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Le Diable amoureux/04

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Texte établi par Gérard de NervalPlon (p. 136-143).
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IV


Nous gardâmes quelque temps le silence ; enfin un des amis de Soberano le rompt. « Je ne vous demande point votre secret, Alvare ; mais il faut que vous ayez fait des conventions singulières ; jamais personne ne fut servi comme vous l’êtes ; et depuis quarante ans que je travaille, je n’ai pas obtenu le quart des complaisances que l’on vient d’avoir pour vous dans une soirée. Je ne parle pas de la plus céleste vision qu’il soit possible d’avoir, tandis que l’on afflige nos yeux plus souvent que l’on ne songe à les réjouir ; enfin, vous savez vos affaires ; vous êtes jeune ; à votre âge on désire trop pour se laisser le temps de réfléchir, et on précipite ses jouissances. »

Bernadillo, c’était le nom de cet homme, s’écoutait en parlant, et me donnait le temps de penser à ma réponse.

« J’ignore, lui répliquai-je, par où j’ai pu m’attirer des faveurs distinguées ; j’augure qu’elles seront très-courtes, et ma consolation sera de les avoir toutes partagées avec de bons amis. » On vit que je me tenais sur la réserve, et la conversation tomba.

Cependant le silence amena la réflexion : je me rappelai ce que j’avais fait et vu ; je comparai les discours de Soberano et de Bernadillo ; et conclus que je venais de sortir du plus mauvais pas dans lequel une curiosité vaine et la témérité eussent jamais engagé un homme de ma sorte. Je ne manquais pas d’instruction ; j’avais été élevé jusqu’à treize ans sous les yeux de don Bernardo Maravillas, mon père, gentilhomme sans reproche, et par doña Mencia, ma mère, la femme la plus religieuse, la plus respectable qui fût dans l’Estrémadure. « Ô ma mère ! disais-je, que penseriez-vous de votre fils si vous l’aviez vu, si vous le voyiez encore ? Mais ceci ne durera pas, je m’en donne parole. »

Cependant la voiture arrivait à Naples. Je reconduisis chez eux les amis de Soberano. Lui et moi revînmes à notre quartier. Le brillant de mon équipage éblouit un peu la garde devant laquelle nous passâmes en revue, mais les grâces de Biondetto, qui était sur le devant du carrosse, frappèrent encore davantage les spectateurs.

Le page congédie la voiture et la livrée, prend un flambeau de la main des estafiers, et traverse les casernes pour me conduire à mon appartement. Mon valet de chambre, encore plus étonné que les autres, voulait parler pour me demander des nouvelles du nouveau train dont je venais de faire la montre. « C’en est assez, Carle, lui dis-je en entrant dans mon appartement, je n’ai pas besoin de vous : allez vous reposer, je vous parlerai demain. »

Nous sommes seuls dans ma chambre, et Biondetto a fermé la porte sur nous ; ma situation était moins embarrassante au milieu de la compagnie dont je venais de me séparer, et de l’endroit tumultueux que je venais de traverser.

Voulant terminer l’aventure, je me recueillis un instant. Je jette les yeux sur le page, les siens sont fixés vers la terre ; une rougeur lui monte sensiblement au visage ; sa contenance décèle de l’embarras et beaucoup d’émotion ; enfin je prends sur moi de lui parler.

« Biondetto, vous m’avez bien servi, vous avez même mis des grâces à ce que vous avez fait pour moi ; mais comme vous étiez payé d’avance, je pense que nous sommes quittes.

— Don Alvare est trop noble pour croire qu’il ait pu s’acquitter à ce prix.

— Si vous avez fait plus que vous ne me devez, si je vous dois de reste, donnez votre compte ; mais je ne vous réponds pas que vous soyez payé promptement. Le quartier courant est mangé ; je dois au jeu, à l’auberge, au tailleur…

— Vous plaisantez hors de propos.

— Si je quitte le ton de plaisanterie, ce sera pour vous prier de vous retirer, car il est tard, et il faut que je me couche.

— Et vous me renverriez incivilement, à l’heure qu’il est ? Je n’ai pas dû m’attendre à ce traitement de la part d’un cavalier espagnol. Vos amis savent que je suis venue ici ; vos soldats, vos gens m’ont vue et ont deviné mon sexe. Si j’étais une vile courtisane, vous auriez quelque égard pour les bienséances de mon état ; mais votre procédé pour moi est flétrissant, ignominieux : il n’est pas de femme qui n’en fût humiliée.

— Il vous plaît donc à présent d’être femme pour vous concilier des égards ? Eh bien, pour sauver le scandale de votre retraite, ayez pour vous le ménagement de la faire par le trou de la serrure.

— Quoi ! sérieusement, sans savoir qui je suis…

— Puis-je l’ignorer ?

— Vous l’ignorez, vous dis-je, vous n’écoutez que vos préventions ; mais, qui que je sois, je suis à vos pieds, les larmes aux yeux ; c’est à titre de client que je vous implore. Une imprudence plus grande que la vôtre, excusable peut-être, puisque vous en êtes l’objet, m’a fait aujourd’hui tout braver, tout sacrifier pour vous obéir, me donner à vous et vous suivre. J’ai révolté contre moi les passions les plus cruelles, les plus implacables ; il ne me reste de protection que la vôtre, d’asile que votre chambre : me la fermerez-vous, Alvare ? Sera-t-il dit qu’un cavalier espagnol aura traité avec cette rigueur, cette indignité, quelqu’un qui a sacrifié pour lui une âme sensible, un être faible dénué de tout autre secours que le sien ; en un mot, une personne de mon sexe ? »

Je me reculais autant qu’il m’était possible, pour me tirer d’embarras ; mais elle embrassait mes genoux, et me suivait sur les siens : enfin, je suis rangé contre le mur. « Relevez-vous, lui dis-je, vous venez sans y penser de me prendre par mon serment.

Quand ma mère me donna ma première épée, elle me fit jurer sur la garde de servir toute ma vie les femmes, et de n’en pas désobliger une seule. Quand ce serait ce que je pense, que c’est aujourd’hui…

— Eh bien ! cruel, à quelque titre que ce soit, permettez-moi de rester dans votre chambre.

— Je le veux pour la rareté du fait, et mettre le comble à la bizarrerie de mon aventure. Cherchez à vous arranger de manière à ce que je ne vous voie ni ne vous entende ; au premier mot, au premier mouvement capables de me donner de l’inquiétude, je grossis le son de ma voix pour vous demander à mon tour, Che vuoi ? »

Je lui tourne le dos, et m’approche de mon lit pour me déshabiller. « Vous aiderai-je ? me dit-on. — Non, je suis militaire et me sers moi-même. » Je me couche.