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Le Diable amoureux/17

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Texte établi par Gérard de NervalPlon (p. 259-268).
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XVII


Les mariés ont disparu : une partie des convives les a suivis pour une raison ou pour une autre. Nous quittons la table. Une femme, c’était la tante du fermier et nous le savions, prend un flambeau de cire jaune, nous précède, et en la suivant nous arrivons dans une petite chambre de douze pieds en carré : un lit qui n’en a pas quatre de largeur, une table et deux sièges en font l’ameublement. « Monsieur et madame, nous dit notre conductrice, voilà le seul appartement que nous puissions vous donner. » Elle pose son flambeau sur la table et on nous laisse seuls.

Biondetta baisse les yeux. Je lui adresse la parole : « Vous avez donc dit que nous étions mariés ?

— Oui, répond-elle, je ne pouvais dire que la vérité. J’ai votre parole, vous avez la mienne. Voilà l’essentiel. Vos cérémonies sont des précautions prises contre la mauvaise foi, et je n’en fais point de cas. Le reste n’a pas dépendu de moi. D’ailleurs, si vous ne voulez pas partager le lit que l’on nous abandonne, vous me donnerez la mortification de vous voir passer la nuit mal à votre aise. J’ai besoin de repos : je suis plus que fatiguée, je suis excédée de toutes les manières. » En prononçant ces paroles du ton le plus animé, elle s’étend dessus le lit le nez tourné vers la muraille. « Eh quoi ! m’écriai-je, Biondetta, je vous ai déplu, vous êtes sérieusement fâchée ! Comment puis-je expier ma faute ? demandez ma vie.

— Alvare, me répondit-elle sans se déranger, allez consulter vos Égyptiennes sur les moyens de rétablir le repos dans mon cœur et dans le vôtre.

— Quoi ! l’entretien que j’ai eu avec ces femmes est le motif de votre colère ? Ah ! vous allez m’excuser, Biondetta. Si vous saviez combien les avis qu’elles m’ont donnés sont d’accord avec les vôtres, et qu’elles m’ont enfin décidé à ne point retourner au château de Maravillas ! Oui, c’en est fait, demain nous partons pour Rome, pour Venise, pour Paris, pour tous les lieux que vous voudrez que j’aille habiter avec vous. Nous y attendrons l’aveu de ma famille… »

À ce discours, Biondetta se retourne. Son visage était sérieux et même sévère. « Vous rappelez-vous, Alvare, ce que je suis, ce que j’attendais de vous, ce que je vous conseillais de faire ? Quoi ! lorsqu’en me servant avec discrétion des lumières dont je suis douée, je n’ai pu vous amener à rien de raisonnable, la règle de ma conduite et de la vôtre sera fondée sur les propos de deux êtres les plus dangereux pour vous et pour moi, s’ils ne sont pas les plus méprisables ! Certes, s’écria-t-elle dans un transport de douleur, j’ai toujours craint les hommes ; j’ai balancé pendant des siècles à faire un choix ; il est fait, il est sans retour : je suis bien malheureuse ! » Alors elle fond en larmes, dont elle cherche à me dérober la vue.

Combattu par les passions les plus violentes, je tombe à ses genoux : « Ô Biondetta ! m’écriai-je, vous ne voyez pas mon cœur ! vous cesseriez de le déchirer.

— Vous ne me connaissez pas, Alvare, et me ferez cruellement souffrir avant de me connaître. Il faut qu’un dernier effort vous dévoile mes ressources, et ravisse si bien votre estime et votre confiance, que je ne sois plus exposée à des partages humiliants ou dangereux ; vos pythonisses sont trop d’accord avec moi pour ne pas m’inspirer de justes terreurs. Qui m’assure que Soberano, Bernadillo, vos ennemis et les miens, ne soient pas cachés sous ces masques ? Souvenez-vous de Venise. Opposons à leurs ruses un genre de merveilles qu’ils n’attendent sans doute pas de moi. Demain, j’arrive à Maravillas, dont leur politique cherche à m’éloigner ; les plus avilissants, les plus accablants de tous les soupçons vont m’y accueillir : mais doña Mencia est une femme juste, estimable ; votre frère a l’âme noble, je m’abandonnerai à eux. Je serai un prodige de douceur, de complaisance, d’obéissance, de patience, j’irai au-devant des épreuves. »

Elle s’arrête un moment. « Sera-ce assez t’abaisser, malheureuse sylphide ? » s’écrie-t-elle d’un ton douloureux.

Elle veut poursuivre ; mais l’abondance des larmes lui ôte l’usage de la parole.

Que devins-je à ces témoignages de passion, ces marques de douleur, ces résolutions dictées par la prudence, ces mouvements d’un courage que je regardais comme héroïque ! Je m’assieds auprès d’elle : j’essaye de la calmer par mes caresses ; mais d’abord on me repousse : bientôt après je n’éprouve plus de résistance, sans avoir sujet de m’en applaudir ; la respiration l’embarrasse, les yeux sont à demi fermés, le corps n’obéit qu’à des mouvements convulsifs, une froideur suspecte s’est répandue sur toute la peau, le pouls n’a plus de mouvement sensible, et le corps paraîtrait entièrement inanimé, si les pleurs ne coulaient pas avec la même abondance.

Ô pouvoir des larmes ! c’est sans doute le plus puissant de tous les traits de l’amour ! Mes défiances, mes résolutions, mes serments, tout est oublié. En voulant tarir la source de cette rosée précieuse, je me suis trop approché de cette bouche où la fraîcheur se réunit au doux parfum de la rose ; et si je voulais m’en éloigner, deux bras dont je ne saurais peindre la blancheur, la douceur et la forme, sont des liens dont il me devient impossible de me dégager.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Ô mon Alvare ! s’écrie Biondetta, j’ai triomphé : je suis le plus heureux de tous les êtres. »

Je n’avais pas la force de parler : j’éprouvais un trouble extraordinaire : je dirai plus ; j’étais honteux, immobile. Elle se précipite à bas du lit : elle est à mes genoux : elle me déchausse. « Quoi ! chère… Biondetta, m’écriai-je, quoi ! vous vous abaissez…

— Ah ! répond-elle, ingrat, je te servais lorsque tu n’étais que mon despote : laisse-moi servir mon amant. »

Je suis dans un moment débarrassé de mes hardes : mes cheveux, ramassés avec ordre, sont arrangés dans un filet qu’elle a trouvé dans sa poche.

Sa force, son activité, son adresse ont triomphé de tous les obstacles que je voulais opposer. Elle fait avec la même promptitude sa petite toilette de nuit, éteint le flambeau qui nous éclairait, et voilà les rideaux tirés.

Alors avec une voix à la douceur de laquelle la plus délicieuse musique ne saurait se comparer : « Ai-je fait, dit-elle, le bonheur de mon Alvare comme il a fait le mien ? Mais non : je suis encore la seule heureuse : il le sera, je le veux ; je l’enivrerai de délices ; je le remplirai de sciences ; je l’élèverai au faîte des grandeurs. Voudras-tu, mon cœur, voudras-tu être la créature la plus privilégiée, te soumettre avec moi les hommes, les éléments, la nature entière ?

— Ô ma chère Biondetta ! lui dis-je, quoiqu’en faisant un peu d’efforts sur moi-même, tu me suffis : tu remplis tous les vœux de mon cœur…

— Non, non, répliqua-t-elle vivement, Biondetta ne doit pas te suffire : ce n’est pas là mon nom : tu me l’avais donné : il me flattait ; je le portais avec plaisir : mais il faut que tu saches qui je suis… Je suis le diable, mon cher Alvare, je suis le diable… »

En prononçant ce mot avec une douceur enchanteresse, elle fermait, plus qu’exactement, le passage aux réponses que j’aurais voulu lui faire. Dès que je pus rompre le silence : « Cesse, lui dis-je, ma chère Biondetta, ou qui que tu sois, de prononcer ce nom fatal et de me rappeler une erreur abjurée depuis longtemps.

— Non, mon cher Alvare, non, ce n’était point une erreur ; j’ai dû te le faire croire, cher petit homme. Il fallait bien te tromper pour te rendre enfin raisonnable. Votre espèce échappe à la vérité : ce n’est qu’en vous aveuglant qu’on peut vous rendre heureux. Ah ! tu le seras beaucoup si tu veux l’être ! je prétends te combler. Tu conviens déjà que je ne suis pas aussi dégoûtant que l’on me fait noir. »

Ce badinage achevait de me déconcerter. Je m’y refusais, et l’ivresse de mes sens aidait à ma distraction volontaire.

« Mais, réponds-moi donc, » me disait-elle.

— Eh ! que voulez-vous que je réponde ?…

— Ingrat, place la main sur ce cœur qui t’adore ; que le tien s’anime, s’il est possible, de la plus légère des émotions qui sont si sensibles dans le mien. Laisse couler dans tes veines un peu de cette flamme délicieuse par qui les miennes sont embrasées ; adoucis si tu le peux le son de cette voix si propre à inspirer l’amour, et dont tu ne te sers que trop pour effrayer mon âme timide ; dis-moi, enfin, s’il t’est possible, mais aussi tendrement que je l’éprouve pour toi : Mon cher Béelzébuth, je t’adore… »