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Le Désert (Loti)/22

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Le Désert (1895)
Calmann-Lévy (p. 118-126).
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XXII

Dimanche, 11 mars.

Nous nous levons de bon matin pour faire aujourd’hui longue étape et rattraper le temps perdu. Au petit jour déjà, nos Bédouins s’agitent autour de nous sous les hauts palmiers. Devant les feux qui ont brûlé toute la nuit, nos gardes magnifiques sont debout dans leurs voiles blancs et leurs manteaux noirs. Les enfants du village se tiennent là, eux aussi, avec quelques femmes voilées qui regardent : dans les mémoires, sans doute, l’événement de notre passage demeurera gravé.

Quand, devant nous, viennent s’agenouiller nos dromadaires, nos gardes s’approchent pour nous serrer la main et nous réclamer, comme des enfants, d’exorbitantes récompenses. Mais ils sourient eux-mêmes de leurs demandes inadmissibles, qui se mêlent à leurs souhaits de bon voyage, tandis que nos grandes bêtes se relèvent et nous emportent.



En route, le long de la mer, — et, sitôt disparue la petite oasis charmante, le grand désert nous ressaisit.

Tout ce qui, hier au soir, flambait rouge s’est éteint et s’est changé. La côte de la Grande Arabie s’est reculée, reculée au fond d’inappréciables lointains ; d’avoir tant flambé la veille, elle se repose à présent dans une exquise fraîcheur matinale, à demi cachée sous d’humides vapeurs. Elle n’est plus teintée que de gris perle ou de gris de lin, — tout ce qu’il y a d’atténué, d’indécis et de diaphane ; sa crête seule, sa dentelure d’en haut se dessine un peu nettement et des flocons de nuages y demeurent accrochés comme des ouates légères, de tout petits flocons, d’un blanc doré très éclatant, qui semblent concentrer en eux toute la lumière de ce discret matin aux nuances voilées.

Par contraste avec ces choses nébuleuses et grises, la rive où nous cheminons, entre les grands mornes et la mer, commence à éblouir nos yeux, et ses plages étincellent.

L’air est enivrant à respirer ; il semble que la poitrine s’élargisse pour mieux s’emplir. On est comme retrempé de vie plus jeune, de joie physique d’exister…

Cette mer, si calme et si doucement réfléchissante, le long de laquelle nous marchons sur un sable fin semé de corail rouge, est sans un port et sans une voile ; dans toute son étendue, mer déserte environnée de déserts. Mais c’est la mer quand même ; on a beau la savoir vide à l’infini, on s’en rapproche d’instinct comme d’une source vitale ; auprès d’elle, ce n’est plus la désolation sinistre et morte du désert terrestre…



À mesure que le soleil monte, l’Arabie d’en face se précise, sort de ses voiles du matin ; ses nuances s’avivent et s’échauffent — pour en arriver progressivement au grand incendie splendide qui sera la fantasmagorie du soir.

Maintenant, nous marchons sur des coquilles, des coquilles comme jamais nous n’en avions vu. Pendant des kilomètres, ce sont de grands bénitiers d’église, rangés par zones ou entassés au gré du flot rouleur ; ensuite, d’énormes strombes leur succèdent, des strombes qui ressemblent à de larges mains ouvertes, d’un rose de porcelaine ; puis viennent des jonchées ou des monceaux de turritelles géantes, et la plage, alors toute de nacre blanche, miroite magnifiquement sous le soleil. Prodigieux amas de vies silencieuses et lentes, qui ont été rejetées là après avoir travaillé des siècles à sécréter l’inutilité de ces formes et de ces couleurs…

Je me rappelle que, dans mes songes de petit enfant, à une époque transitoire où j’étais passionné d’histoire naturelle, je voyais parfois des plages exotiques semées d’étonnantes coquilles ; il n’y avait qu’à se baisser pour ramasser les espèces les plus belles et les plus rares… Mais cette profusion dépasse tout ce qu’imaginait mon esprit d’alors.

En souvenir sans doute de ces rêves d’autrefois ou bien par enfantillage encore, il m’arrive de faire agenouiller mon dromadaire et de descendre pour regarder ces coquilles. En plus des trois espèces que j’ai nommées et qui couvrent les plages de leurs débris, on trouve aussi les cônes, les porcelaines, les rochers, les harpes, toutes les variétés les plus délicatement peintes et les plus bizarrement contournées, la plupart servant de logis à des Bernard-l’ermite et courant à toutes petites jambes quand on veut les toucher. Et, çà et là, de gros blocs de corail font des taches rouges parmi ces étalages multicolores ou nacrés.



Vers midi, le resplendissement est à son comble. L’ensemble des choses visibles ne ressemble plus à rien de connu. On croirait assister à quelque grand spectacle silencieux des premiers âges géologiques, — sur la Terre peut-être ou bien ailleurs… L’ensemble des choses est rose, mais il est comme barré en son milieu par une longue bande infinie, presque noire à force d’être intensément bleue, et qu’il faudrait peindre avec du bleu de Prusse pur légèrement zébré de vert émeraude. Cette bande, c’est la mer, l’invraisemblable mer d’Akabah ; elle coupe le désert en deux, nettement, crûment ; elle en fait deux parts, deux zones d’une couleur d’hortensia, d’un rose exquis de nuage de soir, où, par opposition avec ces eaux aux couleurs trop violentes et aux contours trop durs, tout semble vaporeux, indécis à force de miroiter et d’éblouir, où tout étincelle de nacre, de granit et de mica, où tout tremble de chaleur et de mirage…

L’une de ces zones, c’est la côte d’en face, la Grande Arabie Déserte, là-bas, tout en granit carminé, prodigieuse muraille de mille mètres de haut qui se tient debout dans le ciel et qui fuit au fond des lointains légers.

L’autre zone, c’est la plage où nos dromadaires cheminent, toute de sable rose, de corail, de coquilles nacrées ; et ce sont les mornes de cette rive, du même granit que ceux de la rive inverse et de la même nuance de nuage ou de fleur.

Oh ! l’étrange et unique mer, cette mer d’Akabah, jamais sillonnée de voiles, éternellement silencieuse, éternellement chaude, couvant son monde de coraux et de coquilles dans ses eaux trop bleues, entre le rose inaltérable de ses bords déserts et presque terrifiants, où l’homme n’apparaît que fugitif, inquiet, rare, en veille continuelle sur sa vie…



Pour la halte méridienne, nous posons notre tente et nous jetons nos tapis sur des milliers de coquilles amoncelées, — de quoi remplir des vitrines de collectionneurs.

Puis, après un lourd sommeil, nous reprenons notre route dans de la lumière toujours plus dorée, toujours plus rose. Le matin, nous avons marché cinq heures et nous marchons quatre heures encore, le soir, à travers les mêmes magnificences. À mesure que nous avançons, la mer d’Akabah se resserre davantage et l’Arabie d’en face se fait plus voisine.

Et toute l’après-midi, une bergeronnette égarée me suit obstinément dans l’ombre même de mon chameau, voletant et piaulant entre les hautes pattes rousses ; son cri et le piétinement de la caravane sur les coquillages semblent presque de grands bruits au milieu de ce monde de splendeur et de silence.



Nous campons, à l’heure crépusculaire, sur une plage où nos chameaux trouvent à brouter de maigres plantes.

Et, à peine ma tente montée, la bergeronnette apparaît à la porte, comme demandant à entrer et à manger, cherchant protection contre le désert, très gentiment hardie…

Nous sommes tout près de la mer, dans un lieu resserré que les grands mornes de cette rive écrasent et mettent déjà dans l’ombre obscure, tandis qu’en face, au-delà des eaux devenues couleur de queue de paon, ce chaos de granit, qui est l’Arabie, n’a pas encore achevé sa fantasmagorie des soirs : entre une mer verte et un ciel vert, s’étendent des montagnes dont les bases sont d’un violet de robe d’évêque et les cimes, d’un rose orangé, — mais un rose invraisemblable, inexpliqué, persistant après le soleil disparu comme si du feu couvait à l’intérieur, comme si tout allait être en fusion prochaine, comme si la grande fournaise des origines cosmiques s’était rallumée pour des cataclysmes et des fins de monde…

Cependant, il y a partout un calme, un silence, un apaisement confiant des hommes et des choses indiquant que ces splendides épouvantes ne sont que jeux de lumières et mirages, ne sont qu’apparences, ne sont rien…



Comme on le sent sauvage, ce lieu, dès que la nuit mystérieuse arrive ! Combien notre petit camp nomade est isolé, ici, du monde contemporain !

Derrière nous, les mornes de granit sont devenus des écrans tout noirs, bizarrement et durement tailladés, qui se dressent contre le ciel d’étoiles, — et un mince croissant de lune orientale, les deux pointes en l’air, est posé au-dessus comme le sceau farouche de l’Islam…

L’Arabie pourtant s’est éteinte ; au-delà des eaux, qui commencent à bruire sous le vent de la nuit, elle n’est plus qu’une bande grisâtre, subitement reculée très loin. Nos chameaux, craintifs de l’obscurité et des bêtes rôdeuses, sont venus s’agenouiller autour de nos feux ; nos Bédouins — fantômes blancs ou noirs que l’on distingue encore dans la transparence nocturne — font pieusement leur dernière prière avant le sommeil, prosternés sur le sable de cette plage perdue. Et le vent, tout à coup plus fort et plus froid et plus âpre, commence à tourmenter nos tentes…