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Le Député d’Arcis/Partie 2/Chapitre 16

La bibliothèque libre.
Librairie nouvelle (p. 263-273).


CHAPITRE XVI

MARIE-GASTON À MADAME DE L’ESTORADE


Arcis-sur-Aube, 11 mai 1839.
Madame,

Vous me faites l’honneur de me dire que mes lettres vous amusent, et vous m’engagez à ne pas craindre de les multiplier. Cela n’est-il pas pour moi bien humiliant, et après l’affreux malheur qui a été le premier lien de notre connaissance, m’est-il encore permis dans tout le reste de ma vie de me montrer un homme amusant ? Mais, je vous l’ai dit, je suis ici dans une atmosphère qui me grise. Il m’a pris comme une passion du succès de Sallenauve, et, en ma qualité d’esprit sombre et chagrin, peut-être encore une passion plus forte d’empêcher le triomphe de l’ineptie et de la sottise patronnée par le vil intérêt et l’intrigue. Merci donc, monsieur de Trailles, de l’exhibition que vous nous avez faites de votre burlesque beau-père ! Vous êtes parvenu à m’intéresser à quelque chose : par moments, je ris plus souvent que je m’indigne, mais pendant ce temps-là j’oublie.

Aujourd’hui, madame, c’est plus que jamais le tour du grotesque, et nous voilà en pleine parade.

Nonobstant les découragements de monsieur de l’Estorade, nous sommes induits à penser que le ministère a reçu de son agent des nouvelles peu rassurantes, et voici ce qui semble autoriser cette supposition.

Nous n’habitons plus l’hôtel de la Poste, nous l’avons quitté pour notre château ; mais, grâce à la rivalité qui de tout temps a existé entre la Poste et le Mulet où monsieur de Trailles a installé son quartier général, nous avons gardé dans notre ancienne résidence des intelligences d’autant plus zélées et d’autant plus bienveillantes, que notre hôtelier n’est pas resté étranger à l’organisation pour lui, je pense, assez fructueuse, du grand banquet dont j’ai eu l’honneur de vous faire parvenir la relation.

Or, par cet homme, nous avons appris que presque aussitôt après notre départ est descendu à son hôtel un journaliste arrivant de Paris. Ce monsieur, dont je ne sais plus le nom et pour son honneur, attendu la glorieuse mission dont il est chargé, autant vaut que je l’aie oublié, ce monsieur, disais-je donc, s’est aussitôt annoncé comme un pourfendeur qui venait apporter le renfort de sa verve parisienne à la polémique que la presse locale, subventionnée par le bureau de l’esprit public, avait été chargée de diriger contre nous.

Jusque-là il n’y a rien de très-gai, ni rien non plus de très-attristant ; depuis que le monde est monde, les gouvernements ont toujours trouvé des plumes à vendre, et jamais ils ne se sont faits faute d’en acheter ; mais là où commence la comédie, c’est dans la co-arrivée et dans la co-présence à l’hôtel de la Poste d’une demoiselle de vertu très-problématique, dont Son Excellence Monseigneur le journaliste ministériel se présenterait accompagné.

Le nom de la demoiselle, par exemple, ne m’est pas échappé ; sur son passe-port elle s’appelle mademoiselle Chocardelle, rentière ; mais le journaliste, en parlant d’elle, ne dit jamais qu’Antonia tout court, et quand il veut la traiter avec plus de respect, mademoiselle ou miss Antonia.

Mais que vient faire à Arcis mademoiselle Chocardelle ? Un voyage d’agrément, sans doute, ou la conduite à monsieur le journaliste, qui, probablement, aura voulu lui donner part au crédit que l’entreprise à forfait de notre diffamation quotidienne va lui ouvrir sur la caisse des fonds secrets ? Non, madame. Mademoiselle Chocardelle vient à Arcis pour affaires, pour des rentrées.

Il paraîtrait qu’avant son départ pour l’Afrique, où il vient de trouver une mort glorieuse, le jeune Charles Keller aurait fait à mademoiselle Antonia ou ordre un billet de la somme de dix mille francs valeur reçue en meubles, ce qui constitue une charmante équivoque, les meubles n’ayant pu être reçus que par mademoiselle Chocardelle, qui ainsi aurait estimé à la somme de dix mille francs le sacrifice qu’elle faisait de les accepter.

Quoi qu’il en soit, peu de jours après la nouvelle du décès de son débiteur, le billet était près d’arriver à échéance, mademoiselle Antonia aurait fait passer à la caisse des frères Keller pour savoir s’il serait acquitté. Le caissier, qui est un bourru, comme tous les caissiers, aurait répondu qu’il ne s’expliquait pas que mademoiselle Antonia eût le front de faire présenter un pareil titre, mais que, dans tous les cas, les frères Keller, ses patrons, étaient dans le moment à Gondreville, où la fatale nouvelle avait réuni toute la famille, et qu’il ne payerait pas sans leur en avoir référé.

Eh bien ! j’en référerai moi-même, aurait répondu mademoiselle Antonia, qui ne voulait pas laisser périmer son titre. Là-dessus, comme elle méditait de partir seule pour Arcis, le gouvernement éprouve le besoin de nous faire dire des injures, sinon plus grosses, du moins plus spirituelles qu’on ne les dit en province, et le soin de les aiguiser est confié à un journaliste entre deux âges, pour lequel mademoiselle Antonia, en l’absence de Charles Keller, avait eu des bontés ! « Je pars pour Arcis, » se seraient dit au même instant l’écrivain et la demoiselle ; la vie la plus ordinaire et la plus courante a de ces rencontres. Est-il maintenant bien merveilleux que, parti de compagnie, on arrive ensemble, et qu’on descende au même endroit ?

Maintenant, madame, admirez l’enchaînement des choses ! Débarquée ici dans un intérêt purement financier, ne voilà-t-il pas tout à coup mademoiselle Chocardelle arrivée à prendre une portée électorale immense ! et vous allez voir si sa bonne influence n’est pas de nature à nous compenser les piquantes étrivières qu’est venu nous cingler son galant compagnon.

D’abord il se trouve qu’en apprenant la présence à Arcis de monsieur Maxime de Trailles, mademoiselle Chocardelle s’écrie ;

— Comment ! il est ici, cette affreuse crapule !

Le mot n’a rien de parlementaire, et je ne l’écris qu’en rougissant. Mais il tiendrait à des relations antérieures, et toujours d’affaires, que mademoiselle Antonia aurait eues avec l’illustre confident de la politique ministérielle. Habitué à ne courtiser que de grandes dames, lesquelles l’aidaient plutôt dans l’amortissement de sa dette, qu’elles ne travaillaient à l’accroître, une fois dans sa vie monsieur de Trailles aurait eu la fantaisie de ne pas être aimé tout à fait pour lui-même, et de se montrer un homme moins coûteux qu’utile. En conséquence, il aurait acheté à mademoiselle Antonia un cabinet de lecture, situé rue Coquenard, où elle aurait trôné pendant quelque temps. Mais l’entreprise n’aurait pas bien tourné ; une liquidation serait devenue nécessaire, et monsieur Maxime de Trailles, avec son esprit toujours tourné aux affaires, aurait compliqué cette liquidation de l’achat d’un mobilier qui, par le fait d’un drôle infiniment plus retors que lui, aurait subtilement glissé de ses mains. (Voir une Esquisse d’homme d’affaires.) De cette manière, mademoiselle Antonia aurait vu s’évanouir le mobilier que déjà les voitures de déménagement attendaient à la porte, et une autre demoiselle Hortense, également rentière et maîtresse du vieux lord Dudley, aurait gagné vingt-cinq louis à sa déconvenue. Vous comprenez, madame, que je n’ai pas la prétention de faire pénétrer dans tous ces détails une clarté absolue, d’autant qu’ils nous sont parvenus seulement de la seconde main par l’hôtesse de la Poste, à laquelle ils ont été confiés par mademoiselle Antonia d’une manière sans doute plus cohérente et plus lumineuse. Toujours est-il que monsieur de Trailles et mademoiselle Chocardelle se sont séparés brouillés, et qu’à présent la dernière se croit en droit de parler de lui avec la légèreté et le manque absolu de mesure dont vous aurez été frappée ainsi que moi.

Les choses même, depuis la première explosion de mademoiselle Antonia, semblent avoir été poussées à ce point que monsieur de Trailles, par suite de ce propos ou autres équivalents, voyant sa considération gravement compromise, aurait prié le journaliste avec qui naturellement il a des relations fréquentes, de morigéner un peu son indiscrète compagne ; mais celle-ci n’en a tenu compte, et par l’action incessante d’une foule de mots et d’anecdotes elle produit à notre profit, je ne dirai pas l’effet d’une contre-mine, mais l’effet continu d’une contre-Maxime au moyen de laquelle l’action vénéneuse de notre terrible adversaire se trouve constamment paralysée.

Ce n’est pas tout, et voici un autre service que nous aura rendu la présence de mademoiselle Chocardelle à Arcis.

L’affaire de sa rentrée traîne en longueur ; deux fois elle s’est présentée à Gondreville ; jamais elle n’y a été reçue. Le journaliste a beaucoup à faire : d’abord ses articles et ensuite un certain nombre de démarches que demande de lui monsieur de Trailles, à la disposition duquel il a été mis.

Mademoiselle Antonia est donc souvent seule, et dans le désœuvrement et l’ennui que lui causent sa solitude aussi bien que l’absence de tout Opéra, de tout Ranelagh et de tout boulevard Italien, elle a été induite à se créer une distraction vraiment désespérée. Ressource presque incroyable, ce passe-temps toutefois n’a rien d’impossible à comprendre dans l’existence d’une Parisienne de son espèce, déportée à Arcis.

À deux pas de l’hôtel de la Poste existe un pont jeté sur l’Aube. En aval de ce pont, par une pente assez rapide, mais dans laquelle a été pratiqué un sentier, on arrive jusque sur le bord de la rivière, qui, se trouvant en contre-bas du chemin public, d’ailleurs peu fréquenté, promet des trésors de calme et de solitude à qui veut venir en cet endroit rêver au bruit de ses eaux.

Mademoiselle Antonia commença par aller s’asseoir là avec un livre ; mais peut-être en souvenir du mauvais succès de son cabinet de lecture, les livres, comme elle dit, ne sont pas à sa main ; si bien que, la voyant toujours plus empêchée d’elle-même, la maîtresse de l’hôtel de la Poste eut l’idée de mettre à sa disposition un équipage de pêche très-complet, formé par son mari, mais qu’à raison de ses occupations multipliées celui-ci laisse presque constamment sans emploi.

Assez heureuse dans ses premiers essais, la jolie déportée a pris goût à cette occupation qui doit être vraiment très-attachante, vu les nombreux fanatiques qu’elle fait, et, depuis ce moment, pendant la journée presque entière, les rares passants qui traversent le pont peuvent, malgré les variations de la température encore incertaine, admirer sur le bord de l’Aube une charmante naïade en robe à volants et en chapeau de paille à grands bords, pêchant à la ligne avec la consciencieuse gravité du gamin de Paris le plus passionné.

Jusque-là tout est bien, et avec cette pêcherie, notre élection n’a encore trop rien à faire ; mais si, dans l’histoire de don Quichotte, que vous aimez, madame, à cause du bon sens et de la joyeuse raison qui débordent dans ce livre, vous voulez bien vous rappeler une aventure assez désagréable arrivée à Rossinante avec des muletiers Yanguois, vous aurez, avant que je vous l’aie contée, un avant-goût de la bonne fortune que nous a value la passion tout à coup développée chez mademoiselle Antonia.

Notre concurrent Beauvisage n’est pas seulement un ancien fabricant de bas et maintenant un maire exemplaire ; il est aussi le modèle des époux, n’ayant jamais bronché devant sa femme, qu’il respecte et admire.

Tous les soirs, par ses ordres, il est couché avant dix heures, pendant que madame Beauvisage et sa fille vont dans ce qu’on est convenu d’appeler le monde à Arcis.

Mais il n’est pire eau, comme on dit, que l’eau qui dort, de même que rien de moins chaste et de moins ordonné que la calme et tranquille Rossinante dans la rencontre rappelée il n’y a qu’un moment.

Tant il y a, qu’en faisant dans sa ville la ronde dont chaque jour il a la louable habitude, Beauvisage, du haut du pont, vint à remarquer la Parisienne qui, le bras virilement tendu et le corps cambré gracieusement, se livrait à son occupation favorite. Un petit mouvement, d’une charmante impatience avec laquelle la jolie pêcheuse tirait sa ligne hors de l’eau quand le poisson n’avait pas mordu, fut peut-être le choc électrique qui retentit au cœur de ce magistrat jusqu’à ce jour irréprochable. Nul ne peut dire, d’ailleurs, comment la chose se fit et à quel moment précis. Je dois faire remarquer seulement qu’entre sa retraite du commerce des bonnets de coton et sa mairie, Beauvisage avait lui-même pratiqué l’art de la pêche à la ligne avec un talent distingué, et aujourd’hui il le pratiquerait certainement encore, n’était sa grandeur qui, au rebours de Louis XIV, l’éloigne du rivage. Sans doute il lui parut que la pauvre enfant, ayant plus de bonne volonté que de science, ne s’y prenait pas comme il faut, et il n’est pas impossible, toute son administrée temporaire qu’elle soit, que l’idée de la remettre dans la bonne voie ait été la cause de son apparent désordre. Ce qu’il y a de certain, c’est que, venant à passer sur le pont, dans la compagnie de sa mère, mademoiselle Beauvisage s’écrie en véritable enfant terrible :

— Tiens, papa qui cause avec la Parisienne !

S’assurer, par un regard, de la monstruosité du fait ; d’un pas précipité descendre la berge ; arriver à portée de son mari qu’elle trouve la bouche riante, avec un air heureux de mouton qui broute ; le foudroyer d’un Que faites-vous donc là ? à ne lui laisser d’autre refuge que l’Aube, et d’un air de reine lui intimer l’ordre de retraite, pendant que, d’abord étonnée, mademoiselle Chocardelle, devinant ce dont il s’agit, se livre aux éclats de la gaieté la moins mesurée, tel fut, madame, le procédé de madame Beauvisage, née Grévin, et si le procédé pouvait passer pour justifié, au moins ne fut-il pas habile, car, le soir même, la ville entière savait la catastrophe, et atteint et convaincu de mœurs déplorables, monsieur Beauvisage voyait une désertion nouvelle s’opérer dans la phalange déjà bien éclaircie de ses partisans.

Toutefois, le côté de Gondreville et Grévin tenait encore, et croiriez-vous, madame, que c’est encore à mademoiselle Antonia que nous devons le renversement de ce dernier rempart.

Voici la marche du phénomène : la mère Marie-des-Anges voulait avoir avec le comte de Gondreville un entretien. Mais elle ne savait comment s’y prendre : le demander ne lui paraissait pas convenable. Ayant, à ce qu’il paraît, de dures choses à dire, elle ne voulait pas avoir fait venir exprès ce vieillard chez elle ; ce procédé lui paraissait blesser trop cruellement la charité. D’ailleurs, dites à bout portant, les choses comminatoires cabrent aussi souvent qu’elles effrayent, tandis que, glissées, comme on dit, en douceur, elles sont bien autrement sûres de leur effet. Cependant, le temps s’écoulait, car l’élection est pour demain dimanche, et ce soir la réunion préparatoire. La pauvre chère dame ne savait vraiment à quel parti s’arrêter, quand elle apprend quelque chose d’assez flatteur pour son amour-propre. Une jolie pécheresse, venue à Arcis dans la pensée de faire financer Keller, le gendre de Gondreville, a entendu parler des vertus, de la bonté inépuisable, de la verte vieillesse de la mère Marie-des-Anges, enfin de tout ce qu’on dit d’elle dans le pays, dont elle est, après Danton, la seconde curiosité, et le plus grand regret de cette fille, c’est de n’oser point demander à être admise en sa présence.

Une heure après, le mot suivant était remis à l’hôtel de la Poste : « Mademoiselle, on dit que vous désirez me voir, et que vous ne savez comment vous y prendre. Rien pourtant n’est plus facile : sonner à la porte de ma grave maison, me demander à la sœur tourière, n’avoir pas trop peur de ma robe noire et de ma vieille figure, et ne pas croire que j’impose mes conseils aux jolies filles qui ne me les demandent pas, et qui peuvent être un jour de bien plus grandes saintes que moi. Voilà tout le mystère d’une entrevue avec la mère Marie-des-Anges, qui vous salue en Notre-Seigneur Jésus-Christ. † »

Vous comprenez, madame, qu’à une invitation si gracieusement faite, on ne résiste pas ; et bientôt, dans la toilette la plus sévère qu’elle eût pu imaginer, mademoiselle Antonia était rendue au couvent.

Je voudrais bien pouvoir vous dire tout le détail de cette entrevue, qui, à coup sûr, dut être curieuse ; mais personne n’y assistait, et l’on n’a rien pu en savoir que ce qui a été conté par la brebis égarée, laquelle en revint émue et touchée jusqu’aux larmes. Comme le journaliste voulait la plaisanter sur ses airs de nouvelle convertie :

— Tiens ! tais-toi, lui répondit mademoiselle Antonia, tu n’as jamais de ta vie écrit une phrase pareille.

— Voyons la phrase !

— Allez, mon enfant, m’a dit cette bonne vieille, les voies de Dieu sont bien belles et bien peu connues, et souvent dans une Madeleine il y a plus l’étoffe d’une sainte que dans une religieuse.

Et je dois constater, madame, qu’en répétant ces belles paroles, la voix de la pauvre fille s’altéra et qu’elle fut forcée de porter son mouchoir à ses yeux.

Le journaliste, lui, un de ces misérables, la honte de la presse, qui ne doivent pas être plus confondus avec elle qu’un mauvais prêtre avec la religion, le journaliste se mit à rire, et, avisant aussitôt un danger :

— Ah çà ! quand définitivement retournes-tu à Gondreville pour parler à ce Keller, que je finirai par éreinter dans le coin de quelque article, nonobstant toutes les recommandations contraires de Maxime ?

— Est-ce que je fais de ces saletés-là ! répondit Antonia avec dignité.

— Comment ! maintenant tu ne présentes plus ton billet ?

— Moi, répondit l’admiratrice et probablement l’écho de la mère Marie-des-Anges, mais dans sa langue à elle, aller faire chanter une famille au désespoir ; mais à mon lit de mort ce souvenir me poignarderait, et jamais je ne pourrais croire pour moi à la miséricorde de Dieu.

— Alors, fais-toi Ursuline pendant que nous y sommes.

— Si j’en avais le courage, je serais peut-être plus heureuse ; mais, dans tous les cas, je n’irai pas à Gondreville ; la mère Marie-des-Anges s’est chargée de tout arranger.

— Comment, malheureuse, tu lui as laissé ton billet !

— Je voulais le déchirer ; c’est elle qui m’en a empêchée en me disant de le lui remettre, et qu’elle s’arrangerait pour m’en tirer honnêtement pied ou aile.

— Très-bien ! tu étais créancière et tu seras mendiante.

— Non, car l’aumône, c’est moi qui la fais ; j’ai dit à madame la supérieure de garder pour ses pauvres.

— Oh ! alors maintenant si tu deviens bienfaitrice de couvents, avec ton autre vice de pêcher à la ligne, tu vas être une fille agréable à fréquenter !

— Tu ne me fréquenteras toujours pas longtemps, car je pars ce soir et je te laisse à ton joli métier.

— Tiens ! tu te retires aux Carmélites ?

— Les Carmélites, répondit spirituellement Antonia, c’est bon, mon vieux, quand on quitte des Louis XIV.

Ces filles, même les plus ignorantes, savent toutes l’histoire de La Vallière, dont elles eussent à coup sûr fait leur patronne si sœur Louise de la Miséricorde eût été canonisée.

Je ne sais comment s’y prit la mère Marie-des-Anges ; mais ce matin on a vu la voiture du comte de Gondreville arrêtée à la porte du couvent : le miracle, entendons-nous bien, ne consiste pas à avoir évoqué ce vieux singe : car du moment qu’il avait été avisé d’une somme de dix mille francs à payer, quoique la somme ne dût pas sortir de sa bourse, mais bien de celle de Keller, il avait dû se presser d’accourir : c’était de l’argent de famille ; et puis les avares comme lui se passionnent même pour la perte du bien d’autrui, quand ils ne le trouvent pas bien dépensé.

Mais la mère Marie-des-Anges ne s’était pas contentée de l’attirer à la communauté ; apparemment aussi elle fit nos affaires. En sortant, le pair de France se rendit chez son ami Grévin ; et, dans la journée, celui-ci dit à plusieurs personnes que décidément son gendre était par trop stupide, qu’il venait encore de se compromettre avec l’histoire de cette Parisienne, et qu’il n’y aurait jamais rien à faire de lui.

En même temps on a été informé que les curés des deux paroisses avaient reçu, par les mains de la mère Marie-des-Anges, une somme de mille écus à se partager entre leurs pauvres, et à elle remise par un bienfaiteur qui désirait ne pas être connu.

Sallenauve est furieux, parce que quelques-uns de nos agents s’en vont disant partout qu’il est ce bienfaiteur anonyme, et bien des gens le croient, quoique l’histoire du billet Keller ait beaucoup couru, et que l’honneur de cette générosité pût être facilement reporté à son auteur véritable.

Mais quand on a une fois le vent en poupe, on ne peut le mesurer mathématiquement à chaque voile, et souvent il faut en prendre plus qu’on n’en veut.

Monsieur Maxime de Trailles ne décolère pas ; il y a tout lieu de croire que l’échec, qu’il doit voir maintenant inévitable, enterre avec lui son mariage. Il faut dire de sa mésaventure la phrase consacrée pour les auteurs malheureux, que c’est un homme d’esprit qui prendra sa revanche.

Quel curieux homme, madame, que cet organiste, qui comme un de nos grands médecins, dont il n’est pourtant pas parent, s’appelle Bricheteau. On n’a pas plus d’activité, plus de présence d’esprit, plus de dévouement et plus d’intelligence, et il n’y a pas deux hommes en Europe qui touchent de l’orgue comme lui. Vous qui ne voulez pas que Naïs soit une pianoteuse, vous devriez bien le lui donner pour maître. Voilà un homme qui lui apprendrait vraiment la musique, et celui-ci ne vous paraîtrait pas d’une grandeur inquiétante, car il a autant de modestie que de talent : auprès de Sallenauve c’est un caniche ; aussi adroit, aussi fidèle, et je dirais aussi laid, si avec une physionomie bonne et ouverte comme la sienne on pouvait ne pas être tenu pour beau.