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Le Désert (Loti)/03

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Le Désert (1895)
Calmann-Lévy (p. 12-16).
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III

Samedi, 24 février.

Jusqu’à deux heures du matin, le vent tourmente sans trêve notre petit camp, si isolé au milieu d’espaces vides. Nos tentes s’agitent avec des claquements de voiles ; dans l’obscurité, on sent passer sur sa tête des draperies qui remuent ; la couchette légère est secouée, comme en mer durant les nuits mauvaises et, à l’entour du camp, les chameaux crient tous ensemble à la façon des bêtes de ménagerie. Malgré soi, on songe combien serait peu de chose la nomade maison de toile contre les pillards de la nuit, contre toutes les surprises du désert : avec tant de bruit, tant de remuement dans ces ténèbres, des mains seraient sur vous, une lame sous votre gorge, sans qu’on ait rien entendu venir, sans que les compagnons de route, dans les tentes voisines, aient rien soupçonné.



Au jour levé, le temps est redevenu calme, immobile. Alors, au sortir de la tente, on regarde : le soleil monte, dans une pureté absolue d’atmosphère ; plus rien de l’irréel d’hier au soir ; les choses ont repris leurs apparences et leurs proportions vraies, des chameaux, du sable, de maigres genêts ; tout est net, comme figé sous une lumière trop crue, et, au loin, au-dessus d’une nappe de lapis qui est la mer Rouge, les montagnes d’Égypte se dessinent encore.

Tout le matin, cheminé, cheminé dans les solitudes, à la même allure lente et balancée. Les genêts se font plus rares. Çà et là croît, solitaire, une étrange fleur de sable, quenouille sans feuillage qui sort du sol, teintée de jaune et de violet.

Et rien de vivant nulle part : pas une bête, pas un oiseau, pas un insecte ; les mouches mêmes, qui sont de tous les pays du monde, ici font défaut. Tandis que les déserts de la mer recèlent à profusion les richesses vitales, c’est ici la stérilité et la mort. Et on est comme grisé de silence et de non-vie, tandis que passe un air salubre, irrespiré, vierge comme avant les créations.

Le soleil monte, brûle, éclaire d’un feu blanc toujours plus admirable. Sur le sol, il y a des semis de petits galets noirs, ou bien des étincellements de mica ; mais plus une plante à présent, plus rien.

Et la région commence à se faire tourmentée, presque montagneuse : des amas de graviers et de pierres, à jamais inutiles et inutilisables, affectant, on ne sait pourquoi ni pour quels yeux, des formes très cherchées, qui sans doute sont là immuables depuis des siècles, dans le même silence et les mêmes splendeurs de lumière. Sous l’éblouissant soleil, on ferme les yeux malgré soi, pendant des instants très longs ; quand on les rouvre, l’horizon dur semble un cercle noir qui tranche sur la clarté du ciel, tandis que reste étonnamment blanc le lieu précis où l’on est, et où se meuvent, sur les parcelles des micas argentés, les ombres des grandes bêtes cheminantes, au balancement éternel.

Vers le soir, nous approchons d’une région de hauts sommets. Et, à l’heure triste où le soleil d’hiver étend démesurément nos ombres, dans un grand cirque de sable et de pierre où nous sommes, ces montagnes devant nous étalent un merveilleux luxe de couleurs, des violets d’iris pour les bases, des roses de pivoine pour les cimes, le tout profilé sur la limpidité d’un ciel vert.

De plus en plus allongées, les ombres des choses, celles des moindres dunes, celles des moindres pierres ; et les nôtres, qui cheminent près de nous sur le sable, sont presque infinies ; nous semblons montés sur des chameaux qui auraient des échasses, sur des bêtes apocalyptiques aux longues pattes d’ibis.

Cependant la nuit tombe et nous n’apercevons pas notre camp. Comme l’étape est interminable aujourd’hui !



La nuit est tombée à présent, bien que les montagnes là-bas restent lumineuses, rougeâtres, comme recelant du feu, encore incandescentes. Et nous sommes, nous, dans le noir de petites vallées sinistres, dénuées de toute vie, où nos chameaux, qui n’y voient plus, se plaignent ne sachant trop où poser leurs larges pieds hésitants. Où donc sont-elles, nos tentes, ce soir ? Notre guide semble ne plus se reconnaître, et une inquiétude vague nous prend, dans cet isolement sans bornes.

Enfin, enfin, au tournant d’une colline, des feux, des flammes jaunes, dansent devant nous ! C’est là, nous arrivons, nos Bédouins viennent à notre rencontre avec des lanternes. Ils ont monté notre camp cette fois dans un lieu choisi, adossé à une muraille de roches qui donnent l’illusion d’une protection contre les surprises nocturnes, et on éprouve une plus réelle impression de chez-soi en entrant dans les maisons de toile où les flambeaux sont allumés ; avec leurs arabesques brodées, leurs tapis d’Orient par terre, elles font, à nos yeux déjà habitués aux tons neutres du néant, des effets de petits palais nomades.

Cependant le même vent froid qu’hier s’est levé, le même qui, paraît-il, se lèvera chaque soir, et qui est comme la respiration du désert. Il commence à agiter les toiles de nos frêles demeures errantes, au milieu de la désolation et de la nuit qui sont partout alentour.

Et des hommes sont sortis de ces rochers, qui d’abord semblaient protecteurs ; ils sont là, quelques inconnus, visages noirs et dents blanches, qui rôdent dans l’obscurité autour de nos feux.