du sucre, du coton, du cuivre, des laines, des peaux ; à l’aide des capitaux ainsi formés, on aspire déjà à l’industrialisation du pays par la mise en exploitation des mines de houille, par la construction de voies ferrées et par la création de tissages. Tous ces pays jeunes fermentent d’espérances et de velléités ; l’avenir précisera leurs destinées. Quant aux résultats positifs, ils sont encore rares, sauf au Brésil qui est de tous le pays le plus avancé dans la voie de l’indépendance économique.

Maintenant que la guerre est terminée, il s’agit de savoir si l’Europe retrouvera ses anciens débouchés. Parmi les pays neufs qui s’équipent, le retour de la concurrence aura raison des moins solides ; d’autres résisteront et l’Europe devra compter avec eux. Mais ses rivaux les plus redoutables vont être les États-Unis et le Japon, pays adultes et éprouvés ; n’ayant pas souffert comme elle, ils auront grandi tandis qu’elle s’épuisait ; et, tandis qu’elle combattait, ils auront forgé des armes pour la vaincre dans la lutte économique du temps de paix.


  1. Voir France-États-Unis, mai 1919, 199-200 ; — J. R. Smith, The American Trade Balance, Annals of the American Acad. of Political and Social Science, mai 1919 ; — The Americas, juillet 1918, p. 19-20.
  2. Article de Frantz-Reichel, L’Avenir, du 27 juin 1919.
  3. Petit, Expansion économique, septembre 1918, p. 9-10.
  4. L’un des exemples les plus remarquables du développement de l’entreprise japonaise est donné par la Mitsubishi Goshi Kaisha, puissante coordination et amalgamation d’affaires, au capital de plus de 100 millions de dollars. Elle s’occupe de mines, de métallurgie, de constructions navales, de docks, de construction mécanique, de banque, d’entrepôt, de fabrication du papier, de sidérurgie, de raffinerie d’huile, d’importation et d’exportation, etc. Sa section de banque possède plusieurs succursales au Japon, une à Shanghaï, l’autre à Londres. Sa section des mines comprend une trentaine de mines de charbon produisant 5 millions de tonnes, et autant de mines métalliques (cuivre surtout). Sa section de construction métallique possède des chantiers à Nagasaki, Kobé et Hikoshima. Sa section de commerce a des succursales dans les grandes villes du Japon et de la Chine, ainsi qu’à Vladivostok, Singapore, Calcutta, Londres, Gênes, Paris et New-York.
  5. a et b Bulletin économique de l’Indo-Chine, 1918, p. 727-728.
  6. Bulletin économique de l’Indo-Chine, 1918, p. 717-721 ; — Asie française, 1918, p. 91 ; — Financial Chronicle, 19 avril 1919.
  7. Bulletin économique de l’Indo-Chine, 1917, p. 267 et 368 ; 1918, p. 105-106 et 1128-1129 ; — Asie française, 1918, p. 80 ; J. R. Smith, ouvr. cité (Influence…), p. 90-91.
  8. G. Lafond, L’évolution économique et financière du Brésil. Journal des Économistes, 1918, III, p. 339-361.
  9. The Americas, avril 1918, p. 30-32.
  10. Lafond, Ouvr. cité, p. 356-357 ; — The Americas, mai et juillet 1918, février 1919.