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Le Déclin de l’Europe/Chapitre VI

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Payot (p. 202-258).

CHAPITRE VI

L’EXPANSION DES ÉTATS-UNIS

I

CARACTÈRES DE L’EXPANSION AMÉRICAINE

Parvenus à la suprématie capitaliste et métallurgique du monde, propriétaires d’une flotte marchande qui les rendra bientôt maîtres de leurs transports maritimes, les États-Unis sont devenus une puissance universelle. Ce n’est pas seulement le continent américain qui s’agrège à eux ; leur expansion déborde depuis longtemps hors du Nouveau Monde ; elle pénètre maintenant au cœur même de la vieille Europe. Financiers, fabricants et négociants s’avancent de concert, les uns préparant la route aux autres, dans toutes les régions du monde où il existe une place à prendre, un débouché à conquérir.

Les Américains se sont jetés dans la bataille européenne, poussés non par l’esprit de lucre et l’espoir d’une bonne affaire, mais par le sentiment de l’honneur national et l’idée du devoir ; ayant partagé nos dangers, ils ont beaucoup sacrifié pour notre victoire. Mais, la paix revenue, ils reprennent la lutte économique ; à la vérité, par la force des choses, elle avait duré pendant la guerre. Durant cette période, deux traits marquent nettement l’évolution du commerce extérieur des États-Unis. Le premier, qui est l’inflation extraordinaire du chiffre des exportations, doit s’atténuer avec le retour du monde vers des conditions de production normale. Si l’on compare les quatre années de l’avant guerre aux quatre années de la guerre, on voit que les exportations se sont élevées de 5 615 à 13 075 millions de dollars vers l’Europe, de 2 120 à 3 634 vers l’Amérique du Nord, de 511 à 847 vers l’Amérique du Sud, de 431 à 1 231 vers l’Asie, de 234 à 427 vers l’Océanie, de 104 à 178 vers l’Afrique, et au total, de 9 084 à 19 393 millions de dollars ; cet accroissement formidable provient, pour une bonne partie, de la hausse des prix[1]. Mais tout autrement significative pour le commerce américain apparaît la répartition nouvelle des origines des importations ; elle révèle une large extension des demandes américaines sur les marchés de matières premières du monde entier et une baisse énorme de ces mêmes demandes sur les marchés d’articles manufacturés du continent européen. Voici un tableau qui indique la part prise par chaque continent dans le commerce extérieur des États-Unis en 1912 et en 1918 (proportion pour 100 de la valeur totale de ce commerce)[2].

COMMERCE EXTÉRIEUR DES ÉTATS-UNIS
Exportations
Importations
1912
1918
1912
1918
Europe .... 60 63,0 49 14
Amérique du Nord .... 23 20,0 20 31
Amérique du Sud .... 06 05,0 13 19
Asie .... 05 06,0 13 27
Océanie .... 03 02,0 02 04
Afrique .... 01 00,9 01 02

À l’exportation, les destinations du commerce extérieur des États-Unis ont peu changé. Il n’en est pas de même à l’importation, pour les provenances ; l’Europe a décliné fortement ; toutes les autres parties du monde ont accru, en de larges proportions, leurs ventes aux États-Unis ; on voit arriver, en masses considérables, de l’Amérique du Sud, le café du Brésil, du Venezuela et de la Colombie, la laine de l’Argentine et de l’Uruguay, le cuivre du Chili, les peaux de partout ; de l’Amérique du Nord, les sucres des Indes occidentales, le sisal et le cuivre du Mexique, le bois du Canada ; de l’Asie, les soies et les soieries de la Chine et du Japon, les textiles et étoffes de l’Inde, le caoutchouc de la Malaisie et des Indes hollandaises, les haricots soja et l’huile de la Chine et du Japon ; de l’Océanie, la laine d’Australie et de Nouvelle-Zélande, le coprah et l’huile des îles ; de l’Afrique, le coton d’Égypte. Ainsi les États-Unis, qui étaient devenus de grands fournisseurs d’articles manufacturés, tendent à devenir de grands acheteurs de matières premières ; leur expansion commerciale ne s’accomplit plus seulement par la conquête de débouchés commerciaux, mais encore par le développement de leur puissance d’achat laquelle, issue de leur capacité de fabrication, devient elle-même un facteur essentiel de rendement manufacturier. Comme dans un être adulte de mieux en mieux équilibré, toutes les fonctions concordent à créer de l’énergie et du mouvement.

À cette expansion qui semble maintenant comme une condition fondamentale du fonctionnement de leur machine à produire, les États-Unis préparent des terrains dans le monde entier. Déjà des organes spéciaux la guident et la soutiennent. Sur l’initiative de la National City Bank de New-York, il s’est fondé en 1915 une entreprise appelée American International Corporation[3]. Œuvre d’un groupe de banques et de firmes travaillant pour l’exportation, elle se propose de rechercher, d’entreprendre et de financer dans le monde toutes les affaires que peuvent suggérer les principes de l’économie moderne : chemins de fer, tramways, ports, docks, entrepôts, télégraphes, téléphones, chutes d’eau, mines, usines, exploitations agricoles et pastorales. On veut promouvoir partout le progrès humain selon les méthodes américaines, avec les capitaux américains, pour le plus grand profit de l’Amérique. L’Europe a consacré des siècles à établir sa suprématie universelle : c’est en quelques décades, à l’américaine, que le monde sera converti à la nouvelle puissance. Pour édifier cette hégémonie, l’État garantit son aide aux entreprises privées. Ce même État fédéral qui se montra dans l’économie intérieure l’ennemi acharné des combinaisons d’intérêts, des cartels et des trusts, cet État qui voulut chez lui interdire aux forts d’écraser les faibles, nous le voyons maintenant dans l’économie extérieure favoriser la formation d’unions commerciales pour l’exportation ; on cherche, sous sa protection, à opposer aux acheteurs étrangers une colossale organisation de vente capable de maintenir les cours sur les marchés du monde. La loi Sherman avait aboli les trusts à l’intérieur ; la loi Webb permet aux producteurs américains de s’entendre et de s’unir pour la vente à l’extérieur. Cette loi même ne suffit plus ; des groupes d’exportateurs demandent qu’on autorise ces combinaisons non seulement pour l’exportation des produits nationaux, mais encore pour l’importation des produits étrangers ; ils montrent que, dans certaines parties du monde, les ventes d’une maison d’exportation ne sont guère possibles que si elle peut accepter en paiement des matières premières ou d’autres produits ; si elle ne le peut pas, elle se trouve dans une situation désavantageuse vis-à-vis des associations d’exportateurs européens ; il faut pouvoir lutter à armes égales.

C’est une offensive économique qui s’engage pour enchaîner au char de l’Amérique les groupes humains qui suivaient naguère encore la fortune de l’Europe. Nous devons chercher sur quels points de la terre la fortune de l’Amérique a fait ses progrès les plus marqués.

II

LES ÉTATS-UNIS EN ASIE ET EN EUROPE

Depuis le jour où un amiral américain força le vieux Japon à ouvrir ses portes au commerce des Blancs, l’Extrême-Orient n’a pas cessé d’exercer son attraction sur l’Amérique. La façade des États-Unis qui regarde vers le Pacifique n’est plus une simple ligne de côtes battue par les vagues d’un océan inutile : elle est une base d’action pour le grand commerce. Au de la des Hawaï et des Philippines, sur les côtes opposées, vivent des communautés humaines chez lesquelles toutes les nations mercantiles ont voulu prendre pied : les États-Unis apportent à ces relations une attention croissante. Sous les auspices de l’American Asiatic Association, l’étude de l’Extrême-Orient et des Mers du Sud se poursuit dans les milieux commerciaux et dans les cercles instruits ; une revue élégante, très bien illustrée, « Asia » publie, chaque mois, en de courts articles, les matières propres à éveiller l’intérêt du grand public pour ce grand continent. Les affaires se fondent ou s’étendent ; de grandes maisons à succursales nombreuses couvrent déjà le pays d’un réseau d’influences américaines. L’East European Trading Co de New-York a des bureaux à Vladivostok, Kharbin, Irkoutsk, Krasnoiarsk, Tomsk, Omsk, Tachkent, Samarcande. Deux maisons de Seattle ont leurs succursales étrangères à Kobé et à Shanghaï. Une agence d’importation et d’exportation, représentant plusieurs grandes entreprises américaines d’électricité, de machines à écrire, de caoutchouc, de fils de fer, d’automobiles, s’est établie à Hong-Kong (Shewan, Tomes and Co), avec des succursales à New-York, Londres, Shanghaï, Tientsin, Canton, Yunnanfou et Kobé. La puissante Standard Oil Co a des ramifications dans les principales villes du Japon, de la Chine, de l’Indo-Chine, du Siam, des Philippines, des Straits Settlements, des Indes néerlandaises, de l’Inde. Aucun pays d’Asie ne laisse indifférente l’entreprise américaine : elle y arrive avec la volonté de ne tolérer la mainmise de personne et l’idée de s’y tailler un domaine proportionné à sa force.

En Chine, les États-Unis s’appliquent, avant tout, à maintenir libre le terrain commercial. Le Japon ne considère pas l’indivisibilité de la Chine comme un dogme ; il semble accueillir l’idée d’un démembrement et le principe de diviser pour régner. Pour les États-Unis, au contraire le maintien de l’intégrité de la Chine garantit la porte ouverte à tous ceux qui veulent, sur un pied d’égalité, commercer avec le grand pays ; aux yeux de beaucoup d’Américains, leur nation ne doit pas se faire la complice d’une politique qui abandonnerait au Japon les quarante millions de Chinois du Chantoung et qui consacrerait la spoliation d’une associée et protégée. Officiellement, les deux points de vue se sont accordés dans les termes d’une note de novembre 1917 qui laisse intactes les deux positions. « Le gouvernement des États-Unis reconnaît que le Japon a des intérêts particuliers en Chine, principalement dans les régions auxquelles confinent ses possessions. La souveraineté territoriale de la Chine reste néanmoins intacte, et le gouvernement des États-Unis a toute confiance dans les assurances répétées du gouvernement impérial japonais que, tandis que sa situation géographique confère au Japon des intérêts spéciaux, il n’a nullement l’intention de faire obstacle au commerce des autres nations et de ne point tenir compte des droits concédés par la Chine dans ses traites avec les autres puissances ». Ce sont là des mots qui permettent d’attendre que les événements s’expriment eux-mêmes. En fait, le commerce américain, qui fut longtemps inexpérimenté dans le maniement du marché d’Extrême-Orient, prend de l’assurance, gagne du terrain et implante ses affaires à côté des établissements européens et japonais. Placements de capitaux, entreprises industrielles, emprunts, les États-Unis tiennent en main déjà un solide noyau d’affaires. Les chantiers de construction navale de Shanghaï (Shanghaï Dock and Engineering Co) travaillent avec l’appui de banquiers américains ; dès 1917, ils ont construit, pour le compte des États-Unis, des cargos destinés à transporter du charbon vers les Philippines ; en 1918, d’autres commandes de navires d’acier sont venues d’Amérique. Les premières usines de coton employant les méthodes et les machines américaines se sont construites à Tien-tsin en 1917 ; les machines motrices viennent de New-York, les machines textiles de Lowell et de Worcester (Massachusetts)[4] ; d’autres usines se construisent à Shanghaï. En octobre 1916, l’American International Corporation acquit le privilège de construire 1 100 milles de chemins de fer en Chine et le droit de réparer le Grand Canal. La Chicago Continental Commercial Bank consentit en novembre 1919 un emprunt de trente millions de dollars au gouvernement chinois ; en juillet 1918, des banquiers américains s’entendaient pour accorder un autre emprunt à la Chine[5]. Toutes ces démarches américaines n’éveillent pas en Chine les mêmes inquiétudes que les démarches japonaises ; le peuple chinois accueille avec sympathie les Yankees ; leurs œuvres philanthropiques n’apparaissent pas encore comme les mesures préparatoires d’une avance impérialiste ; à Pékin et à Shanghaï, les enfants de la bonne société fréquentent des écoles américaines ; à Soochow, à Nankin et dans le Setchouen, les Américains ont fondé des hôpitaux et des écoles de médecine dont certains gradués vont achever leurs études aux États-Unis. L’influence américaine pénètre dans la société chinoise ; elle prépare le chemin aux affaires ; ce qu’elle gagnera sera perdu par l’influence européenne.

D’autres pays de l’Extrême-Orient et du Pacifique s’engagent en des relations de plus en plus étroites avec les États-Unis ; et, parmi eux, des colonies européennes. Le courant commercial qui avant la guerre se dirigeait des Indes néerlandaises vers l’Europe se détourne en partie vers les États-Unis. Ce pays tropical, si riche et si peuplé, apparaît aux Américains ainsi qu’aux Japonais comme un magnifique champ d’affaires ; la revue « The Americas » publiée par la National City Bank de New-York, lui consacre toute son attention ; elle le considère comme un débouché précieux pour le matériel des exploitations pétrolifères, des mines métalliques, des chemins de fer et des usines ; elle annonce[6] avec satisfaction la mission de M. N. B. van den Berg, directeur de la Banque de Java, venue aux États-Unis pour établir des relations financières. Déjà le progrès des échanges révèle l’importance des rapports qui se nouent.

COMMERCE DES INDES NÉERLANDAISES AVEC LES ÉTATS-UNIS
(en millions de dollars.)
Importations
venant des États-Unis

Exportations
vers les États-Unis

1914.... 02,4 04,3
1918.... 19,7 80,0

Un quart des exportations des Indes néerlandaises s’en vont aux États-Unis ; elles leur envoient du tapioca, du caoutchouc, de l’étain, du poivre, du copra, du café, du cacao, du quinquina, du thé, du chanvre ; elles en reçoivent des articles en fer et en acier, du matériel d’irrigation, des automobiles, des machines et des appareils électriques, des locomotives, des meubles, des produits chimiques. Vers l’Australasie, les exportations des États-Unis ont doublé de 1913 à 1918 ; sur ces marchés anglosaxons ils accroissent largement leur place comme fournisseurs de produits manufacturés. « Ils sont servis par leur proximité relative, par des communications maritimes directes, par le prestige technique et commercial dont ils jouissent auprès des Australiens, par l’intensité et l’habileté de leur réclame, par le fait que leur outillage agricole s’adapte parfaitement aux conditions de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande[7]. » Par l’abondance et la riche illustration de leurs catalogues et de leurs revues, ils mettent à profit la communauté des langues ainsi que des poids et mesures. Leurs ventes à l’Australie ont passé, de 1913 à 1916-7, de 624 milliers de livres sterling à 1 703 pour les tissus et vêtements, de 435 à 978 pour les cuirs et les caoutchoucs, de 403 à 845 pour les papiers, de 178 à 471 pour les produits pharmaceutiques et chimiques. De 1913 à 1916, leurs ventes à la Nouvelle-Zélande se sont élevées de 203 milliers de livres sterling à 590 pour les automobiles, de 0 à 305 pour les pneumatiques, de 1 à 44 pour les motocycles, de 0 à 28 pour le verre, de 1 à 54 pour les bas et les chaussettes, de 71 à 103 pour les machines électriques, de 19 à 98 pour les tissus de coton. On peut dire que les Américains sont, avec les Japonais, les successeurs des Allemands sur les marchés de l’Australasie et qu’ils deviennent pour les Anglais eux-mêmes de redoutables concurrents. Cette rivalité est un épisode de la grande évolution économique qui prépare la fortune de l’Océan Pacifique aux dépens de l’Océan Atlantique.

Dans le mouvement d’expansion qui entraîne l’action américaine vers les pays étrangers, il n’est pas de tendance plus expressive, plus originale que celle qui la porte vers l’Europe ; nous voyons se renverser d’Ouest en Est un courant d’influence qui, durant des siècles, coula d’Est en Ouest. Jadis nourris de notre sève, les États-Unis transfusent maintenant leur énergie à notre vieux continent. Depuis longtemps déjà, les Américains avaient adopté vis-à-vis de l’Europe une économie défensive. Il s’agissait pour eux, à l’abri de tarifs durement protectionnistes, de fonder des industries nationales et de produire davantage afin de moins acheter à l’étranger ; derrière cette muraille de droits, l’Amérique avait développé ses manufactures au détriment des manufactures européennes ; elle pouvait produire non plus seulement pour consommer, mais encore pour vendre. Et maintenant l’économie offensive succède à l’économie défensive ; capitaux et produits américains s’offrent à l’Europe appauvrie et démunie.

C’est bien avant leur intervention militaire que les États-Unis avaient commencé à préparer cette offensive de paix. Au début de 1917, le Congrès du commerce extérieur de Pittsburg mettait à l’étude un vaste programme d’expansion en Europe ; il s’agissait de rechercher les marchés européens et de scruter leur avenir, de perfectionner les méthodes d’exportation et de coordonner les intérêts nationaux en vue du commerce extérieur. Consuls et diplomates américains firent des enquêtes sur place ; on s’efforça d’éclairer les milieux commerciaux par des conférences et par des tracts ; on multiplia les cours de langues européennes ; on recommanda même l’usage du système métrique si clair et si simple ; et surtout on s’efforça de réaliser la coopération intime entre les industriels, les commerçants et les banques, coopération qui avait tant servi à l’expansion allemande. Par un étonnant retour des choses, l’Europe, mère de tant de colonies, devient une terre de colonisation américaine. Aucun pays d’Europe, depuis le plus arriéré jusqu’au plus avancé, n’échappe à cette puissante collaboration ; on voit les hommes d’affaires américains avec leurs capitaux et leurs produits s’établir aussi bien chez les peuples de l’Orient slave que chez les peuples de l’Occident britannique, germanique et latin.

La Grande-Bretagne est la seule grande puissance européenne dont la guerre n’ait pas ébranlé trop profondément les assises économiques ; moins atteinte que ses alliés et que ses ennemis du continent, elle continue à tirer de ses placements extérieurs des revenus énormes ; avec ses dominions d’outremer, elle constitue toujours une forte communauté ; pour se restaurer après la guerre, elle montre l’énergie tenace qui a fait sa grandeur ; dès le lendemain de l’armistice, on revoyait ses bateaux et ses voyageurs sur ses anciens marchés ; nulle part elle ne lâche prise ; et même elle prend pied sur de nouvelles positions. Mais elle ne peut pas éviter la poussée américaine, et cette poussée la heurte parfois en des points sensibles de son organisme économique. Ne voyait-on pas dès 1916 des financiers américains offrir des capitaux pour remettre en exploitation une houillère d’Irlande ? En 1919, une maison américaine proposait de livrer aux éditeurs anglais les livres imprimés pour un prix inférieur de 25 pour 100 aux prix normaux d’Angleterre. Mais il y a de plus graves sujets d’inquiétude pour l’économie britannique. Les conditions du travail dans les mines britanniques ont tellement souffert de la guerre que l’extraction de la houille ne suffit plus aux besoins de l’exportation et que son prix de revient réduit son rayon de vente : aussi le charbon américain arrive dans les ports d’Europe d’où il chasse le charbon britannique ; on en débarque de grosses cargaisons dans les ports français et dans les ports danois ; cet élément incomparable de fret maritime va-t-il manquer à la flotte britannique ? Beaucoup de produits américains sont prêts à se mesurer avec les produits britanniques sur le marché britannique. À plus forte raison, les menacent-ils sur les marchés coloniaux : au Canada, pour hâter la remise en train du pays, on a dû abaisser sur plusieurs marchandises et particulièrement sur les machines agricoles les tarifs préférentiels qui favorisaient la métropole. En France, les capitaux américains s’offrent soit pour la restauration des pays dévastés, soit pour l’entreprise de travaux publics, tels que l’aménagement de la Seine et du Rhône. Les travaux des ingénieurs, venus chez nous avec l’armée américaine, nous ont révélé leur esprit d’initiative ; de leur côté, certaines de nos habitudes routinières n’ont pas échappé à leur perspicacité ; ce qu’ils ont accompli sur notre territoire pour le travail de guerre leur donne l’idée de ce qu’ils pourraient y faire pour le travail de paix ; à leurs yeux, la France peut devenir une terre d’expérience pour le génie américain. « La France, peut-on lire dans le Philadelphia Inquirer du 21 décembre 1918, ne peut se lasser d’admirer cette œuvre gigantesque du port de Bordeaux qui a consisté à draguer la Gironde, à bâtir des kilomètres de quais, des quantités de magasins et de chemins de fer. L’Amérique va-t-elle continuer à réveiller la France de sa léthargie administrative ? » Recevoir d’Amérique, à la faveur de larges ouvertures de crédit, les matières premières et les objets manufacturés dont elle a besoin pour se refaire, c’est un service assurément que la France attend des États-Unis. Mais il ne paraît pas à souhaiter que des capitalistes étrangers viennent chez nous financer notre production industrielle et contrôler notre vie économique ; l’expansion américaine en France doit être une collaboration et non pas une colonisation.

L’entreprise américaine vise les pays germaniques. Dès l’armistice, des missions viennent en Allemagne pour acheter en masse des produits chimiques ; l’American Trading Co ouvre des bureaux à Berlin ; on achète des usines en Autriche et dans la région rhénane. En Suisse, un consortium américain se propose à la fin de 1919 d’offrir aux chemins de fer fédéraux les capitaux et le matériel nécessaires pour l’électrification du réseau. Par Dantzig, des produits américains, coton et machines, pénètrent en Pologne. Une commission d’études visite la Tchéco-Slovaquie[8]. Dans les pays Scandinaves, l’Amérique cherche à prendre le rôle d’intermédiaire qui fit la fortune de Hambourg ; les représentants de plusieurs firmes américaines se réunissent en juin 1919 à Copenhague afin d’y constituer une Centrale de vente ; on prépare la création d’agences dans les ports de la Baltique ; on veut faire de Copenhague le centre de distribution des marchandises américaines à destination du Danemark, de la Suède, de la Norvège, de la Finlande et même de la Russie et de l’Allemagne ; enfin la maison Ford projette d’installer à Copenhague une usine monstre pour le montage des automobiles venues d’Amérique en pièces détachées. Il se fonde à Bergen un Institut des Sciences commerciales destiné à renseigner les marchands américains sur les pays Scandinaves.

En Espagne, de remarquables progrès ont été accomplis par les États-Unis : de 1913 à 1917, leurs ventes y passèrent de 167 à 776 millions de pesetas ; celles de la Grande-Bretagne de 244 à 100, celles de la France de 204 à 144. Durant l’année 1918, les États-Unis ont expédié plus de marchandises à l’Espagne qu’à aucun autre pays neutre du monde, l’Argentine exceptée. À bien des égards, c’est une terre presque vierge que la terre espagnole, riche de trésors négligés qu’il faut ouvrir et exploiter ; les Américains en ont la notion nette, et nous les y trouvons un peu partout, affairés et entreprenants ; les uns prospectent le pays et achètent des mines ; les autres fondent des usines et mettent à profit le bas prix de la main-d’œuvre locale ; d’autres placent le coton, le pétrole, le bois, les machines, les automobiles, les machines à écrire, les machines agricoles et étudient l’aménagement des chutes d’eau pour vendre du matériel hydro-électrique. De nombreux Américains vivent à Barcelone ; en 1917, ils y fondaient une Chambre de Commerce. Sur les rives de l’Atlantique, le magnifique port naturel de Vigo semble s’ouvrir vers l’Ouest comme une porte de l’Europe ; les ingénieurs américains rêvent d’en faire pour leur pays un point d’attache du grand trafic océanique ; ils projettent d’y aménager tout l’équipement d’un port moderne, d’y entretenir un vaste dépôt de charbon et d’y amener une voie ferrée directe qui gagnerait la France par Irun[9].

Dans l’immense Russie, les agents de l’expansion américaine se rencontrent maintenant avec ceux de l’Europe occidentale. Comme garantie de leurs créances, les Américains possèdent des concessions de mines d’or en Sibérie, de mines de cuivre en Caucasie, de mines de fer dans l’Oural. Leurs experts recherchent du pétrole et du charbon dans l’île de Sakhaline. Le Transsibérien va se réparer avec du matériel américain. La plupart des villes sibériennes ont un consulat américain. En Russie d’Europe, on voit la National City Bank étudier les conditions du crédit ; une mission de négociants américains, au nombre desquels se trouvait le président de l’International Harvester Co, visitait en 1916, Moscou Nijni-Novgorod, Kiew, Odessa, le Caucase ; la même année se fondait une société russo-américaine pour la construction de chemins de fer et pour l’exploitation des forces hydrauliques. On songe à l’établissement d’un câble sous-marin entre la Russie et les États-Unis et d’un service de bateaux entre New-York et Odessa. Au cours de l’année 1919, le gouvernement des Soviets accordait des concessions à des Américains ; il s’agit d’une voie ferrée allant de l’Obi à Kotlas et, de là, vers la Côte Mourmane et vers Petrograd, ainsi que d’un autre réseau dans la Russie du Nord ; dans le cas où la société découvrirait aux abords de la voie des gisements métallifères, elle aurait le droit d’ouvrir des mines et de construire des usines ; pour faciliter les opérations commerciales, les entrepreneurs obtiennent le droit d’ouvrir, dans les gares et dans les villes voisines de la voie ferrée (Arkhangel, Vologda, Viatka, Ékaterinenburg, Moscou, Perm, Petrograd, Yaroslav, Viéliki-Oustioug) des « Caisses de règlement de comptes » au nom de la Société. Ce sont partout de larges perspectives qui s’ouvrent aux entreprises américaines ; ce sont des affaires qui se préparent pour le lendemain de la pacification.

Il n’est pas jusqu’aux régions reculées du vieux continent qui ne cèdent à l’attraction de l’Amérique. Les commerçants américains savent toute l’importance du négoce grec et de la marine grecque dans le bassin oriental de la Méditerranée et dans le Levant ; ce sont les intermédiaires obligés de tout commerce ; aussi, depuis le début de 1919, les États-Unis entretiennent un représentant commercial en Grèce. D’Abyssinie, une mission est partie aux États-Unis en 1919 pour y nouer des relations commerciales ; ce pays d’Afrique, riche et peuplé, consomme déjà beaucoup de cotonnades américaines ; sous le nom de « Americani », elles y circulent même comme monnaie ; des rapports plus étroits ouvriraient ce marché aux autres étoffes, aux machines à coudre, à la verrerie, aux armes, à la coutellerie de la Nouvelle-Angleterre ; les consuls américains représentent l’Abyssinie comme un débouché de grand avenir où les États-Unis, assurés de la sympathie des habitants, auraient peu d’efforts à faire pour conquérir la primauté. De l’autre côté de l’Afrique, dans le bassin du Congo, le négoce américain s’implante aussi ; à la fin de 1914, les commerçants du Congo belge durent s’adresser aux États-Unis pour obtenir les approvisionnements qui jusqu’alors arrivaient par les lignes de steamers européens ; cette dérivation de trafic, imposée par les circonstances, semble devenir permanente et l’Amérique reste l’un des gros fournisseurs de l’Afrique occidentale. Ainsi l’on voit, partout en Europe et partout à ses portes, se présenter les hommes d’affaires de l’Amérique, porteurs de capitaux et de marchandises, forts des richesses dont la guerre a démontré l’incroyable abondance et généralisé l’expansion universelle.

III

LES ÉTATS-UNIS ET L’AMÉRIQUE LATINE

Dans leur propre continent, dans l’Amérique latine, les États-Unis ont développé un large domaine d’expansion dont ils disent volontiers qu’il leur appartient en propre ; car, à leurs yeux, les deux Amériques, unies l’une à l’autre par des liens moraux et naturels, sont faites pour vivre ensemble beaucoup plus que pour s’associer avec l’Europe.

Dès le début de leur existence, les colonies européennes des deux Amériques ont eu entre elles des rapports économiques engendrés par la diversité même de leurs ressources ; tandis que les colonies de plantations des régions chaudes travaillaient à produire des denrées commerciales comme le coton, le sucre et le tabac, les colonies de peuplement des régions tempérées produisaient les denrées alimentaires telles que les céréales et la viande ; il y eut ainsi très tôt, le long de la côte atlantique de l’Amérique, des courants d’échanges qui furent les premiers éléments d’une solidarité économique. Aujourd’hui les différences d’évolution entre les pays américains ont préparé d’autres raisons de solidarité ; tandis que les États-Unis de l’Amérique du Nord sont devenus une puissance industrielle à la moderne, les nations de l’Amérique latine restent encore presque toutes au stade agricole. Aux États-Unis industrialisés il est nécessaire d’avoir des marchés extérieurs pour leurs articles manufacturés. L’Amérique latine leur offre un de ces marchés ; avec sa population composée pour les trois quarts d’Indiens, de Nègres et de métis, elle ne représente pas encore un grand pouvoir d’achat ; mais c’est une communauté humaine de 50 millions d’habitants qui s’accroît et se civilise. Le percement de l’isthme de Panama a mis la côte pacifique de l’Amérique du Sud à une distance beaucoup plus courte des régions industrielles des États-Unis. Ainsi les États-Unis ont pu concevoir naturellement la conquête des marchés de l’Amérique latine.

Ce qui donne un intérêt puissant à ce domaine d’expansion, c’est que les États-Unis y trouvent l’Europe fortement établie et qu’une longue lutte sera nécessaire pour lui enlever ses positions. Jusqu’ici l’Europe avait, comme agent financier, dominé l’Amérique latine ; le flot du capital européen était venu donner la vie à ces pays neufs. Nous étions, nous Européens, les conseillers et les maîtres de leurs démarches financières ; nos banquiers et nos marchands faisaient de longs crédits à leurs clients sudaméricains ; les négociants yankees, moins expérimentés, accordaient peu de facilités. Une grande partie du commerce des États-Unis avec l’Amérique du Sud se faisait par l’intermédiaire des hommes d’affaires d’Angleterre, de France, d’Allemagne et d’Italie. Le commerce en gros de commission appartenait aux banques européennes, toute prêtes à escompter les traites et à donner du crédit. Une coopération étroite existait entre les banquiers et les industriels européens ; car les banquiers, en fournissant les fonds, stipulaient comme condition de leurs prêts, que les matériaux à acheter avec l’argent des emprunts ainsi que le personnel technique seraient fournis par le pays qui apportait le capital ; ainsi 90 pour 100 des chemins de fer argentins sont exploités par des ingénieurs européens ; le matériel provient de Grande-Bretagne, de Belgique, de France et d’Allemagne. En 1912, l’Argentine avait importé pour 10 millions de dollars de locomotives et de matériel de chemin de fer venant de Grande-Bretagne contre 1 seulement venant des États-Unis. L’Europe a d’autres avantages. Certains croient que l’Amérique du Sud est beaucoup plus rapprochée des États-Unis que de l’Europe ; en réalité, il faut distinguer parmi les régions de l’Amérique du Sud. Le Venezuela et la Colombie, et, depuis l’ouverture du Canal de Panama, le Pérou, l’Équateur et le Chili septentrional sont beaucoup plus proches des États-Unis que de l’Europe ; or, ce ne sont là que des pays très faiblement peuplés ou fort peu avancés. Les pays riches et fertiles de l’Amérique du Sud, ceux dont l’avenir immédiat paraît immense, l’Argentine, l’Uruguay et le Brésil méridional, sont aussi faciles d’accès en venant d’Europe qu’en venant des États-Unis. En fait, l’organisation des lignes de navigation européennes d’avant-guerre donnait l’avantage aux relations avec l’Europe[10]. Dès la fin de la guerre, la Grande-Bretagne reprit avec décision ses services de steamers vers l’Amérique du Sud ; les armateurs américains constataient avec regret au début de 1919 que l’Angleterre transportait des marchandises de Liverpool à Rio de Janeiro pour 15 dollars la tonne tandis qu’il en coûtait 35 pour les y transporter de New-York. La raison de cet avantage et qui explique aussi combien sont étroites encore les relations entre l’Amérique du Sud et l’Europe, c’est qu’il existe vraiment entre ces deux pays, à cause de la différence de leur structure économique, un courant d’échanges réguliers dans les deux sens. L’Europe reçoit les produits bruts et demi-ouvrés de l’Amérique du Sud, et elle expédie, en retour, des produits manufacturés ; le Royaume-Uni absorbe à lui seul le tiers du commerce extérieur de l’Argentine. Ce sont là des relations commerciales, solidement établies, issues de la nature des choses, et dont les États-Unis n’ont guère pu jusqu’ici ébranler les fondements. Dans l’Amérique du Sud, ils achètent surtout des produits tropicaux (café, caoutchouc, cacao) de grande valeur, mais de faible volume. Par contre, ils n’achètent guère, puisqu’ils en produisent eux-mêmes, les produits lourds et volumineux tels que les grains et la viande ; en 1913, tandis que le café exporté du Brésil ne représentait que 792 000 tonnes, les grains et les farines expédiées par l’Argentine atteignaient 10 millions de tonnes. Grains et viande trouvent un marché en Europe ; ils forment la cargaison des grands steamers qui peuvent ainsi, pour le trajet inverse, accorder des prix assez faibles. « Quant aux États-Unis, ils achètent surtout les produits tropicaux de volume relativement faible. Aussi les steamers faisant ces transports sont plus petits, les frets de retour plus élevés, les relations commerciales moins développées. Conséquence : les frets de Hambourg, de Londres et de Liverpool pour la Plata sont moindres que ceux de New-York et de Philadelphie, quoique ces dernières villes soient un peu favorisées par la distance[11]. » Il faut ajouter que d’autres difficultés rendaient assez précaires les relations entre les États-Unis et l’Amérique du Sud ; elles procédaient de la grande inexpérience des Yankees en matière de commerce extérieur ; ils n’avaient ni tradition de négoce, ni méthodes d’éducation, ni relations personnelles, fruits d’une pratique séculaire sans laquelle l’homme d’affaires est incapable de s’adapter aux mœurs du pays qu’il veut desservir ; c’était une œuvre difficile pour les États-Unis que de conquérir le marché de l’Amérique latine ; avant la guerre, ils n’avaient pu que l’ébaucher ; grâce à la guerre, ils ont pu l’avancer.

L’afflux d’or qui se porta vers les États-Unis y détermina une véritable mobilisation de capitaux vers les affaires sud-américaines. De chaque côté, l’intérêt était patent. D’une part, sur les marchés de l’Amérique latine, la guerre avait paralysé l’action des bailleurs européens ; pour des pays où la circulation du capital étranger conditionnait le développement économique, ce grand cataclysme lointain pouvait devenir une catastrophe nationale ; au Brésil, au Chili et dans l’Argentine qui dépendaient du régime financier de l’Europe, on voulut se libérer d’une dangereuse tutelle et l’on se tourna vers les banques de l’Amérique du Nord. D’autre part, il s’agissait pour les États-Unis de trouver un emploi à ces capitaux que la guerre amenait d’Europe ; il s’agissait aussi de profiter des embarras de l’Europe pour s’établir sur ses domaines d’exploitation ; on savait bien que, la guerre terminée, elle ne retrouverait pas aussitôt ses moyens d’action et qu’elle devrait consacrer ses ressources d’abord à se refaire elle-même. Ce mouvement d’expansion que précipitaient les circonstances, les États-Unis le conçoivent presque comme une croisade nationale.

Les associations commerciales, par une intense propagande, enseignent à l’opinion publique la nécessité de cette expansion ; une brochure, tirée à 250 000 exemplaires, éditée à Chattanooga, décrit les belles espérances qui s’ouvrent dans l’Amérique du Sud. De tous côtés, les esprits se pénètrent de cette idée que l’intérêt du pays conseille de bien connaître l’Amérique du Sud ; on apprend son histoire et ses langues dans les Universités ; on attire les jeunes Sud-Américains dans les écoles techniques de l’Union. Ces tendances des particuliers trouvent l’appui de la force organisée de l’État ; le département du Commerce de Washington fait distribuer à dizaines de milliers d’exemplaires une brochure qui encourage les banquiers à fournir tous les capitaux nécessaires au développement économique de l’Amérique du Sud ; on répète que le gouvernement protégera efficacement, partout où elle sera mise en œuvre, cette forme de la propriété américaine. Les livres qui se publient sur l’Amérique du Sud se comptent par dizaines : récits de voyage, études d’histoire, descriptions géographiques, aperçus économiques, guides commerciaux. L’un des plus curieux, écrit par E. B. Filsinger et publié en 1917 à New-York, porte le titre de « Exporting to Latin America ; a Handbook for Merchants, Manufacturers and Exporters » ; il expose, pour les enseigner aux Américains, les méthodes européennes utilisées dans le commerce de l’Amérique latine ; il étudie les lois, les coutumes du pays, les moyens de voyager, les modes de paiement, les conditions de créditées douanes, les poids et mesures, les marques de fabrique, la manière de rédiger les catalogues et d’employer la publicité ; il note les habitudes de la vie, les principales fêtes nationales de l’Amérique latine ; il donne des détails sur l’organisation consulaire des États-Unis et des conseils aux jeunes gens qui voudraient commercer dans le continent ; il énumère les articles qu’on a chance de vendre en chaque pays. Un appendice contient, pour chaque pays de l’Amérique latine, un aperçu géographique et économique, une bibliographie des ouvrages intéressant le pays, la liste des publications du Department of Commerce de Washington relatives à l’Amérique latine ; il énumère les maisons de banque des principales villes, les lignes de navigation et les enseignements des Universités américaines qui intéressent l’Amérique latine[12] ; c’est presque un plan de conquête économique.

L’expansion nord-américaine en Amérique latine s’accomplit surtout par deux groupes d’opérations : d’abord des concours financiers, ensuite des entreprises économiques, les uns étant de plus en plus liés avec les autres.

Les énormes capitaux des États-Unis sont le premier des instruments de la conquête économique de l’Amérique latine. En accordant à ces pays jeunes à court d’argent des emprunts et des avantages financiers, ils permettent d’en faire des obligés et des clients. Une commission s’occupait en 1916 de transférer aux États-Unis les opérations financières concernant les réassurances contre l’incendie qui s’effectuaient auparavant en Allemagne pour le compte de l’Argentine. On ouvre volontiers les cotes de la Bourse de New-York aux titres sud-américains. Des banquiers nord-américains consentent des prêts aux gouvernements de l’Argentine, de la Bolivie, du Brésil et du Chili. À la suite de l’accumulation des stocks de café dont la guerre avait empêché la sortie, le gouvernement de Sao Paulo émit un emprunt pour acheter lui-même le café : des capitalistes de New-York y ont souscrit. Fidèle à sa politique d’expansion extérieure, le gouvernement de Washington a voulu mettre les banques américaines sur un pied d’égalité avec les banques européennes : par le nouvel « American Bank Act » voté au moment de la déclaration de guerre aux États-Unis, il les autorisa à créer des agences à l’étranger. De là, une véritable nuée d’agents financiers sur l’Amérique latine. La First National Bank, de Boston, fonde une succursale à Buenos-Aires ; elle y organise une exposition d’échantillons pour les maisons américaines d’exportation ; elle installe d’autres succursales à Rio de Janeiro, à Sao Paulo et à Bahia afin de soutenir des entreprises agricoles. La New-York Mercantile Bank of America crée des filiales à Rio de Janeiro, à Bahia. Un syndicat de banques des États-Unis prépare la formation de banques agricoles dans tous les États du Brésil. Des banquiers de Chicago se disposent à fournir du crédit au Mexique. C’est aux États-Unis que l’Amérique latine a trouvé le réservoir de capitaux dont l’Europe appauvrie a perdu le monopole.

Partout, sous l’impulsion des capitaux et des ingénieurs yankees, on voit s’organiser en grand la prospection et l’exploitation des richesses minières : or et pétrole de Costa-Rica ; pétrole du Mexique ; pétrole du Rio Magdalena en Colombie sous les auspices d’une société de Pittsburg ; au Chili, cuivre sous le contrôle d’une société californienne, nitrate de Toco, potasse et borax de Tocopilla ; en Bolivie, nickel près de La Paz ; au Pérou, pétrole avec les capitaux de la Standard Oil Co ; au Brésil, fer du Minas Geraes (trust Farquhar) et kaolin ; en Argentine, cuivre de Caldero et pétrole de Magallanes.

Sur ces immenses territoires à peine peuplés, il s’agit, surtout au Brésil, de propager les méthodes de culture intensive et d’encourager les productions tropicales, coton, riz, fruits, caoutchouc, canne à sucre. Des spécialistes nord-américains dirigent un enseignement d’arboriculture ; un groupe financier, « The Fruit Company », se propose d’organiser l’exportation des fruits brésiliens, un autre d’acquérir près de Bélem des terrains propres à l’exploitation du caoutchouc. Dans l’État de Spirito-Santo, une société met en coupe réglée les forêts pour faire des traverses de chemin de fer. La Commission Rockefeller a institué au Brésil une étude scientifique des maladies des pays chauds ; sous la direction du docteur Lewis H. Hackett, la lutte contre le « hookworm » se poursuit avec succès ; en une seule année, la Fondation a créé des postes de traitement sur plusieurs points du District Fédéral et des États de Rio de Janeiro et de Sao Paulo ; le plus important fonctionne à Campos, dans l’État de Rio de Janeiro, centre de culture du sucre ; au cours de tournées dans le pays, plusieurs milliers de personnes ont été examinées : la science des Américains apporte à ce pays tropical le même intérêt que leur commerce[13].

Toute entreprise industrielle trouve à son berceau l’appui des capitaux et de la technique des Yankees. La grande industrie de la viande s’est implantée dans le sud du Brésil avec les procédés industriels qui ont fait la fortune des grandes villes des Prairies. De puissants établissements frigorifiques, destinés à l’exportation de la viande congelée vers l’Europe, se sont fondés dans le Rio Grande de Sul avec des capitaux nord-américains (Gold Storage Swift Co et Armour Co). Les mêmes sociétés de Chicago se sont établies sur le Rio de la Plata où l’économie pastorale se développe de jour en jour. Cette exportation de capitaux industriels tient à ce que la consommation intérieure des États-Unis en viande frigorifiée absorbe presque toute leur production ; aussi leur importe-t-il de « trouver un nouveau centre d’approvisionnement qui leur permette, tout en continuant à fournir cette consommation intérieure, de conserver leur clientèle d’exportation. Par un procédé très américain, les États-Unis sont venus s’établir en Argentine avec leurs hommes et leurs capitaux en face de leurs concurrents et c’est ainsi que les frigorifiques nord-américains installés sur les rives du Rio de la Plata sont en mesure d’alimenter en Europe les dépôts des grandes marques de Chicago[14] ». Les mêmes ferments de vie économique animent les projets et les entreprises de moyens de transport : ce sont des Américains du Nord qui ont soutenu la construction du chemin de fer de Santiago à Valparaiso, qui pensent unir Buenos-Aires à Lima, qui veulent établir une voie ferrée entre le Brésil et le Pérou et qui vont équiper à la moderne le port amazonien de Manaos.

Toutes ces relations entre les États-Unis et l’Amérique latine se révèlent par un énorme accroissement des transactions commerciales[15]. Elles donnent l’impression qu’un vaste domaine d’exploitation économique s’ouvre devant les États-Unis et qu’ils y progressent à pas de géant ; leur commerce y dépasse maintenant de très loin le commerce britannique, ainsi que le montre une simple comparaison de chiffres.

COMMERCE DES ÉTATS-UNIS ET DU ROYAUME-UNI AVEC L’AMÉRIQUE LATINE
(en millions de dollars.)
Ventes
aux États-Unis

Ventes
au Royaume-Uni

1913.... 0426 0369
1917.... 1 030 518
Achats
aux États-Unis

Achats
au Royaume-Uni

1913.... 0316 274
1917.... 0688 183

Farines, automobiles, ciment, teintures, charbon, cotonnades, verrerie, rails d’acier, poutres d’acier, fils de fer, viande, beurre, lait condensé et bien d’autres produits s’acheminent en quantités croissantes vers les différents pays de l’Amérique latine. Cette avance prend parfois les allures d’une conquête et c’est un monopole de fait qui s’établit en faveur des États-Unis. Il suffit de considérer en particulier quelques-uns de ces pays pour constater la force de cette poussée.

De 1914 à 1918, les exportations des États-Unis vers Cuba montent de 69 à 236 millions de dollars ; les exportations de Cuba vers les États-Unis, de 131 à 264. En 1913, au Nicaragua, 60 pour 100 des importations venaient d’Europe ; en 1917, 81 pour 100 des États-Unis. Au Mexique, la situation des États-Unis, déjà prépondérante en 1913, se renforce encore durant la guerre.

COMMERCE DES ÉTATS-UNIS ET DU ROYAUME-UNI AVEC LE MEXIQUE
(en millions de dollars.)
Ventes
aux États-Unis

Ventes
au Royaume-Uni

1913.... 081 09,0
1917.... 130 11,0
Achats
aux États-Unis

Achats
au Royaume-Uni

1913.... 048 12,0
1917.... 111 04,4

Mais les progrès décisifs s’accomplissent surtout en Amérique du Sud, le terrain le plus disputé de la lutte avec l’Europe. De 1912 à 1918, la valeur des exportations vers le Chili quadruple ; celle des importations de l’Union en provenance du Chili grandit sept fois ; avant la guerre, les nitrates chiliens se vendaient surtout en Europe ; pendant la guerre, New-York en est devenu le principal débouché. Au cours de la même période de 1912 à 1918, l’Argentine a doublé ses achats et septuplé ses ventes aux États-Unis ; pour les laines, les États-Unis étaient en 1918 leur grand client ; le commerce avec eux représente 25,7 pour 100 du commerce total de l’Argentine ; ils arrivent non loin du Royaunie-Uni (33,1 pour 100) et bien avant la France (10,7 pour 100).

Au Brésil, c’est maintenant le commerce des États-Unis qui partout tient la tête.

COMMERCE DES ÉTATS-UNIS ET DU ROYAUME-UNI AVEC LE BRÉSIL
(en millions de dollars.)
Ventes
aux États-Unis

Ventes
au Royaume-Uni

1913.... 100 48
1917.... 145 48
Achats
aux États-Unis

Achats
au Royaume-Uni

1913.... 039 63
1917.... 066 35

De 1913 à 1917, la part des États-Unis dans les importations brésiliennes s’est élevée de 15,7 à 47,3 pour 100 ; leur part dans les exportations brésiliennes de 32,4 à 46,1 pour 100. Pour le charbon, ils ont pris la place de la Grande-Bretagne comme fournisseur du Brésil : de 1914 à 1917, les envois de la Grande-Bretagne baissaient de 1 267 000 à 205 000 tonnes métriques ; les envois des États-Unis montaient de 261 000 à 654 000 tonnes.

Chaque jour accroît, au détriment de l’Europe, la force de pénétration et d’expansion des États-Unis. Il se noue entre les deux continents du Nouveau-Monde une solidarité d’intérêts qui se traduit, à la fois dans le domaine politique et dans le domaine économique, par les tendances auxquelles on applique le nom de panaméricanisme.

IV

LE PANAMÉRICANISME

Le panaméricanisme est une doctrine faite d’intérêts matériels et de tendances sentimentales. Selon lui, il existe une civilisation américaine désormais indépendante de la civilisation européenne ; une société américaine ignorante des préjugés, des castes et des haines de la société européenne ; une politique américaine qu’il est nécessaire de libérer des ambitions et des traditions de la politique européenne ; une économie américaine assez souple et assez riche pour n’être plus l’esclave de l’économie européenne. Cette idée, adoptée par les jeunes nations d’Amérique, les pousse à s’unir entre elles d’un bout à l’autre du continent afin de coordonner leurs intérêts et de rapprocher leurs sympathies ; elle tend à la fondation d’une fédération américaine qui réaliserait pratiquement l’unité de la politique et l’amalgame des intérêts de toute l’Amérique.

Le panaméricanisme n’est plus une simple doctrine, un pur symbole. On a déjà cherché pour lui une organisation systématique. Il a déjà revêtu une forme concrète, non seulement dans le bureau d’information qui fonctionnait à Washington avant la guerre, mais encore dans la Conférence financière panaméricaine qui se tint en 1915 à Washington, dans le Congrès panaméricain de Buenos-Aires en 1916, dans la Fédération panaméricaine du travail fondée en 1916 à Baltimore pour établir une action ouvrière commune et éviter les luttes internationales, dans le Congrès commercial panaméricain tenu en juin 1919 à Washington et dans le Congrès financier panaméricain convoqué pour 1920.

Les tendances panaméricaines s’affirment par certaines réalisations et par tout un programme d’union. Il s’agit d’abord de resserrer les liens financiers en préparant une unité monétaire, en facilitant le change et en organisant des banques. Il s’agit aussi de resserrer les liens commerciaux : pour cela on veut abolir les impôts qui pèsent en Amérique du Sud sur les voyageurs nord-américains, supprimer les droits que paient les bateaux des États-Unis dans les ports sud-américains ; on veut créer une flotte marchande américaine qui ferait les transports entre les deux Amériques et prendrait la place de la flotte européenne ; on tient en septembre 1917 à New-York une exposition commerciale latino-américaine, puis une autre en 1918 à San-Antonio (Texas) ; on signe des traités d’arbitrage commercial ; on cherche à établir un code commun de méthodes commerciales entre les républiques des deux Amériques, à préparer des accords internationaux pour la protection des brevets, des marques de fabrique et des droits d’auteurs, et à unifier entre les États-Unis et l’Amérique du Sud le service des colis postaux ; on veut établir un service de journaux bien documentés et des échanges de publicité et de nouvelles. Il s’agit enfin de rapprocher les distances en améliorant les moyens de communication ; on lance l’idée du grand chemin de fer panaméricain de New-York à Buenos-Aires ; on étudie le groupement des réseaux de télégraphie sans fil de toute l’Amérique ; on projette la création de nouvelles stations radiotélégraphiques et de nouveaux câbles sous-marins pour relier les deux Amériques.

Dans cette évolution vers une sorte d’unité économique et morale, se trouve impliquée, tout le démontre, la suprématie de la puissante république de l’Amérique du Nord. Et c’est cette perspective qui constitue le principal obstacle au panaméricanisme, parce qu’il apparaît à certaines nations comme une forme de l’impérialisme yankee. Il rencontre des défiances dans les pays qui croient avoir à redouter l’ingérence des États-Unis, et ces défiances s’expriment non seulement par des paroles, mais encore par des actes. On les observe d’abord chez les nations de l’Amérique Centrale, plus voisines des États-Unis, plus exposées et plus sensibles à des entreprises qu’elles craignent pour leur indépendance. Quand ils ont établi leur suprématie dans la mer des Antilles, quand ils ont recherché l’acquisition d’une base navale au Nicaragua, quand ils ont créé aux dépens de la Colombie la république de Panama afin d’être maîtres du grand canal, les États-Unis ont inquiété le Mexique, le Costa-Rica et la Colombie. La mainmise des financiers du Nord sur les mines du Mexique provoque en ce pays un mouvement de résistance nationale ; les Mexicains considèrent la doctrine de Monroe comme un camouflage de l’impérialisme yankee ; à leurs yeux, elle a certes endigué les velléités conquérantes de l’Europe, mais elle n’a fait que laisser le champ libre aux États-Unis.

De même, dans l’Amérique du Sud, le panaméricanisme trouve des adversaires qui redoutent l’hégémonie du Nord. Tandis que le Brésil l’accueille, l’Argentine se montre au contraire réservée et parfois hostile. Pour des raisons économiques, elle dépend moins des États-Unis que le Brésil ; elle conserve des attaches étroites avec l’Europe ; en face du Brésil si différent d’elle par l’immensité de ses territoires tropicaux et par ses origines portugaises, elle se dresse volontiers en représentante des nations espagnoles de l’Amérique du Sud ; elle conçoit une grande nationalité latino-américaine unie par la race, la religion et la langue, et dont elle serait la tête. Elle n’est pas de ceux qui s’orientent vers les États-Unis comme l’aiguille aimantée vers le Nord magnétique ; elle s’opposa à ce qu’un syndicat nord-américain fit l’acquisition de chemins de fer dans les territoires du Chaco et de Formosa ; elle ne s’associa pas aux États-Unis pour déclarer la guerre à l’Allemagne ; elle demeura neutre alors que son voisin le Brésil intervenait. Enfin dans presque tous les pays de l’Amérique du Sud, il persiste toujours des tendances particularistes, assez vivaces et chatouilleuses ; il règne entre eux des souvenirs de guerre et de conquête, des revendications de territoires contestés, des oppositions d’intérêts. On n’accepte pas unanimement l’idée panaméricaine qui signifierait l’oubli du passé, l’union des forces et la cohésion des intérêts sous l’égide de la république du Nord.

Bien plus, avec la guerre qui raréfia le tonnage maritime et priva l’Amérique latine de relations régulières avec le monde extérieur, l’idée vint naturellement aux nations sud-américaines qu’elles pourraient se passer de l’étranger si elles s’efforçaient de produire elles-mêmes et si elles mettaient en commun leurs ressources. Les nécessités économiques conseillèrent le développement des particularismes nationaux, puis le rapprochement de ces particularismes en une solidarité sud-américaine. Chaque pays a tenté de devenir un foyer de production autonome ; et, en outre, dès qu’il s’est senti des ressources en excédent, il a voulu les exporter. On voit ainsi l’Argentine accroître dans ses provinces tropicales la culture des plantes oléagineuses et du coton en vue de sa propre consommation, puis rechercher pour ses produits de grande culture des débouchés vers l’Afrique du Sud ; un courant d’échanges entre les deux pays se dessine, comportant dans un sens des céréales et des viandes argentines, dans l’autre sens du charbon ; on pense même que les vins du Cap pourront remplacer sur le marché argentin les crûs français. Une certaine fierté nationale accompagne cet accroissement de relations ; on remarque avec amertume que les îles Falkland n’appartiennent pas à l’Argentine. Au Chili, l’attention se porte vers les grands territoires du Sud et particulièrement sur la province de Llanquihué où l’irrigation pourrait multiplier la production agricole et créer des richesses à exporter ; on s’organise pour centraliser la vente des nitrates extraits par des compagnies chiliennes afin de lutter à armes égales contre les compagnies européennes. Au Pérou, les plantations de canne à sucre et de coton possèdent déjà un marché extérieur. Au Brésil, le riz et le coton, le tabac et le maïs gagnent du terrain ; les usines de cotonnades prospèrent. Partout la guerre a surexcité la production sud-américaine. La paix sera une crise pour certains ; tout ce qui a germé en un moment d’éveil ne mûrira pas ; mais il y aura des survivants.

Obligés de se procurer des objets de première nécessité, les mêmes pays ont cherché à se compléter mutuellement. À l’intérieur de l’Amérique du Sud, des courants commerciaux sont nés de cette tendance. Entre l’Argentine et le Brésil, les relations se resserrent sur la base des échanges que comporte leur différence de structure économique ; l’Argentine vend au Brésil ses farines, ses lins, ses bestiaux de bonne race pour l’élevage et l’engraissement ; elle lui expédie en quantités croissantes les vins et les fruits des provinces de Mendoza et de San Juan. Le Brésil vend à l’Argentine son café, son sucre, son riz, son tabac, son caoutchouc ; les tissus brésiliens ont commencé la conquête du marché argentin ; en 1918 s’est tenue à Buenos-Aires une exposition de ces tissus ; des accords commerciaux avec tarifs préférentiels et abaissements de droits de douane préparent l’heureuse évolution de ce rapprochement commercial. Entre l’Argentine et le Chili, le trafic grandit de même. L’Argentine a besoin des ports du Chili pour atteindre le Pacifique ; on travaille à améliorer les relations par rail entre les deux versants des Andes ; on projette une voie ferrée passant par Looquimai qui doublerait le Transandin actuel ; une nouvelle ligne télégraphique venant d’Argentine aboutit à Valdivia. Du bétail argentin s’exporte au Chili et les fruits du Chili arrivent sur les marchés argentins. Entre le Chili et le Pérou, on constate les mêmes efforts pour affranchir les deux pays du tribut qu’ils paient à d’autres continents et particulièrement à l’Europe ; du Chili au Pérou ce sont des vins, des blés, des fromages, du Pérou au Chili ce sont des sucres, des cafés, des tissus de laine qui s’échangent. Ailleurs encore on voit s’ébaucher des mouvements de marchandises qui annoncent ou qui consacrent une solidarité économique : de l’Équateur vers le Pérou, des fruits, du cacao, des bois de construction ; du Pérou vers l’Équateur, du riz, des tissus, des chaussures ; du Chili au Mexique, des nitrates et du blé. L’Amérique latine voudrait s’affranchir autant que possible de la tutelle étrangère et l’on peut parler d’un particularisme, d’un nationalisme sud-américain.

Cette émancipation apparaît bien plus dangereuse pour l’Europe que pour les États-Unis. Malgré tout, ces pays ne sont pas encore outillés pour l’indépendance économique, et longtemps encore ils feront appel à l’étranger. Ces relations extérieures se tourneront de plus en plus vers les États-Unis ; la force des choses l’emportera. Le centre de gravité économique fait pencher l’Amérique latine vers l’Amérique du Nord ; du fait de la guerre, cette tendance devient toujours plus forte. En intervenant dans le conflit européen, les États-Unis ont accru leur prestige dans l’Amérique du Sud ; ils ont démontré que leur politique, inspirée non par le sentiment de leur force, mais par le droit des nationalités, ne menaçait pas l’indépendance politique d’autres peuples. Aussi la guerre a profité au sentiment panaméricain ; en Argentine comme au Brésil, au Chili comme au Pérou, beaucoup d’esprits se rallient à l’idée de la solidarité continentale et d’une ligue des nations américaines. Cette nouvelle unité mondiale, cette union panaméricaine, on l’a vue se renforcer durant la guerre ; on peut la définir comme le libre développement de toute l’Amérique sous le contrôle économique des États-Unis, et sur un pied d’égalité vis-à-vis de l’Europe. La pensée qui s’ébauche et tend à entrer dans les faits, c’est qu’on doit se passer de l’Europe. Matériellement, du fait de la coopération des deux Amériques, la position de l’Europe décline ; on se protège contre sa concurrence ; en Argentine même, on impose déjà aux agents commerciaux de l’étranger de fortes redevances et, dans la plupart des grandes villes, des taxes sur les échantillons et les catalogues ; mais on excepte de ces mesures les agents des États-Unis. Les mêmes dispositions s’appliquent dans l’Uruguay et le Panama ; d’autres États les préparent ; c’est le commencement d’un protectionnisme panaméricain. Moralement, la position de l’Europe faiblit aussi ; elle a reconnu au Congrès de Versailles la doctrine de Monroe. Déjà cette doctrine avait mis un terme à l’expansion européenne en Amérique ; elle avait protégé le Nouveau Monde contre des souverainetés étrangères. La reconnaître aujourd’hui, c’est reconnaître à l’Amérique le droit de résoudre dans son propre esprit et selon ses propres lois les problèmes de son existence ; c’est dire que, dans toutes les questions américaines, l’Amérique entière constitue une personnalité souveraine. Jamais l’Europe n’avait encore explicitement reconnu ces principes ; pour la première fois, ils entrent dans le droit universel après une guerre terrible qui a porté des coups décisifs à la suprématie de l’Europe et qui a consacré les progrès des États-Unis dans l’hégémonie économique et morale de l’Amérique latine.


  1. The Americas, juillet 1918, p. 20-21.
  2. Consulter à ce sujet J. Russell Smith. The American Trade Balance and probable Trade Tendencies. Annals of the American Academy of Political and Social Science, mai 1919, p. 86-117.
  3. Lewandowski, Ouvr. cité, p. 682-684.
  4. Asia, 1917, p. 470-471.
  5. Kawakami, Ouvr. cité, p. 156.
  6. The Americas, septembre 1919, p. 7-12.
  7. Mission française en Australie (Secrétaire général, M. A. Siegfried). Paris, imprimerie Lahure, 1919, p. 67. Voir aussi Mission française en Nouvelle-Zélande, p. 50-52.
  8. Expansion économique, août-septembre 1919, p. 93-94.
  9. The Americas, juillet 1919.
  10. Scottish Geogr. Magazine, 1917, p. 540-543.
  11. Scottish Geogr. Magazine, 1917, p. 742.
  12. Filsinger (E. B.), Exporting to Latin America. A Handbook for Merchants, Manufacturers and Exporters. New-York and London, Appleton and Co, 1917, 8o, xiv + 565 pages.
  13. The Americas, juillet 1918, p. 30.
  14. Lewandowski, La puissance financière des États-Unis et son expansion mondiale. Revue des Deux-Mondes, 1er février 1918, p. 681.
  15. The Americas, avril 1918, p. 19-20, — mai 1918, p. 32 ; — J. R. Smith, ouv. cité, 1919, p. 114.