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Le Dernier des flibustiers/XV. L’ambassade des Nations

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XV

L’AMBASSADE DES NATIONS.


Béniowski fut bien obligé de notifier aux officiers de sa légion que les commissaires du roi les retenaient au service et les soumettaient aux ordres du major Venturel. Un cri d’indignation s’échappa de toutes les poitrines.

— De grâce, Messieurs, n’aggravez pas la situation, dit le colonel démissionnaire. Inclinez-vous devant la volonté de votre roi.

— Je donnerais un bras, s’écria Rolandron de Belair, pour que Capricorne fût ici avec nous…

Il parlait encore lorsque le valeureux grognard apparut soutenu par Flèche-Perçante, Fleur-d’Ébène et Guy-Mauve Gobe-l’As, tambour de la troisième compagnie.

— Mordious ! fit-il en entrant, garde ton bras, Rolandron, pour une occasion meilleure… Madame la comtesse, pardonnez-moi mon costume un peu négligé… mais j’apprends des choses à faire revenir de l’autre monde des morts de cinquante-sept semaines ! Vous donnez tous vos démissions… vous lâchez Madagascar… vous abandonnez nos alliés !… Tout ça parce que le général se laisse enlever son commandement !… Raisonnons, s’il vous plaît, qui de nous a droit à succéder à notre brave chef ? Moi, n’est-ce pas ?

— Sans contredit ! fit Rolandron.

— Eh bien ! restez-moi fidèles, mille carcasses d’enfer ! Qui gagne temps, gagne tout… – J’ai été gouverneur du Fort-Dauphin sans brevet du roi, pendant quelques bonnes années ; aujourd’hui j’ai un brevet en règle, j’y tiens, je le garde ! qu’on se le répète !…

Béniowski voulut prendre la parole.

— Pardon, général, continua le chevalier, je n’ai plus que quelques mots à dire à notre pauvre Venturel.

— Camarade, sans nous, vous seriez encore le lieutenant d’un certain Stéphanof à qui je ne ferai pas l’honneur de me battre avec lui ; non ! je le tuerai comme une bête venimeuse. Vous avez passé capitaine, vous voici major… Mais je reste votre ancien…

— Je le reconnais, dit Venturel.

— Après le général, moi !… moi !… moi, Capricorne !

— Oui ! oui ! vive Sanglier ! vive Capricorne !… crièrent non-seulement tous les officiers, mais encore tous les soldats ameutés par Guy-Mauve Gobe-l’As.

En ce moment, la sentinelle jeta le cri d’alarme, car une petite armée de naturels, marchant en colonnes, tambours battants et enseignes déployées, se dirigeait vers le fort.

— Tranquillisez-vous, camarades, dit le chevalier, je sais ce que c’est. Jupiter et Vent-d’Ouest doivent être à leur tête. Avec votre permission, général, je vais les laisser entrer !

Béniowski baissa la tête en signe d’adhésion.

— Je me sens mieux, mordious ! reprit Vincent du Capricorne. Allons, Venturel, vous qui êtes ingambe, faites mettre la garnison sous les armes et recevez nos amis avec les honneurs de la guerre. – Une litière de nabab pour le général !… Soutiens-moi, Flèche-Perçante !… Fleur-d’Ébène, un verre de vieille eau-de-vie de France ; après le baume de Madagascar, c’est ce qu’il y a de mieux au monde !

La troupe annoncée par les sentinelles était composée d’environ douze cents hommes, qui servaient d’escorte aux chefs, philoubés, rohandrians ou anacandrians, rois, princes ou députés ; les bannières des diverses provinces étaient portées à côté du représentant de chaque nation ou peuplade.

Elle défila devant la garnison en armes et se rangea dans la cour intérieure du Fort-Louis.

Béniowski fit placer sa litière sur deux affûts de canon recouverts par un drapeau. – La comtesse et Wenceslas, le fidèle Vasili et quelques serviteurs étaient auprès de lui ; les officiers à la tête de leurs compagnies. – Quant au chevalier du Capricorne, il se coucha dans un hamac, et alluma une cigarette en disant à Flèche-Perçante :

— Tu as bien manœuvré, reine de mon cœur, foi de soudard ; tu es bien la plus aimable commère de Madagascar et des quatre parties du monde.

— Oui… mais tu m’as juré de ne plus te battre en duel ?… Jamais, jamais, mon major chéri.

— Capricorne n’a plus qu’une affaire à régler, c’est celle de Stéphanof… Eh bien ! pour l’amour de toi, il y renonce. Je le tuerai, je le ferai tuer, je m’en débarrasserai… mais sans duel… c’est convenu.

— Mon seigneur permettra que j’y sois, bien armée.

— Tout ce que tu voudras, mon ange couleur d’olive ; seulement il faudrait voir arriver le coquin…

— Il viendra, soyons-en sûrs… Il est peut-être au Fort-Dauphin à cette heure…

— Ah ! pourvu que Jean de Paris n’ait pas mangé la consigne !

Pendant ce fragment de dialogue, les chefs et députés de tribus, entre lesquels on remarquait le fils d’Hiavi, roi de Foule-Pointe, Dian Rassamb, anacandrian de Fanshère, plusieurs rohandrians du midi et de l’ouest, le vieil Eliézer et divers Zaffi-Hibrahim, le roi Rozai, à qui une peuplade sakalave avait rendu femme et enfants, Effonlahé, Raoul, Rafangour, Ciévi, foule d’autres philoubés sambarives ; Zaffi-Rabès, antavares, fariavas ou mahavélous, et un ambassadeur du roi Lambouin, avaient successivement salué Béniowski avec le cérémonial d’usage.

Des chaises basses dont on se sert dans les occasions analogues, furent offertes à tous les chefs ; seul, le cousin Rafangour resta debout et dit après s’être incliné de nouveau :

« Ô grand chef victorieux et juste ! béni soit le jour qui t’a vu naître ! Bénis soient les parents qui ont eu soin de ton enfance ! Bénie soit l’heure où tu es descendu dans notre île !

« Les princes et seigneurs malgaches dont tu as gagné les cœurs, qui t’aiment et te sont fidèlement attachés, ont appris que le roi de France se propose de nommer un autre commandant à ta place et qu’il est irrité contre toi, parce que tu as refusé de nous livrer à sa tyrannie ; – ils se sont assemblés en kabar pour décider la conduite qu’ils devaient tenir.

« Ils m’ordonnent de déclarer hautement le secret de ta naissance, que tu nous défendais de proclamer !…

« Ils veulent que moi, Rafangour, seul survivant de la race sacrée de Ramini, je te fasse reconnaître comme le véritable et unique héritier des droits du prophète, sur cette immense contrée dont les peuples t’adorent.

« Tous sont unanimes et d’accord, même avec les Zaffi-Hibrahim et les Zaffi-Casimambous, car Ra-Salomée ta compagne est une âme sainte, bénie par toutes les mères malgaches et elle a conquis les cœurs de tous leurs enfants.

« L’Esprit de Dieu, qui règne sur nos kabars, a inspiré les chefs et capitaines à s’engager par serment à te reconnaître pour leur ompiandrian et ampansacabe, seul seigneur souverain de la paix et de la guerre.

« Ils ont juré de ne plus te quitter et de défendre ta personne au prix de leurs vies, contre la violence des Français !… »

— Mordious ! fit le chevalier, il y a Français et Français, maître Rafangour !… Vive le général !…

— Vive le général ! cria toute la garnison.

— Ah !… ma pauvre retraite dans mon village de Rouergue ! – soupira le major Venturel ; plus je vais, plus je te vois compromise !

Rafangour s’était rassis. Après lui, Dian Rassamb, frère de Béniowski par le serment du sang, le roi Rozai, que reconnaissaient tous les Sakalaves des frontières soumis depuis le commencement de la dernière campagne, un catibou lettré qui, attiré à l’Île-de-France pour y enseigner le malagazi aux pères de la mission, en revenait converti au catholicisme par le fervent Alexis, le vénérable Eliézer au nom du Zaffi-Hibrahim, et quelques autres prirent successivement la parole en suppliant Râ-amini de consentir à être le roi des rois de la grande île de Madagascar.

Le dernier des orateurs fut Raoul, qui conclut en ces termes :

« Moi, Raoul, chef des Zaffi-Rabès, envoyé vers toi par les philoubés de nos nations unies, je demande que tu nous accordes un kabar public pour y recevoir l’hommage de notre fidélité et de notre obéissance. Je suis encore chargé de te prier de ne plus déployer le pavillon blanc, mais le bleu, en signe que tu acceptes de bon cœur notre soumission. »

— Doucement ! mordious ! doucement !… dit le chevalier du Capricorne du haut de son hamac. N’allons pas trop vite en besogne !

Béniowski, profondément touché de la démarche spontanée des Malgaches, médita en silence pendant quelques instants ; les officiers, les soldats et les indigènes attendaient sa réponse avec une égale anxiété.

Il jeta un regard au pavillon de la France, regard douloureux qui fut compris de tous les témoins et acteurs de cette scène.

Enfin, se soulevant avec effort, il descendit de sa litière, fit quelques pas et appuyé sur Vasili, il dit d’une voix ferme :

— Princes et chefs malgaches, officiers et soldats français, vous tous, mes compagnons et amis, qui connaissez ma droiture et n’avez jamais ignoré mes desseins, j’avais résolu de resserrer les liens de notre fraternelle association, et sous l’abri du glorieux pavillon français, d’élever Madagascar à un degré de prospérité digne d’exciter l’envie de tous les peuples. Un destin funeste paralyse mes efforts ; je me vois condamné à dissoudre moi-même l’alliance que j’avais formée…

— Non ! non ! général, non !… nous vous resterons fidèles, s’écrièrent tous les officiers et soldats, à l’exception pourtant du nouveau major Venturel, qui ne cessait de soupirer amèrement.

— Bon ! très bien ! dit le chevalier à Flèche-Perçante ; rien n’est désespéré !… Je ne comptais pas sur tout le monde, moi ! Naviguons toujours !

— J’ai renoncé au service du roi de France et ses commissaires ont accepté ma démission ! continua Béniowski ; mais je ne suis pas encore régulièrement remplacé. Je dois et je veux avoir remis à mon successeur le commandement des établissements français avant d’accepter les propositions de mes frères de Madagascar. J’ajourne donc jusqu’à cet instant la réunion de l’assemblée des chefs et des peuples de la Grande-Île, en jurant que ma vie entière leur sera consacrée sous quelque drapeau que ce soit !…

— Vive Râ-amini ! cria Flèche-Perçante.

Les douze cents Malgaches répétèrent : Vive Râ-amini !

— Braves français, je vous ferai mes adieux alors ! ajouta Béniowski.

— Halte-là !… s’écria le chevalier.

— Non ! non !… nous vous suivrons tous !…

— Merci ! merci, mes camarades ! mais vous êtes liés par vos serments au service du roi de France…

— Non, nous sommes enrôlés dans la légion Béniowski, sous le colonel Béniowski, pour servir selon ses ordres à lui Béniowski… Plus de Béniowski ! plus de légion ! Nous voulons être licenciés !…

— Mordious ! Flèche-Perçante de mes petits boyaux, ça va sur des roulettes… Fais-moi donner à boire et à manger, je meurs d’inanition.

— Le docteur a dit…

— Madame la chevalière, je me moque du docteur, j’ai grand appétit, ma rate est dilatée, je veux reprendre mes forces, ça presse !… Une bosse de bœuf grillée ferait assez bien avec une bonne bouteille de vin du Cap !

Béniowski terminait en ces termes :

— Chef des Malgaches, mes vœux pour une paix durable entre les deux nations seront les mêmes… Plaise à Dieu que les traîtres, qui ont fait échouer mon entreprise, ne rallument point la guerre !… Ô mes amis de Madagascar ! lorsque je serai hors de ce fort, lorsque vous m’aurez recueilli parmi vous, votre patrie sera ma seule patrie, votre drapeau mon seul drapeau !…

Dès que les chefs et représentants des nations de Madagascar furent sortis du Fort-Louis en chantant l’hymne populaire de Ramini, les rangs des soldats furent rompus. Des groupes où s’agitait la question capitale se formaient, et de toutes parts, officiers, sous-officiers ou soldats répétaient avec chaleur :

— Nous ne l’abandonnerons pas !

La comtesse demandait alors à son mari :

— Maurice, Maurice ! avez-vous donc pour jamais renoncé à l’Europe et au monde civilisé ? ne reverrons-nous plus la France, la Hongrie, nos amis, nos parents ? Et notre fils, sera-t-il privé de l’éducation d’un jeune gentilhomme ?

Vasili, sa sœur Barbe, le chevalier du Capricorne encore couché dans son hamac, attendaient la réponse du général qui réfléchit encore un instant et puis, levant la main vers le ciel, dit avec un accent empreint de mélancolie :

— L’homme propose, Salomée, Dieu dispose !… Un voile épais me cache ma destinée et mes propres desseins ; mais j’ai juré à ces peuples de leur consacrer ma vie, et je tiendrai ce serment comme j’ai toujours tenu ceux que j’ai faits !

Des messagers malgaches partaient en ce moment par terre ou par eau pour toutes les régions du Nord, de l’Ouest et du Midi, pour les montagnes de l’intérieur et pour les districts du pays des Sakalaves qui s’étaient soumis au général en haine de Cimanour.

La grande nouvelle de l’élection prochaine d’un ompiandrian-ampansacabe, roi des rois, et successeur direct de Ramini allait donc se répandre dans les deux tiers de la grande île de Madagascar.