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Le Diable au XIXe siècle/XLV

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Docteur Bataille ()
Delhomme et Briguet (tome 2p. 919-928).

CHAPITRE XLV

Le Diable à l’assaut du Saint-Sépulcre


On n’a pas oublié ce que j’ai dit des Banabacks (dans le premier volume, pages 919 et suivantes) à propos dé la possession chez les enfants. J’ai tracé un portrait du Jézide, et je vous prie de croire que je n’ai pas chargé les couleurs. Le Jézide luciférien, disais-je, est certainement la plus basse, la plus vile, la plus abominable expression du satanisme contemporain.

Parmi les nombreuses lettres que je reçois depuis le commencement de cette publication, il en est quelques-unes où mes correspondants me manifestaient le doute qu’il pût exister des peuplades professant ouvertement le culte du diable. Eh ! braves gens qui demeurez tranquillement chez vous, au coin de votre feu, leur répondrai-je, on voit bien que vous n’avez pas voyagé ; mais interrogez les missionnaires, je vous en prie. Ceux-ci vous, édifieront, si vous avez peine à me croire. Les adorateurs du diable ? mais ils existent par milliers et milliers ! Tout le Kurdistan en est rempli, toute l’Arménie Turque, et ils s’étendent jusqu’en Syrie, en Palestine ; il y en a même à Jérusalem.

Yésidis, Daseni, Chemsieh, ces trois mots signifient « Jézides », les plus exécrables des banabacks. Ceux de la province russe de la Transcaucasie. sont au nombre de 1.400 familles au moins ; on en compte autant dans le Kurdistan persan, et près du double dans le Kurdistan turc ; et ce sont là les familles qui se sont fixées dans le pays et qui, par conséquent, sont mentionnées par les statistiques officielles. Mais il y a les tribus nomades de ces scélérats fanatiques qui échappent à toute évaluation exacte. Moritz Wagner, dans sa remarquable étude de ces contrées de l’Asie antérieure (Reise nach Persien und dem Lande der Kurden), estime que, parmi les Kurdes nomades, les Jézides qui se cantonnent principalement dans les montagnes de Sindjar, au nord des campagnes de la Mésopotamie, sont au nombre de 50.000, épars sur un espace très considérable, et déjouant toute répression. Von Hammer-Purgstall, Karl Ritter parlent de ceux des plateaux d’Erzeroum, innombrables, et citent ce fait, qu’une de leurs colonies s’était même avancée jusqu’au Bosphore, en face de Constantinople. Théophile Deyroile (Voyage dans le Lazistan et l’Arménie) n’en compte que 5.000 sur la frontière turco-russe ; mais il ajoute qu’ils sont, par contre, fort nombreux, aux environs du Sipan-Dagh, au nord du lac de Van. « Les Yésidis adorent le diable, écrit M. Deyrolle ; leur doctrine inspire également de l’horreur aux Persans, aux Turcs et aux chrétiens. Ils sont braves et entreprenants, et maintenant encore leurs habitudes de brigandage les rendent fort à craindre dans les districts de Melesgerd et de Boulanlik, où ils pillent quelquefois les grandes caravanes et les villages arméniens dont ils enlèvent les récoltes. On les reconnaît à leurs vêtements, qui sont généralement de couleur sombre et couverts de broderies de laine rouge, ainsi qu’à leur turban jaune et noir. » Une de leurs tribus, fixée entre Mossoul et le Khabour, affluent du Tigre, pouvait, au commencement de ce siècle, mettre sur pied environ 8.000 hommes, dont 6.000 fantassins.

Depuis une terrible expédition faite contre eux en 1841 par Reschid, pacha de Mossoul, qui les tailla en pièces et les força à rentrer dans leurs repaires, du reste inaccessibles, ils exercent le brigandage plus modérément, si l’on peut s’exprimer ainsi, mais, en revanche, ceux qui semblent vouloir se civiliser sont d’une hypocrisie raffinée, au delà de tout ce qu’on peut supposer.

Chaque tribu de Jézides est gouvernée par un cheikh indépendant ; mais toutes relèvent au spirituel du Mir, sorte de pape sataniste ou cheïkh-khan, qui réside au bourg de Baadlî, situé sur une roche escarpée. Ce mir, qui est choisi parmi les descendants d’Yésid, fondateur de la secte, est en même temps le prince de la tribu sur le territoire de laquelle se trouve le tombeau révéré de leur grand saint, le cheikh Adi, auteur de leur livre de doctrine, Aswat ou « le Noir » ; les sectaires se rendent en pèlerinage à ce lieu sacré, leur saint-sépulcre, au nord de Mossoul, sur la route d’Amadiah. Ils ont encore un sanctuaire vénéré à Lalech, village où vécut un de leurs prophètes.

On le voit, les Jézides ne sont pas des mythes ; les témoignages abondent sur leur religion à rebours, sur leurs mœurs, féroces dans les contrées que leurs bandes terrorisent, hypocrites quand, s’écartant de leur centre caucasien, ils viennent dans les villes de l’Asie-Mineure, sur les côtes de Palestine, ou à Smyrne, et même en Europe. Lorsqu’ils se rendent dans nos régions, c’est par petites bandes, et on les confond avec les tziganes, les zingaris ; on dirait des bohêmes moitié arabes moitié juifs.

Le fait est que leur origine est bien confuse. Il y a, dans la doctrine qu’ils affichent, un mélange, en apparence bizarre, de manichéisme, de parsisme, de mahométisme et de judaïsme. Manichéens, ils le sont, ainsi que parsis, par leur croyance aux deux principes rivaux, le bon et le mauvais, se combattant toujours : autant que les musulmans et les juifs, ils ont la haine des chrétiens ; même, ils les détestent encore à un plus haut degré. Comme ils usent de dissimulation au sujet de quelques points de leur doctrine, et comme leur dissimulation varie à raison de leurs voisinages, des erreurs ont été commises sur leur compte par les voyageurs qui n’ont fait que traverser rapidement le Kurdistan et qui les ont examinés d’une façon superficielle. En certains districts, ils pratiquent la circoncision ; dans d’autres, ils se l’interdisent. Les jeûnes sont strictement observés chez les Jézides qui touchent à l’Arménie ; ailleurs, ils n’en font aucun. Ici, la polygamie est en honneur parmi eux ; là, ils sont monogames. Azahel Grant (The Nestorians) constate qu’en certains endroits ils affectent de baptiser leurs enfants et que, pour endormir la défiance des chrétiens, ils se saluent dévotement, en faisant le signe de la croix.

Mais, si l’on rapproche ce qui a été écrits sur eux par les explorateurs qui les ont étudiés de près et quelque long temps, on est frappé d’une remarque qui s’impose : c’est que leur religion n’est autre qu’un palladisme des mieux caractérisés.

D’abord, tout porte à croire qu’ils sont les descendants directs des premiers Manichéens. La contrée d’où ils proviennent, où ils sont en force, est celle-là même où Manès conçut et propagea ses doctrines avec le plus de succès. Le nom de leur cheikh vénéré, de leur grand saint, Adi, est celui d’un des plus zélés disciples de Manès.

Comme les anciens Mages, comme les sectateurs de Zoroastre, ils qualifient d’Ahriman, dieu du mal, la divinité qu’ils reconnaissent, mais qu’ils refusent d’adorer, et ils réservent leurs hommages à un Ormuzd nettement luciférien, un dieu du feu, dont ils font la divinité bienfaisante.

En vrais parsis, professant un sabéisme mystique tel que celui des palladistes, ils vénèrent le soleil, commé manifestation permanente du bon principe divin. Le feu est sacré pour eux, au point que cracher dans un foyer est un péché des plus graves. Des deux dieux, celui qu’ils adorent est appelé par eux Taous ou Mélék-Taous, c’est-à-dire Roi Phénix, Seigneur de Vie, ou encore Esprit-Saint Feu-et-Lumière, et même, très carrément, Lucifer. Bien mieux, lorsqu’ils parlent de leur dieu dans une assemblée publique, où peuvent se trouver des non-initiés, ils le désignent par des périphrases, dignes de vrais palladistes : « Celui que vous savez », ou bien : « Celui que les sots et les ignorants maudissent. »

De même que les occultistes des triangles ont leur livre sept fois sacré, mille fois secret, le Livre Apadno, les Jézides possèdent un livre mystique et mystérieux, le Sôhuph Sheit, que l’on ne peut montrer aux étrangers sous peine de mort.

Les cabalistes du Palladium revendiquent Moïse ; les Jézides, aussi. Le Livre Apadno fait du Christ un fils de Baal-Zéboub, ayant bien vécu selon Lucifer d’abord, puis ayant trahi le Dieu-Bon ; les Jézides honorent Jésus-Christ dans une partie de sa vie et le maudissent dans l’autre, ils prétendent qu’il fut une incarnation du premier ministre céleste du Mélek-Taous, mais qu’il abandonna la bonne cause divine ; et c’est pourquoi les Jézides meurtrissent l’image du Christ crucifié, exactement comme les palladistes. Il n’est qu’un point sur lequel les deux sectes diffèrent : les Jézides rendent honneur à Mahomet, comme étant un de leurs prophètes ; les palladistes, sans le vouer aux anathèmes, reconnaissent qu’il n’a possédé qu’à demi la vraie lumière : mais dans le Palladisme comme chez les Jézides, on prie pour la conversion des musulmans, en considérant qu’ils sont bien peu à l’écart de la vérité.

Les Jézides, descendants directs des premiers Manichéens, ont vu des Nestoriens se mêler à eux, et leur système s’en ressent. Il y a aussi dans leurs veines du sang juif et du sang arabe inoculés ; ils présentent un type métis de parsis, d’israélites et de musulmans ; de là, sans aucun doute, leur admiration pour Mahomet. Yésid, qui, leur a donné son nom et qui les a organisés politiquement et religieusement, était un ennemi acharné d’Ali ; ce fut lui qui, selon les Persans, égorgea, dans la plaine de Kerbelaï, Hussein, fils d’Ali, et quatre-vingt-douze personnes de sa famille.

Les palladistes ont, à Charleston, l’image sacrée nommée, Baphomet qui et leur palladium ; les Jézides ont, à Lalech, l’effigie sacrée du Mélek-Taous, qui est aussi leur palladium, et que, le Mir expose à la vénération des fidèles, à l’époque des pèlerinages.

Le souverain pontife de la haute-maçonnerie a préposé après de lui par Lucifer, mis à son entière disposition, répondant son premier appel, un daimon ayant au moins le grade de chef de légion, qu’il consulte et qui l’assiste de ses conseils, quand ce n’est pas Lucifer lui-même qui intervient. Le souverain pontife des Jézides, le Mir, a pour assistant un possédé à l’état latent, un nain démoniaque, le Kutchuk, sans l’avis duquel il n’entreprend rien, parce que c’est Lucifer qui lui parle par la bouche du nain ; aussi est-il assailli par les fidèles qui viennent lui demander des oracles.

Enfin, les Jézides sont dans la vraie doctrine luciférienne (celle d’Albert Pike) : ils réprouvent l’emploi du nom de Satan et en font un crime à ceux qui s’en servent pour désigner Lucifer. Taylor atteste que chez eux la peine de mort est prononcée contre quiconque, au lieu de dire « Lucifer. », dirait « Satan » (Journal of the Geographical Society, 1868) ; « ceux qui l’entendent ont pour devoir de tuer l’insulteur, puis de se tuer eux-mêmes. »

Pour eux, comme pour les palladistes orthodoxes, c’est-à-dire ceux qui ne transigent pas, qui ne font aucune concession au lyrisme de Carducci, donner à Lucifer le nom de Satan, c’est le calomnier à l’instar des prêtres catholiques, c’est vomir le plus odieux blasphème contre le Dieu de Bonté, et de Lumière. Et non seulement ils s’abstiennent de prononcer ce nom, qui est Schaïtan dans la langue des Kurdes ; mais même ils évitent de se servir de mots dont la consonance approche de celle de celui-ci. Ainsi, par exemple, « fleuve » se dit schatt en kurde ; eh bien, comme schatt se rapproche de schaïtan, les Jézides appellent un fleuve avé-mazen, « grandeur ».

Les premiers renseignements que l’on a eus sur les Jézides proviennent de Thomas Hyde (Veterum Persarum et Parthorum et Medorum religiomis Historia) et de Michel Febvre (Théâtre de la Turquie). Rousseau, consul à Bagdad en 1809, en parle aussi dans sa Description du pachalik de Bagdad. Le R. P. Maurice Garzoni, missionnaire pendant dix-huit ans dans le Kurdistan, les mentionne fréquemment au cours de ses relations. À ces noms et à ceux que j’ai cités plus haut, il faut ajouter encore Niebuhr, Rich, Ainsworth, Reclus, Perkins, Forbes.

Parmi les Jézides les plus fanatiques, les plus dépravés, les plus féroces, et par conséquent les plus redoutés, il convient de signaler ceux des tribus de Khizil-bach ou « Têtes Rouges », qui vivent dans le bassin moyen de l’Euphrate, sur les bords du Ghermili et du haut Khizîl-Irmak. Ceux-ci ont, sous la dépendance du Mir de Baadlî, un patriarche résidant dans le Derzim, près du fleuve Mourad. Cette branche de Jézides compte, dit-on, 400.000 sectaires ; toutefois, Taylor ne croit pas devoir les évaluer à plus de 250.000, ce qui est encore un fort joli chiffre. Dans la contrée, on les gratifie du sobriquet de Terah-Sonderan ; ce qui veut dire : « les éteigneurs de lumières ». Ce sobriquet leur a été donné à cause d’une de leurs coutumes rituelles qui les dénonce bien comme dignes frères des anciens gnostiques, manichéens et albigeois ; cette cérémonie abominable, plus ignoble que les bacchanales du paganisme, a lieu au 8 des calendes de janvier, c’est-à-dire au solstice d’hiver (jour de la Noël). Thomas Hyde rapporte qu’un de ses amis, un syrien nommé Andréas Pharah, put se glisser parmi les Jézides et être témoin oculaire de ce qui se passe dans ces infâmes saturnales. Hommes et femmes réunis, après de copieuses libations, éteignent toutes les lumières et se livrent dans les ténèbres à tous les désordres. Avant que ces lumières fussent éteintes, ce Pharah avait remarqué une jeune jézide assise près d’une vieille, et s’était promis de s’adresser à elle ; mais il se trompa et tomba sur la vieille. Afin de s’assurer de qui il tenait, il lui tâta la bouche pour inspecter ses dents ; sur quoi, dit Thomas Hyde, la vieille cria : Garib ! garib ! (un étranger ! un étranger !). Pharah dut se hâter de déguerpir, pour ne pas être écharpé par l’assemblée.

Dans ces pays perdus du Kurdistan, des missions catholiques ont réussi à s’installer, mais avec quelle peine ! Il y en a à Mossoul, à Telkef, à Tiskopa, à Elkous, à Akra, à Amadiah, à Akereh, à Sat, à Ardikhaï, à Ourmiah, à Khosrova. La conquête des âmes est particulièrement difficile dans le pays du Tigre ; entre Mossoul (endroit où s’élevait jadis Ninive) et Elkous, la rive droite du fleuve est presque entièrement occupée par les Jézides, et la rive gauche par les Chaldéens, qui ne valent guère mieux. Ailleurs, ce sont les Jacobites et les Nestoriens, hérétiques haineux qui dominent. C’est bien là, vraiment, une contrée du diable. Au surplus, pour mieux contrecarrer l’action des missions catholiques, les missionnaires protestants pullulent dans cette région maudite. Ils sont établis partout : à Mossoul, à Akra, à Dareh, à Amadiah, à Beoulata, à Goleh, à Koulat, à Hasrou, à Hini, à Havadorik, à Mouch, à Bitlis (près du lac de Van), à Mar-Akha, à Arbach, à Heich, à Ina-de-Noune, à Makheteya, à Zier, à Memikhan, à Keyet, à Diza, à Chardevar, à Khiana, à Ardikhaï, à Diza-Toki, à Gudjapa, à Ourmiah, à Gulpasan, à Ada, à Soupergan, à Gavalan, à Oulah. Partout, ils fraternisent avec les Jézides. Or, ces missionnaires protestants ne sont pas des anglais, mais des américains, des États-Unis ; ils sont envoyés par New-York, par Chicago, par Boston, par Philadelphie, par Louisville, par Baltimore, par Charleston, et ils sont tous francs-maçons. Concluez !

Dans le roc des monts kurdes, les Jézides ont creusé, à des hauteurs où l’on n’arrive que par d’étroits sentiers bordés de précipices, des cavernes de forme exactement cubique ; les parois en sont garnies d’ossements humains en guise d’ornements ; toute la décoration est dans cet art macabre ; les lustres même sont confectionnés avec des ossements. Au, fond, il y a un autel diabolique, où un karataschi (espèce de prêtre-fakir de cette religion infernale) dit une messe noire ; l’officiant est nu, n’ayant qu’une sorte de chasuble ou dalmatique où la croix est représentée renversée. À cette messe noire, on ne profane pas d’hosties consacrées, car il serait impossible de s’en procurer dans le pays ; mais le karataschi remplit de vin un calice à plusieurs reprises, et il répand le liquide sur le sol en disant : « Ce vin figure le sang du maudit ; abreuvez-vous du sang du maudit. » Les jézides se précipitent, la face contre terre, et lèchent jusqu’à la dernière goutte le vin ainsi répandu. Cette cérémonie a lieu au solstice d’été et aux deux équinoxes ; elle entretient les fidèles dans une excitation sauvage contre le Christ et les chrétiens, et, par le fait, les guerriers jézides sont plus cruels et plus barbares dans leurs brigandages que les terribles Druses du Liban.


Une Messe Noire de Jézides

Les Karataschis sont vêtus d’une tunique noire, et ils sont coiffés d’un haut bonnet également noir, orné de bandelettes noires. Ils prêchent que Lucifer est leur Pyr (feu) et leur Sheich-Alï (docteur très-haut), et qu’ils s’introduiront, les armes à la main, dans le ciel du mauvais dieu pour l’en chasser. Pour devenir karataschi, il faut subir un assez long noviciat, avec épreuves, mais des épreuves sérieuses, qui souvent mettent la vie en danger ; enfin, la prise de l’habit noir, qui est revêtu par l’initié, fait l’objet d’une grande solennité. Le récipiendaire, qui a été murid (disciple) pendant son noviciat, passe alors au rang de cotchek (clerc) et fait désormais partie de la confrérie des Karataschis. Le supérieur-fakir, en le revêtant de la tunique noire, prononce ces paroles : « Dès maintenant, tu es entré dans le feu, et sache que, par les mérites d’Yésid, tu es devenu fils adopté du Mélek Taous. En cette qualité, tu dois souffrir les injures, les opprobres et les persécutions des mauvais hommes, pour l’amour du Dieu de Bonté et de Lumière ; cet habit te rendra odieux à toutes les nations, mais agréable à la majesté divine. Endure l’affront de l’ennemi ; les malédictions s’accumulent ; à l’heure fixée, notre Dieu exercera la vengeance impitoyable, par les armes du peuple saint. ».

Les karataschis s’interdisent de tuer aucun animal ; ce scrupule va jusqu’à éviter d’écraser les fourmis ou de détruire quelque insecte que ce soit, même les poux de leur tête et les puces de leurs illustres habits : « Qui sait, disent-ils, quelle est l’âme humaine qui est passée dans le corps de cet animal ? » Ils ne se taillent ni ne se coupent la barbe, laquelle, du reste, ne pousse que très faiblement sur leur peau. Sous le rapport de la propreté, chez les Jézides, les simples fidèles rivalisent de crasse et de vermine avec leurs prêtres-fakirs.

Les Jézides ont leurs prestiges, cela va sans dire, et Satan accomplit des merveilles en leur honneur. Michel Febvre raconte à ce sujet un fait, qu’il traite, il est vrai, de légende : « Me trouvant un jour avec eux près du couvent arménien de saint Siméon Stylite, où je les avais priés de me conduire, l’un d’eux, m’ayant fait remarquer une fente dans le rocher de la montagne, me demanda si je connaissais l’origine de cette fente. Sur quoi lui ayant répondu que non, il me raconta qu’un jézide étant un jour poursuivi par des infidèles qui voulaient l’obliger à maudire l’Ange-Paon (c’est encore un des noms dont ils se servent quand ils parlent de Lucifer devant les personnes étrangères à leur religion), la pierre s’entr’ouvrit pour le mettre à l’abri de la persécution de ses ennemis ; prodige qui étonna si fort les incrédules qu’ils se convertirent à l’heure même et demandèrent pardon à celui qu’auparavant ils voulaient mettre à mort. » Mais Satan n’a pas toujours permission d’intervenir pour les défendre ; car on cite plusieurs jézides, que des turcs, des persans ou des arméniens ont massacrés parce que, saisis par la foule dans une ville hostile, ils s’étaient refusés à maudire le diable ; plutôt que de faire cela, ces fanatiques préférèrent se laisser écorcher vifs. Ce sont là les martyrs jézides.

Enfin, trois montagnes sont spécialement l’objet de leur vénération : le Sindjar, où ils se rendent en pèlerinage et où, en l’honneur de Lucifer, ils jettent dans un abîme de l’argent et des joyaux ; l’Alagoz, massif volcanique, dont le cône obtus atteint 4.190 mètres d’altitude, et qu’ils considèrent comme une sorte de lunette ou de télescope par lequel les esprits du feu intérieur de la terre regardent les astres du firmament, afin d’inspirer les réponses aux karataschis consultés sur l’avenir (Alah-ghoz signifie l’œil de Dieu) ; et, surtout, l’Ararat, dont le massif est le centre historique du plateau d’Arménie, l’Ararat, mont sacré des Kurdes et, en particulier, des Jézides.

La question de l’Ararat, envisagée au point de vue palladique, va m’amener à parler de l’Ante-Christ, à propos des Jézides ; ce sera le lien entre ce chapitre et le dernier de mon ouvrage. En effet, le mont Ararat, fort célébré dans les légendes de la Maçonnerie d’Adoption, joue un grand rôle dans le Livre Apadno, et rien n’est plus frappant que la ressemblance entre la tradition jézide et les fausses prophéties apadniques au sujet de cette haute cime de la Caucasie. C’est à croire que l’auteur de la bible luciférienne de Charleston est le même que l’auteur du Sôhuph Sheit.

En tout cas, il y a là une connexion étonnante, qui laisserait supposer une unité réelle dans le plan diabolique, dans le projet que Satan médite d’une nouvelle et suprême révolte contre Dieu.

Les Jézides rêvent l’extermination des races chrétiennes. Au grand jour, d’après leur tradition, ils réuniront au mont Ararat toutes leurs tribus éparses en Russie, en Perse et en Turquie, et de là ils descendront, comme une avalanche, sur la Palestine pour proclamer le règne de Lucifer sur la terre, détruire le sépulcre du Christ et planter l’effigie du Mélek-Taous, transportée de Lalech, au sommet du Golgotha. Déjà, ils préparent les voies à cette campagne. Nombreux sont les Jézides qui viennent par groupes explorer la Terre-Sainte, où ils se rencontrent souvent avec des pèlerins catholiques, ceux-ci les prenant pour des familles de juifs nomades, aussi plats et hypocrites que sordides. Des karataschis se rendent même en Europe, ignorés, quittant leur tunique noire pour la circonstance, passant d’abord par l’Arabie, l’Égypte, la Tunisie, s’initiant aux mœurs des arabes d’Afrique et se donnant pour tels quand ils ont traversé la Méditerranée : comme les espions avant la guerre, ils viennent reconnaître le terrain ; on en cite quelques-uns, autour du lac de Van, qui racontent être venus à Rome. En nombre relativement important, quelques familles de jézides se sont implantées en Palestine, et l’on n’ignore plus qu’il y en a même à Jérusalem ; les uns et les autres, prenant leurs positions, attendent l’invasion, qui viendra quand le Mélek-Taous en aura décidé.

Ainsi, le diable se prépare à donner l’assaut au Saint-Sépulcre ; et ce travail qui se fait dans l’Asie-Mineure m’oblige à songer à ce qui se passe d’autre part à Rome, où, par l’ordre de la secte maçonnique, on édifie chaque jour des maisons destinées aux familles d’ouvriers entraînés et corrompus dans les cercles anticléricaux, où l’on bâtit des quartiers populaires tout autour du Vatican, de façon à l’enserrer d’un cercle hostile, et cela pour réaliser le sombre dessein d’Adriano Lemmi : faire éclater une insurrection impie et déchaîner la populace sur la demeure du Pape.

De même, les Lieux-Saints sont visés par les Jézides ; de jour en jour, ils s’établissent dans les environs, resserrant peu à peu leur cercle, tout en entretenant leur zèle de maudits aux pays dont l’Ararat est le centre ; sommet qu’ils appellent, exactement comme les palladistes, « la Montagne Mère du Monde », persuadés, toujours comme les palladistes, que c’est Lucifer qui a sauvé, au moyen de l’arche, l’humanité noyée par le déluge de son rival malfaisant, Adonaï (pour les uns) ou Ahriman (pour les autres), principe de l’eau.

Et le plus curieux, le plus étrange, c’est que les Jézides prétendent que l’arche de Noé existe encore, mais invisible, sur le sommet du Grand-Ararat, à 5.160 mètres d’altitude, et que, lorsque des pâtres profanes veulent gravir le mont sacré, ils sont arrêtés par des prodiges. Or, le Livre Apadno, bizarre coïncidence, dit : « Reverdie par un gazon de merveille au milieu des éternelles neiges du sommet divin, l’arche repose, indestructible, sur l’Ararat ; mais l’œil de l’homme ne la saurait apercevoir, et des esprits du feu, armés d’épées flamboyantes, veillent sur le navire qui porta la femme de Cham, sur le berceau de la nouvelle humanité, sauvée par Lucifer. »

Ailleurs, enfin, correspondant à la tradition des Jézides, la bible charlestonienne dit : « Le peuple choisi se réunira dans les plaines où naissent les plus belles femmes de la terre ; il gravira, en foule armée, la cime sacrée d’Ararat ; les esprits du feu s’écarteront, et le peuple choisi apercevra l’arche-sainte. Et soudain, porté sur une nuée, afin que tous sachent bien que le Dieu-Bon est avec lui, le Très-Saint 666, venant de l’extrême orient, paraîtra, tenant en main le rameau d’olivier ; et la colombe à qui Lucifer a donné l’immortalité le précèdera, suivie de onze mille âmes de jeunes filles qui, durant leur vie terrestre, auront été épousées par les esprits du feu et qui seront ce jour-là visibles sous la forme de onze mille colombes. Et le Très-Saint 666 déposera dans l’arche le rameau d’olivier ; il tirera l’épée de l’extermination et se mettra à la tête du peuple choisi. Et d’Ararat la première armée humaine du Dieu-Bon descendra, en phalanges épaisses, pour aller jusqu’à Apadno, où sera établi le camp. ».