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Le Déclin de l’Europe/Conclusion

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Payot (p. 310-314).

CONCLUSION

Se passer de l’Europe dans l’économie nationale et la remplacer dans l’économie des autres peuples, telle est la tendance des grands pays qui visent à la supplanter dans son rôle universel. New-York possède un marché de capitaux qui menace la suprématie de Londres ; sur cette place américaine viennent se régler des comptes internationaux qui échappent à l’attraction britannique. Bateaux américains et bateaux japonais parcourent en haute mer les grandes routes que longtemps fréquentèrent seules les flottes européennes ; l’Océan Pacifique, longtemps excentrique par rapport aux grands foyers commerciaux, puis appelé à la vie générale par les navigateurs et les marchands de l’Europe, s’éveille à une vie indépendante ; ses deux rives qui depuis un siècle s’orientaient l’une vers l’Occident, l’autre vers l’Orient, se retournent l’une vers l’autre et deviennent les façades d’une nouvelle Méditerranée. Des centres industriels à grand rendement se sont fondés et développés aux États-Unis et au Japon ; d’autres inaugurent leur carrière ; il en sort des cargaisons et des pacotilles qui vont se distribuer sur des marchés que l’Europe fournissait jusqu’alors ; il y arrive des masses de matières premières qui viennent nourrir les usines nationales et n’iront plus vers les manufactures européennes. Un peu partout sur le globe, on voit des peuples qui avaient reçu de l’Europe les courants de la vie générale se détourner progressivement de cette source antique et s’orienter vers d’autres foyers de civilisation.

L’unité de la terre s’était réalisée sur un plan européen ; plusieurs plans qui s’ébauchent vont dissocier cette œuvre ; certaines parties de la terre s’uniront sur un plan américain, d’autres sur un plan japonais ; il n’y aura plus unité, mais pluralité d’influences. C’est le démembrement de l’empire de l’Europe, de cet empire dont l’exploitation avait fondé sa fortune.

Cette révolution économique était devenue inévitable bien avant la guerre, depuis le jour où ce que l’Europe avait donné aux autres pays de son propre esprit et de sa propre chair ne lui appartenait plus en propre. En fait, tout ce qui constituait sa supériorité, moyens d’exploiter le capital superficiel et souterrain de l’humanité, moyens de produire la richesse, moyens de la transporter et de la faire circuler, tout s’est vulgarisé, diffusé à travers le monde. La science qui a fourni l’arsenal des conquêtes humaines sur la nature n’est plus l’apanage de l’Europe ; elle l’a enseignée et propagée. « Cette denrée (le savoir), dit M. P. Valéry[1], se préparera sous des formes de plus en plus maniables ou comestibles ; elle se distribuera à une clientèle de plus en plus nombreuse ; elle deviendra chose de commerce, chose qui s’exporte, chose enfin qui s’imite et se produit un peu partout. »

Civilisation matérielle, méthodes de travail, tout se répand, se transmet, s’égalise par le monde ; dans cette œuvre de diffusion, il s’accomplit une division du travail ; le partage se fait entre l’Europe, l’Amérique du Nord et l’Archipel japonais, entre deux groupes de race blanche et un groupe de race jaune. Il existe maintenant plusieurs foyers de haute humanité au lieu d’un. Depuis les grandes découvertes, le monde s’était européanisé ; sous l’influence de continents et de peuples plus jeunes dans le progrès, il tend à se régionaliser. Il se prépare un nouveau classement des régions de la terre où l’Europe ne tiendra plus seule la tête. C’est une rupture d’équilibre qui s’accomplit au détriment de l’Europe.

Est-ce à dire que l’Europe ait fini son règne ? Est-ce à dire que, suivant l’originale expression de M. P. Valéry, elle « deviendra ce qu’elle est en réalité, c’est-à-dire un petit cap du continent asiatique » ? Pour cela, il faudrait qu’elle fût réduite à ne plus compter que proportionnellement à sa superficie. Or, l’espace n’est pas la mesure de la grandeur des peuples. Cette grandeur se fonde encore sur le nombre des hommes, sur leur état de civilisation, sur leur progrès mental, sur leurs aptitudes à dominer la nature ; il s’agit ici plutôt de valeur que de grandeur. C’est pourquoi l’on peut dire que, si l’Europe n’occupe plus le même rang dans l’échelle des grandeurs, elle doit à sa forte originalité de conserver une place toute personnelle dans l’échelle des valeurs.


  1. P. Valéry, La crise de l’esprit. La Nouvelle Revue française, 1er août 1919, p. 335.