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Le Disciple (Bourget)/Confession d’un jeune homme d’aujourd’hui/Transplantation

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Plon (p. 154-192).


III

Transplantation.


Je fis, à la suite de cette année d’études, peut-être trop vivement poussées, une assez grave maladie qui me força d’interrompre ma préparation à l’École normale. Une fois guéri, je redoublai ma classe de philosophie, tout en suivant une partie des cours de la rhétorique. Je me présentai à l’École vers cette date, qui est aussi celle où j’eus l’honneur d’être reçu chez vous. Les événements qui suivirent, vous les connaissez. J’échouai à l’examen. Mes compositions manquaient de ce brillant littéraire qui ne s’acquiert que dans les lycées de Paris. En novembre 1885, j’acceptai d’entrer comme précepteur chez les Jussat-Bandon. Je vous écrivis alors que je renonçais à mon indépendance afin d’éviter de nouvelles dépenses à ma mère. Il se joignait à cette raison l’espoir secret que les économies réalisées dans ce préceptorat me permettraient, une fois ma licence passée, de préparer mon agrégation à Paris. Le séjour dans cette ville m’attirait surtout, mon cher maître, je peux bien vous l’avouer aujourd’hui, par la perspective de me loger auprès de la rue Guy-de-la-Brosse. Ma visite dans votre ermitage m’avait produit une impression bien profonde. Vous m’étiez apparu comme une sorte de Spinoza moderne, si complètement identique à vos livres, par la noblesse d’une vie tout entière consacrée à la pensée ! Je me forgeais d’avance un roman de félicité à l’idée que je saurais les heures de vos promenades, que je prendrais l’habitude de vous rencontrer dans cet antique jardin des Plantes qui ondoie sous vos fenêtres, que vous consentiriez à me diriger, qu’aidé, soutenu par vous, je pourrais marquer, moi aussi, ma place dans la Science ; enfin, vous étiez pour moi la Certitude vivante, le Maître, ce que Faust est pour Wagner dans la symphonie psychologique de Gœthe. D’ailleurs les conditions où s’offrait ce préceptorat étaient particulièrement douces ? Il s’agissait surtout de tenir compagnie à un enfant de douze ans, le second fils du marquis de Jussat, J’ai su depuis comment cette famille avait été amenée à se retirer pour tout l’hiver dans ce château, près du lac d’Aydat, où ils passaient d’ordinaire les seuls mois d’automne. M. de Jussat, qui est originaire d’Auvergne, et qui a exercé les fonctions de ministre plénipotentiaire sous l’Empereur, venait, déjà entamé par le krach, de perdre une très grosse somme à la Bourse. Ses propriétés étant hypothéquées, et son revenu fortement diminué, il avait trouvé à louer son hôtel des Champs-Élysées, tout meublé et pour un prix très élevé. Il était arrivé dans sa terre de Jussat un peu plus tôt, comptant de là partir directement pour sa villa de Cannes. Une occasion avantageuse de louer aussi cette villa s’était présentée. Le désir de libérer son budget l’avait séduit, d’autant plus qu’une croissante hypocondrie lui faisait envisager sans trop de désagrément la perspective d’une année entière passée dans la solitude. Il avait été surpris, dans ce moment même, par le départ subit du précepteur de son fils Lucien, — lequel s’était sans doute peu soucié de s’enterrer ainsi pour des mois, — et, dare dare, il était arrivé à Clermont. Il y avait fait ses mathématiques, trente-cinq ans plus tôt, sous M. Limasset, le vieux professeur, ami de mon père. L’idée lui était venue de demander à son ancien maître un jeune homme instruit, intelligent, capable d’entretenir Lucien dans ses études pour toute cette année. Il offrait cinq mille francs. M. Limasset pensa très naturellement à moi, et j’acceptai, pour les raisons que je vous ai dites, d’être présenté au marquis comme candidat à cette place. Dans un salon d’un des hôtels qui donnent sur la place de Jaude, je vis un homme assez grand, chauve, avec des yeux d’un gris clair dans une face plaquée de rouge, et qui ne prit même pas la peine de m’examiner. Il parla tout de suite et tout le temps, entremêlant les détails sur sa santé — il était malade imaginaire — aux plus vives critiques contre l’éducation moderne. Je l’entends encore, disant pêle-mêle des phrases qui révélaient de la sorte les diverses facettes de son caractère :

— « Voyons, mon pauvre Limasset, quand viendrez-vous nous voir là-haut ?… Il y a un air excellent. C’est ce qu’il me faut, À Paris, je ne respirais pas assez. On ne respire jamais assez… J’espère, monsieur, » et il se tournait vers moi, « que vous n’êtes point partisan de ces nouvelles méthodes d’enseignement. La Science, toujours la Science ! Et Dieu, messieurs les savants, qu’en faites-vous ?… » Puis revenant à M, Limasset : « De mon temps, de notre temps, je peux dire, il y avait encore partout un sentiment de la hîérarchie et du devoir. On ne négligeait pas absolument l’éducation pour l’instruction. Vous rappelez-vous notre aumônier, l’abbé Habert, et comme il savait parler ?… Quelle santé ! Comme il vous marchait d’un bon pied et par tous les temps, sans douillette !… Mais vous, Limasset, quel âge ?… Soixante-dix ans, hein ? Soixante-dix, et pas une douleur ? Pas une ?… Vous me trouvez mieux, n’est-ce pas, depuis que je vis dans la montagne ?… Je ne suis jamais bien malade, mais toujours quelque petite chose… Tenez, j’aimerais mieux l’être, vraiment, malade. Au moins je me soignerais… »

Si je vous rapporte ces incohérents discours, tels qu’ils me reviennent à la mémoire, mon cher maître, c’est d’abord pour vous montrer ce que vaut l’intelligence de cet homme qui, je le sais par ma mère, s’est permis de mêler à mon procès votre nom vénéré. C’est aussi pour que vous compreniez bien dans quelles dispositions j’arrivai, quatre jours après cette conversation, à ce château où je me suis heurté contre de si terribles hasards. Le marquis m’avait agréé dès cette première visite, et il avait tenu à m’emmener dans son landau. Durant ce trajet de Clermont à Aydat, il eut le loisir de me raconter toute sa famille. Il m’expliqua successivement, avec ce bavardage invincible qui est le sien, et toujours coupé par quelques rappels de sa personne, que sa femme et sa fille n’aimaient pas beaucoup le monde et qu’elles étaient d’excellentes ménagères ; — que son fils ainé, le comte André, se trouvait chez lui pour quinze jours et que je n’eusse pas à me froisser de sa brusquerie, car elle cachait le meilleur des cœurs ; — que son autre fils Lucien avait été très souffrant et que la grosse affaire était surtout de lui rendre la santé. Puis, sur ce mot de santé, il partit, partit, et après une heure de confidences sur ses migraines, ses digestions, ses sommeils, ses maux passés, présents et futurs, fatigué sans doute par l’air vif et par ce flux de paroles, il s’endormit dans le coin de la voiture. Je me souviens si nettement des plans que je roulais dans ma tête, tandis que, délivré de ce fâcheux, l’objet déjà de mon plus entier mépris, je regardais le beau paysage que nous traversions entre des montagnes ravinées et des bois jaunis par l’automne, avec le puy de la Vache à l’horizon, dont le cratère s’échancre, tout déchiré, tout rouge de poussière volcanique ! Ce que j’avais vu déjà du marquis, ce que ses discours m’annonçaient de sa maison, aurait suffi, si je n’avais pas été préparé à cette idée par avance, pour me convaincre que j’allais être exilé parmi ceux que j’appelais les barbares. Je donnais ce nom, depuis des années, aux personnes que je jugeais irréparablement étrangères à la vie intellectuelle.

La perspective de cet exil ne m’effrayait pas. La doctrine d’après laquelle je devais régler mon existence était si nette dans ma tête ! J’étais résolu à ne vivre qu’en moi, à n’habiter que moi, à défendre ce moi contre toute intrusion du dehors. Ce château où je me rendais et les gens qu’il abritait ne me seraient qu’une matière à exploitation pour le plus grand profit de ma pensée. Mon programme était arrêté : durant les douze ou quatorze mois que je vivrais là, j’emploierais mes loisirs à travailler l’allemand, à dépouiller les deux volumes de la Physiologie de Beaunis qui boudaient ma petite malle, derrière la voiture, avec vos œuvres, mon cher maître, avec mon Éthique, avec plusieurs volumes de M. Ribot, de M. Taine, d’Herbert Spencer, quelques romans d’analyse et les livres nécessaires à la préparation de ma licence. Je comptais passer cet examen au mois de juillet. Un cahier tout blanc attendait des notes que je me proposais de prendre sur les caractères de mes hôtes. Je m’étais promis de les démonter, rouage par rouage, et j’avais acheté à cet effet avant mon départ un livre, fermé par une serrure à clef, sur la feuille de garde duquel j’avais écrit cette phrase de l’Anatomie de la volonté : « Spinoza se vantait d’étudier les sentiments humains comme le mathématicien étudie ses figures de géométrie ; le psychologue moderne doit les étudier, lui, comme des combinaisons chimiques élaborées dans une cornue, avec le regret que cette cornue ne soit pas aussi transparente, aussi maniable que celles des laboratoires… » Je vous raconte cet enfantillage pour vous prouver le degré de ma sincérité intime et combien je ressemblais peu, tandis que le landau roulait sur la route d’Aydat, au jeune homme ambitieux et pauvre que tant de romans ont dépeint. Avec mon goût habituel du dédoublement, je me souviens d’avoir, dès cette heure-là, constaté, non sans orgueil, cette différence. Je me rappelais le Julien Sorel de Rouge et Noir, arrivant chez M. de Rênal, les tentations de Rubempré, dans Balzac, devant la maison des Bargeton, quelques pages aussi du Vingtras de Vallès. J’analysais la sensation qui se dissimule derrière les convoitises ou les révoltes de ces divers héros. C’est toujours l’étonnement de passer d’un monde dans un autre. De cet étonnement avide ou rancunier, je ne trouvais pas une trace en moi. Je regardais le marquis sommeiller, enveloppé, par ce frais après-midi de novembre, dans une fourrure dont le col relevé cachait à demi son visage. Une couverture garantissait ses jambes, d’une laine souple et sombre. Des gants de peau bruns et brodés de noir protégeaient ses mains, qui tenaient cette couverture. Son chapeau, d’un feutre aussi fin que la soie, s’abaissait sur ses yeux. Rien que ces détails représentaient une sorte d’existence bien différente de la nôtre, de la pauvre et mesquine économie de notre intérieur que la propreté méticuleuse de ma mère sauvait seule de la misère. Je me réjouissais de n’éprouver aucune envie, pas le plus petit atome, devant ces signes d’une fortune supérieure, — ni envie, ni timidité. Je me tenais bien en main, sûr de moi-même et cuirassé contre toute vulgaire atteinte par ma doctrine, votre doctrine, et par la supériorité souveraine de mes idées. Je vous aurai tracé un portrait complet de mon âme à cette minute si j’ajoute que je m’étais promis, une fois pour toutes, de rayer l’amour du programme de ma vie. J’avais eu, depuis ma première aventure avec Marianne, une autre petite histoire que je vous ai passée sous silence, avec la femme d’un professeur du lycée, si absolument sotte et avec cela si ridiculement prétentieuse que j’en étais sorti raffermi plus que jamais dans mon mépris pour l’inintelligence de la « Dame », comme je disais d’après Schopenhauer, et aussi dans mon dégoût pour la sensualité. J’attribue aux profondes influences de la discipline catholique cette répulsion à l’égard de la chair qui a survécu en moi aux dogmes de la spiritualité. Je savais bien, par une expérience trop souvent répétée, que cette répulsion était insuffisante pour empêcher mes chutes dans le désir sensuel. Mais je savais aussi que ce désir naissait en moi, au temps de Marianne, par exemple, par la certitude de son assouvissement. et je comptais sur la solitude du château pour m’affranchir de toute tentation et pratiquer dans sa pleine rigueur la grande maxime du Sage ancien : « Faire remonter tout son sexe dans son cerveau, » Ah ! cette idolâtrie de mon cerveau, de mon Moi pensant, je l’ai eue si forte que j’ai songé à étudier les règles monastiques pour les appliquer à la culture de cette pensée. Oui, j’ai projeté de faire tous les jours mes méditations, comme les moines, sur les quelques articles de mon credo philosophique, de célébrer chaque jour, comme les moines, la fête d’un de mes saints à moi, de Spinoza, de Hobbes, de Stendhal, de Stuart Mill, de vous, mon cher maître, en évoquant l’image et les doctrines de l’initiateur ainsi choisi et m’imprégnant de son exemple. Je comprends que tout cela était très jeune et très naïf. Du moins, vous le voyez, je n’ai pas été celui que cette famille flétrit aujourd’hui, le plébéien intrigant qui rêve un beau mariage, et si l’idée de la séduction de Mlle de Jussat entra en effet dans mon esprit, ce fut implantée, inspirée, pour ainsi dire, par les circonstances.

Je ne vous écris pas pour me peindre sous un jour romanesque, et je ne vois pas pourquoi je vous cacherais que parmi ces circonstances, qui devaient me pousser vers cette entreprise de séduction, si éloignée de mes sentiments d’arrivée, la première fut l’impression produite sur moi par le comte André, par le frère de cette pauvre morte, dont le souvenir, à présent que j’approche du drame, se fait vivant pour moi jusqu’à la torture. Mais remontons-y, à cette arrivée… Il est près de cinq heures. Le landau marche plus vite. Le marquis s’est éveillé. Il me montre la nappe frissonnante du petit lac d’Aydat, rose et froide sous un ciel du couchant qui empourpre les feuillages séchés des hêtres et des chênes ; et, là-bas, le château, une grande bâtisse de construction moderne, blanche avec ses tours trop grêles et ses toits en poivrière, se rapproche à chaque lacis de la route grise. Le clocher d’un village, d’un hameau plutôt, dresse ses ardoises au-dessus des quelques maisons à toits de chaume. Il est dépassé. Nous voici dans l’allée d’arbres qui mène au château, puis devant le perron, et tout de suite dans le vestibule. Nous entrons dans le salon. Qu’il était paisible, ce salon, éclairé par les lampes aux larges abat-jour, avec le feu qui brûlait gaiement dans la cheminée ! Et, par groupes, la marquise de Jussat travaillait avec sa fille à des ouvrages au crochet pour les pauvres ; mon futur élève regardait un livre d’images, debout contre le piano ouvert avec sa musique ; la gouvernante de Mlle Charlotte et une religieuse se tenaient assises, plus loin, et cousaient. Le comte André parcourait un journal qu’il déposa au moment de notre arrivée. Oui, que ce salon était paisible, et qui m’eût dit que mon entrée marquait la fin de cette paix pour ces personnes qui se dessinent à cette seconde dans le champ de vision de mon souvenir avec une netteté de portraits ? J’aperçois le visage de la marquise d’abord, de cette grande et forte femme aux traits un peu gros, si différents de l’aspect que mon imagination ignorante eût donné à une grande dame. Elle était bien en effet la ménagère modèle dont m’avait parlé le marquis, mais une ménagère d’une éducation accomplie, et, tout de suite, rien qu’en me parlant de la belle journée que nous avions eue pour notre voyage, elle me mit à mon aise. J’aperçois le profil effacé de Mlle Élisa Largeyx, la gouvernante, et dans cette figure terne le sourire toujours approbateur de la vieille fille, — type innocent de servilité heureuse, d’une calme vie en complaisances et en félicités matérielles. J’aperçois la sœur Anaclet avec ses yeux de paysanne et sa bouche mince. Elle logeait en permanence dans le château pour servir de garde-malade au marquis, toujours préoccupé d’une attaque possible. J’aperçois le petit Lucien et ses grosses joues d’enfant paresseux. J’aperçois celle qui n’est plus, et sa taille fine dans sa robe claire, et ses yeux gris si doux dans leur pâleur, et ses cheveux châtains, et la coupe allongée de son visage, et le geste par lequel sa main offrait à son père et à moi une tasse de thé contre le froid de la route. J’entends sa voix disant au marquis :

— « Père, avez-vous vu comme le petit lac était rose ce soir ?… »

J’entends la voix de M. de Jussat répondant entre deux gorgées de son grog :

— « J’ai vu qu’il y avait du brouillard dans les prairies et du rhumatisme dans l’air… »

J’entends la voix du comte André reprenant :

— « Oui, mais quel beau coup de fusil demain !… » — puis se tournant vers moi : « Vous chassez, monsieur Greslou ?… »

— « Non, monsieur, » lui répondis-je.

— « Montez-vous à cheval ? » me demanda-t-il encore.

— « Pas davantage. »

— « Je vous plains, » fit-il en riant ; « après la guerre, ce sont les deux plus grands plaisirs que je connaisse. »

Ce n’est rien, ce bout de dialogue, et, ainsi transcrit, il ne vous expliquera pas pourquoi ces simples phrases furent cause que je regardai André de Jussat, là, aussitôt, comme un être à part de tous ceux que j’avais connus jusque-là ; pourquoi, une fois monté dans ma chambre, où un domestique commença de déballer ma malle, j’y pensai plus encore qu’à sa fragile et gracieuse sœur ; ni pourquoi, à la table du dîner et toute la soirée, je n’eus d’observation que pour lui. Mon naïf étonnement en présence de ce mâle et fier garçon dérivait pourtant d’un fait très simple. J’avais grandi jusqu’à cette heure dans un milieu purement cérébral, où les seules formes estimées de la vie étaient les intellectuelles. J’avais eu pour camarades les premiers de ma classe, tous délicats et frêles comme je l’étais moi-même, sans daigner jamais prêter attention aux antres, à ceux qui excellaient dans les exercices du corps, et qui d’ailleurs ne trouvaient dans ces exercices qu’un prétexte à brutalité. Tous mes maîtres préférés et les quelques anciens amis de mon père étaient, eux aussi, des cérébraux. Quand je m’étais dessiné des héros de romans d’après mes lectures, j’avais toujours imaginé des mécaniques mentales plus ou moins compliquées, jamais leurs conditions physiques. En un mot, si j’avais songé à la supériorité que représente la belle et solide énergie animale de l’homme, ç’avait été d’une manière abstraite, mais je ne l’avais pas sentie. Le comte André, âgé d’un peu plus de trente ans, présentait un exemplaire admirable de cette supériorité-là. Figurez-vous un homme de moyenne taille, découplé comme un athlète, des épaules larges et une tournure mince, des gestes qui trahissent à la fois la force et la souplesse, — de ces gestes où l’on sent que le mouvement se distribue avec cette perfection qui fait l’agilité adroite et précise, — des mains et des pieds nerveux, disant seuls la race, avec cela le visage le plus martial, un de ces teints bistrés derrière lesquels le sang coule, riche en fer et en globules, un front carré dans un casque de cheveux très noirs, une moustache de la couleur des cheveux sur des lèvres serrées et fermes, des yeux bruns rapprochés d’un nez un peu busqué, ce qui donne au profil un vague caractère d’oiseau de proie. Enfin un menton découpé hardiment et frappé d’une fossette achève cette physionomie dans un caractère d’invincible volonté. Et la volonté, c’est bien là ce personnage : l’action faite homme. Il semble qu’il n’y ait, dans cet officier rompu à tous les exercices du corps, prêt à toutes les bravoures, aucune rupture d’équilibre entre penser et agir, et que son être passe toujours tout entier dans ses moindres gestes. Je l’ai vu, depuis ce premier soir, monter à cheval de manière à réaliser devant moi la fable antique du Centaure, mettre au pistolet dix balles de suite à trente pas dans une carte à jouer, sauter des fossés à la promenade et pour se divertir, avec la légèreté d’un gymnaste de profession, de même que, parfois, et pour amuser son jeune frère, il franchissait une table en y posant seulement les deux mains. J’ai su que, pendant la guerre, et quoiqu’il n’eût encore que dix-sept ans, il s’était engagé, et qu’il avait fait toute la campagne, résistant aux pires fatigues et rendant du cœur aux vétérans. Il me suffit de l’étudier, au dîner, ce premier soir, mangeant posément, avec cette belle humeur d’appétit qui décèle la vie profonde ; parlant peu, mais de cette voix pleine et qui commande, pour éprouver, à un degré surprenant, l’impression que j’étais devant une créature différente de moi, mais accomplie, mais achevée dans son espèce. Il me semble, en écrivant, que cette scène date d’hier et que je suis là, tandis que le marquis commence un bésigue avec sa fille après le dîner, à causer avec la marquise, tout en regardant à la dérobée le comte André jouer seul au billard. Je le voyais, à travers la baie ouverte, souple et robuste dans la mince étoffe de son costume de soirée, un noir cigare au coin de la bouche, qui poussait les billes avec une justesse si parfaite qu’elle en était élégante ; et moi, votre élève, moi si orgueilleux de l’amplitude de ma pensée, je suivais bouche bée les moindres gestes de ce jeune homme se livrant à un sport aussi vulgaire, avec l’espèce d’admiration envieuse qu’un moine lettré du moyen âge, inhabile aux robustes jeux des muscles, pouvait ressentir devant un chevalier en train de marcher dans son armure.

Quand je prononce le mot d’envie, je vous supplie de me bien comprendre et de ne pas m’attribuer une bassesse qui ne fut jamais la mienne. Ni ce soir-là, ni durant les jours qui suivirent, je n’ai jalousé le nom du comte André, ni sa fortune, ni un seul des avantages sociaux qu’il possédait et dont j’étais si dépourvu. Je n’ai pas ressenti non plus cette étrange haine de mâle à mâle, très finement notée par vous dans vos pages sur l’amour. Ma mère avait eu cette faiblesse de me dire souvent dans mon enfance que j’étais joli garçon. Marianne et mon autre maîtresse me l’avaient répété. Sans être un fat, je me rendais compte que je n’avais rien pour déplaire, ni dans mon visage, ni dans ma tournure. Je vous dis cela, non par vanité, mais afin de vous prouver au contraire que la vanité n’entra pas pour un atome dans la sorte de rivalité subite qui fit de moi, dès ces premières heures, un adversaire, presque un ennemi du comte André, sans que d’ailleurs il s’en doutât une minute. Je le répète, dans cette rivalité il entrait autant d’admiration que d’antipathie. À la réflexion, j’ai trouvé dans le sentiment que j’essaie de vous définir la trace probable d’un atavisme inconscient. J’ai questionné plus tard le marquis, dont je flattais ainsi l’orgueil nobiliaire, sur la généalogie des Jussat-Randon, et je crois savoir qu’ils sont de pure race conquérante, au lieu que dans les veines du descendant des cultivateurs lorrains qui vous écrit ces quelques lignes coule un sang de race conquise, le sang d’aïeux asservis à la glèbe durant des siècles. Certes, entre mon cerveau et celui du comte André, il y a la même différence qu’entre le mien et le vôtre, mon cher maître, plus grande encore, puisque je peux, moi, vous comprendre, et que je le défie de suivre un seul de mes raisonnements, même celui que je fais, à cette minute, sur nos rapports. Pour parler franc, je suis un civilisé, il n’est qu’un barbare. Hé bien ! j’ai subi aussitôt la sensation que mon affinement était moins aristocratique que sa barbarie. J’ai senti là, du coup, et dans les profondeurs de cet instinct de la vie, où la pensée descend avec tant de peine, la révélation de cette préséance de la race que la Science moderne affirme nettement et qui, vraie de toute la nature, doit être vraie aussi de l’homme. Pourquoi même le prononcer, cet inexact mot d’envie qui sert d’étiquette à des hostilités irraisonnées comme celle que m’inspira aussitôt le comte ? Pourquoi cette hostilité ne serait-elle pas héritée, elle aussi, comme le reste ? Une acquisition humaine quelconque, celle par exemple du caractère et de l’énergie active, suppose que, pendant des siècles et des siècles, des files d’individus, dont on est l’addition suprême, ont voulu et ont agi. L’acquisition d’une pensée puissante résume au contraire des files d’individus qui ont moins voulu que réfléchi, moins agi que médité. Durant cette longue succession d’années, une antipathie, tantôt lucide et tantôt obscure, a rendu les individus du premier groupe odieux aux individus du second, et quand deux représentants de ce souverain labeur des âges, aussi typiques chacun dans leur genre que nous l’étions, le comte et moi, se rencontrent, comment ne se dresseraient-ils pas aussitôt l’un en face de l’autre, tels que deux bêtes d’espèces différentes ? Le cheval qui n’a jamais approché de lions frémit d’épouvante lorsqu’on lui tasse sa litière avec de la paille sur laquelle a couché un de ces fauves. Donc la peur s’hérite, et la peur n’est-elle pas une des formes de la haine ? Pourquoi toute haine ne s’hériterait-elle point ? Dans des centaines de cas, l’envie ne serait donc que cela, — ce qu’elle fut pour moi à coup sûr, — l’écho en nous de haines autrefois ressenties par ceux dont nous sommes les fils, et qui continuent de poursuivre à travers nous des combats de cœur commencés il y a des centaines d’années.

C’est un proverbe courant que les antipathies sont réciproques, et, si l’on admet mon hypothèse sur l’origine séculaire de ces antipathies, ce phénomène de réciprocité devient très simple. Il arrive pourtant que cette antipathie ne se manifeste pas dans les deux êtres à la fois. C’est le cas lorsqu’un de ces deux êtres ne daigne pas regarder l’autre, et aussi que l’autre se cache. Je ne crois pas que le comte André ait éprouvé, dès cette première rencontre, l’aversion qu’il aurait eue pour moi s’il avait lu jusqu’au fond de mon âme. D’abord il fit très peu d’attention à ce petit roturier, venu de Clermont au château pour y être précepteur, puis j’étais décidé à une dissimulation constante de mon vrai Moi, emprisonné chez des étrangers. Je ne professais pas plus de répugnance pour cette hypocrisie défensive, que le jardinier des Jussat n’en avait eu à empailler les groseilliers du jardin afin de conserver à travers les neiges et les gelées la fraîcheur de leurs fruits. Le mensonge d’attitude, qui m’a toujours attiré par mon goût natif de dédoublement, correspondait trop bien à mon orgueil intellectuel pour que je ne m’y adonnasse pas avec délices. Mais lui, le comte André, n’avait aucun motif pour rien me cacher de son caractère, et dès ce même soir qui suivit mon entrée dans la maison, à l’heure de nous retirer, il me pria de venir dans son cabinet afin de causer un peu. Il m’avait regardé à peine, et je compris tout de suite que son intention était, non pas de se mettre davantage en familiarité avec moi, mais de me donner ses idées, à lui, sur mon rôle de précepteur. Il occupait dans une aile un petit appartement composé de trois pièces : une chambre à coucher, une chambre à toilette et le fumoir où nous nous trouvions. Un grand divan drapé, quelques fauteuils, un large bureau, meublaient ce fumoir. Aux murs miroitaient des armes de toute provenance : fusils marocains rapportés de Tanger, sabres et mousquets du premier Empire, et un casque de soldat prussien que le comte me montra, presque aussitôt entrés. Il avait allumé une courte pipe en bois de bruyère, préparé deux verres d’eau-de-vie coupée d’eau de Seltz, et, la lampe à la main, il m’éclairait de près la pointe de cuivre de ce casque en me disant :

— « Celui-là, je suis bien sûr de l’avoir descendu moi-même… Vous ne connaissez pas cette sensation de tenir un ennemi au bout de son fusil, de l’ajuster, de le voir qui tombe, et de se dire : Un de moins ?… C’était dans un village, pas loin d’Orléans… J’étais de garde, à la petite pointe du jour, dans l’angle du cimetière… Par-dessus le mur, je vois une tête qui passe, qui regarde, des épaules qui suivent… C’était ce curieux qui venait voir un peu ce que nous faisions… Il n’est pas retourné le dire. »

Il reposa la lampe, et, après avoir ri à ce souvenir, son visage devint sérieux. J’avais cru devoir tremper mes lèvres par politesse dans ce mélange d’alcool et d’eau gazeuse qui m’écœurait, et le comte reprit :

— « J’ai tenu à vous parler dès ce soir, monsieur, pour bien vous expliquer le caractère de Lucien et dans quel sens vous aurez à le diriger. Le précepteur que vous allez remplacer était un excellent homme, mais très faible, très indolent. J’ai appuyé votre candidature parce que vous êtes jeune, et, pour la tâche à remplir auprès de Lucien, un homme jeune convient mieux qu’un autre… L’instruction, monsieur, pour moi, ce n’est rien, pire que rien quelquefois, quand ça vous fausse les idées… La grande chose dans cette vie, je devrais presque dire : l’unique chose, c’est le caractère… »

Il fit une pause comme pour me demander mon opinion ; je répondis par une phrase banale et qui appuyait dans son sens.

— « Très bien, » continua-t-il, « nous nous entendrons. À l’heure présente, voyez-vous, il n’y a en France, pour un homme de notre nom, qu’un métier : soldat… Tant qu’à l’intérieur ce pays-ci sera aux mains de la canaille et qu’au dehors nous aurons l’Allemagne à battre, notre place est dans le seul endroit propre qui nous reste : l’armée… Grâce à Dieu, mon père et ma mère partagent ces idées. Lucien sera soldat, et un soldat n’a pas besoin d’en savoir si long, quoi qu’en jabotent les gens d’aujourd’hui… De l’honneur, du sang-froid et des muscles, quand avec cela on aime bien la France, tout va. J’ai eu toutes les peines du monde à être bachelier, moi qui vous parle… C’est vous dire que cette année à la campagne doit être pour Lucien, avant tout, une année de grand air, de vie un peu rude, et, pour les études, seulement d’entretien. C’est sur vos causeries avec lui que j’appelle votre attention. Vous devez insister sur le côté pratique, positif des choses, et sur les principes. Il a quelques défauts qu’il importe de redresser dès maintenant. Vous le trouverez très bon, mais très mou ; il faut qu’il s’apprenne à tout supporter. Exigez, par exemple, qu’il sorte par tous les temps, qu’il marche des deux à trois heures chaque jour. Il est très inexact, et je tiens à ce qu’il devienne ponctuel comme un chronomètre. Il est aussi un peu menteur. C’est pour moi le plus horrible des vices. Je pardonne tout à un homme, oui, bien des folies. Moi, le premier, j’ai fait les miennes. Je ne pardonne jamais, jamais, un mensonge… Nous avons eu, monsieur, par le vieux maître de mon père, de si bons renseignements sur vous, sur votre vie auprès de madame votre mère, sur votre dignité, sur votre droiture, que nous comptons beaucoup sur votre influence. Votre âge vous permet d’être justement pour Lucien un camarade autant qu’un précepteur… L’exemple, voyez-vous, c’est le meilleur des enseignements. Dites à un conscrit qu’il est noble et beau de marcher au feu, il vous écoutera sans vous comprendre. Marchez-y devant lui, crânement et il devient plus crâne que vous… Quant à moi, je rejoins mon régiment dans quelques jours, mais, absent ou présent, vous pouvez compter sur mon appui, s’il s’agit jamais d’une mesure à prendre pour que cet enfant devienne, ce qu’il doit devenir, un homme qui puisse servir bravement son pays et, si Dieu permet, son roi… »

Ce petit discours, que je crois bien vous reproduire presque fidèlement, n’avait rien qui dût m’étonner. Il était trop naturel que dans une maison où le père était un vieux maniaque, la mère une simple ménagère, la sœur timide et très jeune, le frère ainé tînt une place dirigeante, et qu’il prît langue avec un précepteur arrivé du jour. Il était trop naturel aussi qu’un soldat et un gentilhomme élevé dans les idées de sa classe et de son métier me parlât en soldat et en gentilhomme. Vous, mon cher maître, avec votre universelle compréhension des natures, avec votre facilité à dégager le lien nécessaire qui unit le tempérament et le milieu aux idées, vous eussiez vu dans le comte André un cas très défini et très significatif. Et moi-même, pourquoi avais-je préparé mon cahier à fermoir, sinon pour recueillir des documents, et de cette espèce, sur la nature humaine ? N’en avais-je pas là de tout nouveaux dans la personne de cet officier si un et si simple, qui manifestait une manière de penser évidemment identique à sa manière d’être, de respirer, de bouger, de fumer, de manger ? Je me rends trop compte que ma philosophie n’était pas comme du sang dans mes veines, comme de la moelle dans mes os, car ce discours et les convictions qu’il exprimait, au lieu de me plaire par cette rare rencontre de logique, avivèrent encore la plaie d’antipathie, subitement ouverte je ne sais où, — dans mon amour-propre peut-être, car enfin j’étais le chétif et le frêle en face du fort, — à coup sûr, dans ma sensibilité la plus intime, Aucune des idées émises par le comte n’avait à mes yeux la moindre valeur, C’étaient pour moi de pures sottises, et voici qu’au lieu de simplement mépriser ces sottises comme j’aurais fait dans n’importe quelle autre occasion, je me mis à les haïr sur sa bouche. Le métier de soldat ? Je le considérais comme si misérable à cause des fréquentations brutales et aussi du temps perdu, que je m’étais réjoui d’être fils de veuve afin d’échapper à la barbarie de la caserne et aux misères de la discipline. La haine de l’Allemagne ? Je m’étais appliqué à la détruire en moi, comme le pire des préjugés, par dégoût des camarades imbéciles que je voyais s’exalter dans un patriotisme ignorant, et aussi par admiration, par religion pour le peuple à qui la psychologie doit Kant et Schopenhauer, Lotze et Fechner, Helmholtz et Wundt. La foi politique ? Je professais un égal dédain pour les hypothèses grossières qui, sous le nom de légitimisme, de républicanisme, de césarisme, prétendent gouverner un pays a priori. Je rêvais, avec l’auteur des Dialogues philosophigues, une oligarchie de savants, un despotisme de psychologues et d’économistes, de physiologistes et d’historiens. La vie pratique ? C’était la vie diminuée, pour moi qui ne voyais dans le monde extérieur qu’un champ d’expériences où une âme affranchie s’aventure avec prudence, juste assez pour y recueillir des émotions. Enfin ce mépris pour le mensonge que professait mon interlocuteur me frappait comme un affront, en même temps que cette confiance absolue dans ma moralité, fondée sur une fausse image de moi, me gênait, me froissait, me blessait. Certes, la contradiction était piquante : je me donnais comme pareil au portrait que le vieil ami de mon père avait tracé de ma personne ; il me plaisait par certains côtés que l’on me crût tel, et je me sentais irrité que lui, le comte André, ne se défiât pas de moi. Il y a là un détour du cœur qui déconcerte mon analyse. Qu’est-ce que cela prouve, sinon que nous ne nous connaissons jamais entièrement nous-même ? Vous l’avez dit, mon maître, avec magnificence : « Nos états de conscience sont comme des îles sur un océan de ténèbres qui en dérobe à jamais les soubassements. C’est l’œuvre du psychologue de deviner par des sondages le terrain qui fait de ces îles les sommets visibles d’une même chaîne de montagnes, invisible et immobile sous la masse mobile des eaux… »

Si j’ai insisté sur cette soirée qui suivit mon arrivée au château, ce n’est pas qu’elle ait eu des conséquences immédiates, puisque je me retirai après avoir assuré au comte André que j’étais absolument de son avis sur la direction à donner à son jeune frère, et que, remonté dans ma chambre, je me bornai à consigner ses paroles sur mon livre de notes, avec un commentaire plus ou moins dédaigneux. Mais cette première impression vous fera bien comprendre quelles impressions analogues lui succédèrent, et la crise inattendue, quoique très naturelle, qui en résulta. C’est là une de ces chaînes sous-marines dont vous parlez, et j’en retrouve aujourd’hui tout le détail en jetant la sonde au fond, bien au fond de mon cœur. Sous l’influence de vos livres, mon cher maître, et sous celle de votre exemple, je m’étais intellectualisé de plus en plus. Je croyais, comme je vous l’ai raconté tout à l’heure, avoir renoncé définitivement à cette morbide curiosité des passions qui m’avait fait trouver autrefois de cuisants plaisirs dans mes lectures coupables et jusque dans les dégoûts de ma liaison sensuelle avec Marianne. Nous gardons ainsi en nous-mêmes des portions d’âme que nous avons connues très vivantes, que nous croyons mortes et qui ne sont qu’assoupies. Et voilà que peu à peu, à fréquenter pendant seulement quinze jours cet homme, mon ainé de neuf ou dix ans à peine, et qui était, lui, tout réalité, tout énergie, cette existence de pur spéculatif jadis si sincèrement rêvée commença de me sembler… comment dirai-je ? Inférieure ? Oh ! non, puisque je n’aurais pas consenti, au prix d’un empire, à devenir le comte André, avec son titre, sa fortune, ses supériorités physiques et ses idées. Décolorée ? Non encore. Je n’avais qu’à me souvenir de cette apparition unique, votre profil détaché sur la fenêtre de votre cabinet de travail avec ce fond de paysage parisien si vaste et si triste, pour en goûter à nouveau la méditative poésie. Le mot d’incomplet me paraît seul résumer la singulière défaveur que la soudaine comparaison entre le comte et moi répandit sur mes propres convictions. C’est dans le sentiment de cet incomplet que résida le principe tentateur dont je fus la victime, Il n’y a rien de bien original, je crois, dans cet état d’âme d’un homme qui, ayant cultivé à l’excès en lui-même la faculté de penser, rencontre un autre homme ayant cultivé au même degré la faculté d’agir, et qui se sent tourmenté de nostalgie devant cette action pourtant méprisée. Gœthe a tiré tout son Faust de cette nostalgie-là. Je n’étais pas un Faust ; je n’avais pas, comme le vieux docteur, épuisé la coupe des sciences ; et cependant il faut croire que mes études de ces dernières années, en m’exaltant dans un sens trop spécial, avaient laissé en moi des puissances inemployées, qui tressaillirent d’émulation à l’approche de ce représentant d’une autre race. Tout en l’admirant, l’enviant et le dédaignant à la fois, durant les jours qui suivirent, je ne pouvais empêcher ma tête de travailler et mes raisonnements d’aller. Et je songeais : « Un homme qui vaudrait celui-ci par l’action et qui me vaudrait par la pensée, celui-là serait vraiment l’homme supérieur que j’ai souhaité d’être. » Mais l’action et la pensée ne s’excluent-elles pas l’une l’autre ? Elles ne s’excluaient pas à la Renaissance, et, plus près de nous, elles ne se sont pas exclues chez ce Gœthe qui a incarné en lui-même la double destinée de son Faust, tour à tour philosophe et courtisan, poète et ministre ; ni chez Stendhal, romancier et lieutenant de dragons ; ni chez Constant, qui fut l’auteur d’Adolphe et un orateur de feu, en même temps qu’un duelliste, un joueur et un séducteur. Cette culture accomplie du Moi dont j’avais fait le résultat dernier, la fin suprême de mes doctrines, allait-elle sans ce double jeu des facultés, sans ce parallélisme de la vie vécue et de la vie pensée ? Probablement le premier regret que j’eus à me sentir dépossédé ainsi de tout un monde, celui du fait, ne fut que d’orgueil. Mais chez moi, et par la nature essentiellement philosophique de mon être, les sensations se transforment aussitôt en idées. Les moindres accidents me servent à poser des problèmes généraux. Chaque événement de ma destinée me mène à des théories sur toute destinée. Là où un autre jeune homme se fût dit : « C’est dommage que le sort ne m’ait permis qu’une seule espèce de développement, » je me pris à me demander si je ne m’étais pas trompé sur la loi de tout développement. Depuis que j’avais, grâce à vos admirables livres, affranchi mon âme et terrassé les vaines terreurs religieuses, je ne gardais de mes anciennes pratiques de piété qu’une seule, l’habitude d’un examen de conscience quotidien, sous forme de journal, et, de temps à autre, je faisais ce que j’appelais une oraison. Je transportais, comme je vous l’ai dit déjà, et avec une jouissance étrange, les termes de la religion dans le domaine de ma sensibilité personnelle. J’appelais cela encore la liturgie du Moi. Je me souviens qu’un des soirs de la seconde semaine que je passai au château de Jussat, j’employai ainsi plusieurs heures à rédiger une confession générale, c’est-à-dire à dresser un tableau complet de mes instincts divers depuis le plus lointain éveil de ma conscience. J’arrivai à cette conclusion que le trait essentiel de ma nature, la caractéristique de mon être intime avait toujours été, comme je l’ai marqué en commençant le présent travail, la faculté de dédoublement. Cela signifiait une tendance constante à être tout ensemble passionné et réfléchi, à vivre et à me regarder vivre. Mais en m’emprisonnant, comme je le voulais, dans la réflexion pure, en négligeant justement de vivre pour n’être plus qu’un regard ouvert sur la vie, ne risquais-je pas de ressembler à cet Amiel dont le douloureux journal paraissait alors, de me stériliser par l’abus de l’analyse à vide ? Pour me renforcer dans ma résolution d’une existence abstraite, en vain votre image me revenait, mon cher maître. Je me rappelais les phrases sur l’amour dans la Théorie des passions. « Il n’a pas toujours été ce qu’il est, » me disais-je, « un mystère criminel a dû traverser sa jeunesse, » et je vous voyais, à mon âge, vous abandonnant aux expériences coupables qui déjà me tentaient obscurément à travers ces allées et venues de mes pensées.

Je ne sais si cette chimie d’âme, très compliquée et très sincère pourtant, vous semblera suffisamment lucide. Le travail par lequel une émotion s’élabore en nous et finit par se résoudre dans une idée reste si obscur que cette idée est parfois précisément le contraire de ce que le raisonnement simple aurait prévu ! N’eût-il pas été naturel, par exemple, que l’antipathie admirative soulevée en moi par la rencontre du comte André aboutit soit à une répulsion déclarée, soit à une admiration définitive ? Dans le premier cas, j’eusse dû me rejeter davantage vers la Science, et dans l’autre, souhaiter une moralité plus active, une virilité plus pratique dans mes actes ? Oui, j’eusse dû. Mais le naturel de chacun, c’est sa nature. Lu mienne voulait que, par une métamorphose dont je vous ai marqué de mon mieux les degrés, l’antipathie admirative pour le comte devînt chez moi un principe de critique à mon propre égard, que cette critique enfantât, une théorie un peu nouvelle de la vie, que cette théorie réveillât ma disposition native aux curiosités passionnelles. que le tout se fondit en une nostalgie des expériences sentimentales et que, juste à ce moment, une jeune fille se rencontrât dans mon intimité, dont la seule présence aurait suffi pour provoquer le désir de lui plaire chez tout jeune homme de mon âge. Mais j’étais trop intellectuel pour que ce désir naquît dans mon cœur sans avoir traversé ma tête. Du moins, si j’ai subi le charme de grâce et de délicatesse qui émanait de cette enfant de vingt ans, je l’ai subi en croyant que je raisonnais. Il y a des heures où je me demande s’il en a été ainsi, où toute mon histoire m’apparait comme plus simple, où je me dis : « J’ai tout bonnement été amoureux de Charlotte, parce qu’elle était jolie, fine, tendre, et que j’étais jeune ; puis je me suis donné des prétextes de cerveau parce que j’étais un orgueilleux d’idées qui ne voulait pas avoir aimé comme un autre. » Quel soulagement quand je parviens à me parler de la sorte ! Je peux me plaindre moi-même, au lieu de me faire horreur, comme cela m’arrive lorsque je me rappelle ce que j’ai pensé alors, cette froide résolution caressée dans mon esprit, consignée dans mes cahiers, vérifiée, hélas ! dans les événements, la résolution de séduire cette enfant sans l’aimer, par pure curiosité de psychologue, pour le plaisir d’agir, de manier une âme vivante, moi aussi, d’y contempler à même et directement ce mécanisme des passions jusque-là étudié dans les livres, pour la vanité d’enrichir mon intelligence d’une expérience nouvelle. Mais oui, c’est bien ce que j’ai voulu, et je ne pouvais pas ne pas le vouloir, dressé comme j’étais par ces hérédités, par cette éducation que je vous ai dites, transplanté dans le milieu nouveau où me jetait le hasard, et mordu, comme je le fus, par ce féroce esprit de rivalité envers cet insolent jeune homme, mon contraire ?

Et pourtant qu’elle était digne de rencontrer un autre que moi, qu’une froide et meurtrière machine à calcul mental, cette fille si pure et si vraie ! Rien que d’y songer me fend soudain le cœur et me déchire, moi qui me voudrais sec et précis comme un diagnostic de médecin. Elle, ce n’est pas dès le premier soir que je l’ai remarquée. Elle n’offrait pas au premier regard cette perfection des lignes du visage, cet éclat du teint, cette royauté du port qui font dire d’une femme qu’elle est très belle. Tout dans sa physionomie était délicatesse, effacement, demi-teinte, depuis la nuance de ses cheveux châtains jusqu’à celle de ses prunelles, d’un gris un peu brouillé, dans un visage ni trop pâle ni trop rose. Elle appelait nécessairement à l’esprit le terme de modeste, quand on étudiait son expression, et celui de fragile, quand on prenait garde aux finesses de ses pieds et de ses mains, à la grâce presque trop menue de ses mouvements. Quoiqu’elle fût plutôt petite, elle paraissait grande à cause de la proportion de sa tête et de l’attache du col qu’elle avait dégagée et si naturellement noble. Si le comte André reproduisait un de leurs communs ancêtres par un atavisme évident, elle trouvait, elle, le moyen de ressembler à leur père, avec une telle idéalité de lignes que c’était à ne pas admettre cette ressemblance, lorsqu’on ne les voyait pas l’un à côté de l’autre. Il était néanmoins aisé de reconnaître en elle l’influence des dispositions nerveuses qui, chez le père, créaient l’hypocondrie. Charlotte était d’une sensibilité presque morbide, que révélait, à de certaines minutes, un léger tremblement des mains et des lèvres, ces belles lèvres sinueuses où résidait une bonté presque divine. Son menton très ferme dénonçait une rare force de volonté dans cette enveloppe frêle, et je comprends aujourd’hui que la profondeur de ses yeux, parfois immobiles et comme attirés vers un point visible pour eux seuls, trahissait une tendance fatale à l’idée fixe. Comment l’aurais-je remarqué dès lors ? Le premier trait que j’ai observé en elle — dès la seconde semaine qui suivit mon arrivée — fut cette extrême bonté, et cela, grâce au petit Lucien. Cet enfant me raconta qu’elle l’avait prié de savoir de moi, à plusieurs reprises, s’il ne me manquait rien dans ma chambre, — humble détail très puéril, mais qui me toucha, parce que je me sentais bien seul dans cette grande maison où personne, depuis mon arrivée, ne semblait faire la moindre attention à moi. Le marquis n’apparaissait qu’au déjeuner, enveloppé d’une robe de chambre, et pour gémir sur sa santé ou sur la politique. La marquise s’occupait à parfaire le confortable du château, et elle soutenait de longues conférences avec un tapissier venu de Clermont. Le comte André montait à cheval le matin, il chassait l’après-midi, et, le soir, il fumait ses cigares sans plus m’adresser la parole. La gouvernante et la religieuse s’observaient et m’observaient avec une discrétion qui me glaçait. Mon élève était un garçon paresseux et lourd, qui n’avait qu’une qualité, celle d’être très simple, très confiant, et de me raconter tout, ce que je voulais bien entendre sur lui-même et les siens. J’avais appris ainsi tout de suite que le séjour à la campagne, cette année, était l’œuvre du comte André, ce qui ne m’étonna point, car je le sentais de plus en plus le vrai chef de la famille. J’appris que, l’année précédente, il avait voulu faire épouser à sa sœur un de ses camarades, un M. de Plane, que Charlotte avait refusé et qui était parti pour le Tonkin. J’appris… Mais qu’importe ce détail ? Dans nos deux classes quotidiennes, le matin de huit heures à neuf heures et demie, l’après-midi de trois heures à quatre heures et demie, j’avais une peine extrême à fixer l’attention du petit flâneur. Assis sur sa chaise, en face de moi, de l’autre côté de la table, et roulant sa langue contre sa joue tandis qu’il couvrait le papier de sa maladroite et grosse écriture, il me guignait de l’œil. Il épiait sur mon visage la moindre trace de distraction. Avec cet instinct animal et sûr des enfants, il vit bientôt que je le ramenais moins vite à ses leçons quand il m’entretenait de son frère ou de sa sœur, et voilà comment cette innocente bouche me révéla qu’il y avait, dans cette froide maison étrangère, quelqu’un pour qui mon bien-être comptait, qui pensait à moi. Ma mère me manquait tant, quoique je ne voulusse pas en convenir avec moi-même. Et ce fut ce rien — il ne représentait cependant qu’un intérêt de banale politesse — qui me fit regarder Mlle de Jussat avec plus d’attention.

Le second trait que je découvris en elle, après la bonté, fut le goût du romanesque ; non qu’elle eût lu beaucoup de romans, mais elle avait, comme je vous l’ai dit, une sensibilité trop vive, et cette sensibilité lui avait donné comme une appréhension du réel. Sans qu’elle s’en doutât, elle était par ce point très différente de son père, de sa mère et de ses frères. Elle ne pouvait ni se montrer à eux dans la vérité de sa nature, ni les voir dans la vérité de la leur, sans en souffrir. Aussi ne se montrait-elle pas, et se contraignait-elle à ne pas les voir. Elle s’était, spontanément, naïvement, formé sur ceux qu’elle aimait des idées en harmonie avec son cœur à elle, et si contraires à l’évidence qu’elle aurait passé pour fausse ou flatteuse aux yeux d’un observateur malveillant. Elle disait à sa mère, si commune d’âme, si matérielle : « Vous, maman, qui êtes si fine… ; » à son père, si cruellement égoïste ; « Vous, papa, qui êtes si bon… ; » à son frère, si absolu, si entier : « Toi qui comprends tout… ; » et elle le croyait. Mais cette illusion où s’emprisonnait cette créature ingénue et trop tendre la laissait en proie à la solitude morale la plus complète, et dépourvue, à un degré bien dangereux, de toute entente des caractères. Elle s’ignorait comme elle ignorait les autres. Elle se languissait, à son insu, du besoin de rencontrer quelqu’un qui eût une analogie de sentiment avec elle. Il lui arrivait, par exemple, je l’observai dès les premières promenades que nous fîmes ensemble, d’être la seule à sentir vraiment la beauté du paysage formé par le petit lac, les bois qui l’environnent, les volcans lointains et le ciel d’automne, souvent plus beau que le ciel d’été à cause du contraste de son azur avec les ors des feuillées, parfois si voilé, si tristement vaporeux et lointain. Elle tombait ainsi dans des silences sans cause apparente qui venaient de ce que son être trop ému se dissolvait réellement dans le charme des choses. Elle possédait, à l’état d’instinct obscur et de sensation inconsciente, cette faculté qui fait les grands poètes et les grandes amoureuses, de s’oublier, de se disperser, de s’abîmer tout entière dans ce qui touchait son cœur, que ce fût un horizon voilé, une forêt silencieuse et jaunie, un morceau de musique joué par sa gouvernante au piano, l’émotion d’une histoire attachante racontée devant elle. Je ne me lassais pas, dès ce début de notre connaissance, de constater le contraste entre l’animal de combat qu’était le comte et cette créature de grâce et de douceur qui descendait les escaliers de pierre du château d’un pas si léger, posé à peine, et dont le sourire était si accueillant à la fois et si timide ! J’oserai tout dire, puisque encore une fois je n’écris pas ceci pour me peindre en beau, mais pour me montrer. Je n’affirmerais pas que le désir de me faire aimer par cette adorable enfant, dans l’atmosphère de laquelle je commençais de tant me plaire, n’ait pas eu aussi pour cause ce contraste entre elle et son frère. Peut-être l’âme de cette jeune fille, que je voyais toute pleine de ce frère si différent, devint-elle comme un champ de bataille pour la secrète, pour l’obscure antipathie que deux semaines de séjour commun transformèrent aussitôt en haine. Oui, peut-être se cachait-il, dans mon désir de séduction, la cruelle volupté d’humilier ce soldat, ce gentilhomme, ce croyant, en l’outrageant dans ce qu’il avait au monde de plus précieux. Je sais que c’est horrible, mon cher maître, ce que je dis là, mais je ne serais pas digne d’être votre élève si je ne vous donnais ce document aussi sur l’arrière-fond de mon cœur. Et, après tout, ce ne serait, cette nuance odieuse de sensations, qu’un phénomène nécessaire, comme les autres, comme la grâce romanesque de Charlotte, comme l’énergie simple de son frère et comme mes complications à moi, — si obscures à moi-même !