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Le Divin

La bibliothèque libre.
Les Symboles, nouvelle sérieL. Chailley (p. 121-133).


LE DIVIN


 

I


Épuisé par l’effort, ivre de lassitude,
Je n’interroge plus mon ingrate raison.
Dieu n’a pas visité cette obscure prison ;
Tout est morne ; mon âme est une solitude.

Quiconque a servi Dieu, son culte fut le mien ;
J’ai vu frémir la lettre et palpiter l’idole ;
J’ai soulevé le voile éclatant du symbole ;
Et que puis-je affirmer d’un cœur sincère ? Rien.

Mais l’Être, inaccessible à l’esprit qui raisonne,
Respire, je le sais, dans le monde immortel ;
Et chacun doit fleurir son cœur comme un autel,
Car le souffle sacré ne dédaigne personne.


D’où me vient cette soif d’un bonheur infini ?
Vers l’Absolu mon âme en vain s’est élancée ;
Mais, si Dieu me repousse et confond ma pensée,
J’ai le cœur plein d’amour, et l’amour est béni.

N’est-il pas une chose idéale entre toutes
Que je puisse comprendre et posséder enfin ?
Las de crier vers Dieu, je cherche le divin ;
Puisse une grande joie anéantir mes doutes !

Lève-toi, merveilleuse étoile du matin !
Qu’une félicité vivante me pénètre ;
Et mon esprit, fuyant ce qu’il ne peut connaître,
Oubliera l’Absolu glacial et lointain…



II

C’est toi qui sauveras ta faible créature,
Mère immortelle ! Il faut t aimer comme autrefois.
Je veux boire le frais silence de tes bois
Et me réfugier en ton cœur, ô Nature.

Fais-moi connaître encor l’étreinte de tes bras.
Je suis toujours l’enfant sauvage et solitaire
Qui couvrait de baisers la face de la terre,
Et mon âme, c’est toi qui la posséderas.

En toi seule respire une grâce divine.
Tout mon bonheur sera désormais de t’aimer ;
Je veux en toi, vivant et libre, m’abîmer,
Nature qu’à travers tes voiles je devine !

Mon esprit, impuissant à pénétrer ta loi,
Ose te revêtir d’une vague figure…
Ah ! tant que doit durer ma conscience obscure,
Puissé-je m’enivrer uniquement de toi !


Tout s’efface devant tes splendeurs éternelles.
La pensée est stérile et le travail est vain.
Avant de m’absorber dans ton être divin,
Sois l’éblouissement de mes faibles prunelles !

J’étends les mains ; je suis pareil à l’étranger
Qui chancelle éperdu dans les parfums du temple…
Oh ! viens, que face à face enfin je te contemple,
Et mon cœur sans désir ne pourra plus changer.



III

J’ai vu ton corps paré d’une robe de fête.
J’étais à toi, Nature ; et pourtant j’ai voulu
Te le donner encor, ce cœur irrésolu.
Tu t’es montrée à moi dans ta beauté parfaite.

Il fallait à mon âme un ciel plus radieux,
Un pur soleil qui fût comme ton cœur visible,
Une terre féerique, épuisant le possible,
Un air chargé d’ivresse et tout peuplé de dieux.

Laissant derrière moi la Méditerranée,
Plus loin que la Mer rouge au ciel lourd et terni,
J’ai fui, plein d’espérance, altéré d’infini,
Par les beaux sentiers bleus d’une mer fortunée.

Avec des chants confus et de faibles sanglots
Les vagues palpitaient comme l’eau d’une coupe ;
Et le soir je voyais, seul, assis à la poupe,
Le soleil fatigué descendre vers les flots.


L’orbe resplendissant plongeait dans l’eau pourprée ;
La mer se couronnait de nuages de feu ;
Tout se transfigurait comme au souffle d’un dieu,
Et tu priais, mon âme, à cette heure sacrée…

Lorsque sur le soleil majestueux et las
La porte d’or du riche Occident s’était close,
Tel qu’un hortensia fleurissait le ciel rose,
Nuancé de vert pâle et teinté de lilas.

Puis, ainsi qu’une mer paisible qui déferle,
En silence, le long d’un rivage enchanté,
S’épanchait dans la nuit un grand flot de clarté
Qui baignait l’Orient d’une couleur de perle.

Alors, dans son mystère et sa grâce, émergeant
D’une brume laiteuse apparaissait la Lune
Avec ses yeux noyés et sa langueur de brune,
Et sur l’eau scintillait son éventail d’argent.

Soirs trop doux, où l’absence était sans amertume,
Où, dans ma solitude heureuse, j’aspirais
A l’avant du navire un souffle pur et frais,
En regardant les blocs de mer jaspés d’écume !


Aux heures où la nuit fait éclore à foison
Les fruits dorés du ciel et les fleurs sidérales,
J’ai vu, parmi l’essaim des étoiles australes,
La Croix du Sud monter, splendide, à l’horizon î

Et, de nouveau, l’aurore incendiait les nues ;
Puis, tout le jour, le cercle éblouissant des flots,
L’espace, le grand vent, parfois de verts îlots,
Et, le soir, un bouquet d’étoiles inconnues…

O divine lumière, ô pureté du jour,
Bleu lapis-lazuli de cette mer tranquille,
O rivages de l’Inde entrevue, ô chère île,
Je vous ai salués avec des pleurs d’amour !

Terre de mon désir, Ceylan, comme une proie
Je t’épiais avant l’aurore ; peu à peu
Tu sortis du brouillard ainsi qu’un lotus bleu,
Et je te vis grandir, ô terre de ma joie.

Il ne m’a pas trompé, l’irrésistible élan
Qui m’entraînait vers toi loin des plages natales,
Perle unique, parfum des mers orientales,
O paradis de fleurs et de palmes, Ceylan !


J’ai savouré ta joie et ta vierge innocence.
J’errais, heureux, parmi les sveltes cocotiers,
Et l’odeur du champac embaumait tes sentiers,
Ile toute suave en ta magnificence !

O fleurs de l’hibiscus, larges amaryllis,
Flamboyants tout fleuris de flammes écarlates,
Grappes d’or, thyrses blancs, clochettes délicates,
Fleurs sans nombre, moisson de jasmins et de lis !…

Les nobles bananiers ployaient sous leurs régimes ;
Les mangues mûrissaient… Et les bois pleins de fruits
M’ont bercé de leurs doux et mystérieux bruits ;
Mes songes vous peuplaient, solitudes sublime s.

Parmi les gracieux et flexibles palmiers
S’élançaient devant moi d’orgueilleuses fougères,
Beaux arbres couronnés de dentelles légères
Et dont le moindre souffle agite les cimiers.

Et j’ai vu se dresser des géants immobiles :
Leurs racines, au pied d’un tronc vertigineux,
Telles que des serpents formaient d’étranges nœuds
Ou rampaient sur le sol comme des crocodiles.


Paix profonde, silence entrecoupé de voix…
Dans l’air tourbillonnaient de fines plumes blanches ;
De lestes écureuils sautaient parmi les branches ;
Les perroquets joyeux sifflaient au fond des bois.

Je voyais, à travers les lianes fleuries,
Miroiter la rivière aux exquises fraîcheurs ;
Colibris d’émeraude et bleus martins-pêcheurs,
Vous avez traversé mes longues rêveries…

L’homme ne m’a rien pris de mes félicites.
Dans les chemins perdus, loin des bruits de la ville,
Je les aimais, les fils indolents de cette île,
Pour leur grâce animale et leurs yeux veloutés.

Le soir, avec lenteur, ils regagnaient leurs cases
Dans de longs chariots traînés par des zébus ;
Je me sentais pareil aux rêveuses tribus,
L’esprit flottant, les yeux illuminés d’extases.

Le crépuscule était rapide, mais si doux…
Puis la ruche du ciel étincelait d’abeilles ;
Et tu me pénétrais, Nature qui sommeilles
Dans les regards profonds et tendres des Indous.


Les arbres s’étoilaient de blanches lucioles,
Dans les grêles bambous sifflait le vent de mer…
L’amour noyait mon âme et n’avait rien d’amer ;
Sur mes lèvres erraient de confuses paroles.

Ah ! rien ne fixera mon cœur irrésolu,
Si j’oublie un seul jour ces divines soirées !
Rien ne rafraîchira mes lèvres altérées,
Si j’emporte avec moi ma soif de l’Absolu !

Ici j’ai célébré mes noces magnifiques ;
Le cœur de la Nature a battu sur mon cœur ;
Tous les êtres, formant un mélodieux chœur,
Ici nous ont liés par des chaînes magiques.

Et c’est pourquoi, chère île, à l’heure des adieux,
Je me tourne vers toi sans tristesse dans l’âme ;
Je te vois resplendir au couchant qui t’enflamme,
Et, telle, tu vivras à jamais dans mes yeux !

Je t’enveloppe encor de mes regards avides…
Je m’éloigne de toi sous les cieux embrasés
En te jetant l’adieu de mes derniers baisers,
Ceylan, fleur de lumière au cœur des flots splendides !



IV

C’est le printemps de France, et tout a reverdi,
Tout chante ; bien des fleurs que j’aime sont écloses ;
Les marronniers, déjà couverts de thyrses roses,
Ombragent puissamment mon repos de midi.

Mais quel doux lit de fleurs, quelle ombreuse retraite
Te donneront enfin cette paix que tu veux ?
Vois : l’accomplissement du plus cher de tes vœux
Emplit ton âme d’une amertume secrète…

Sublime enthousiasme, as-tu sitôt faibli ?
Mon lâche cœur rêvait des amours surhumaines,
Et sa félicité s’use en quelques semaines ;
Mes souvenirs ne sont qu’une espèce d’oubli.

J’entends encor les flots chanter sur ton rivage,
O terre où le désir inquiet m’entraîna,
Et toi, vivace fleur des jungles, lan’tana,
Tu me poursuis toujours de ton parfum sauvage.


Mais il n’est plus pour moi d’embrassement divin,
Plus d’immortel baiser. Je vois ma petitesse ;
Je m’éveille, accablé d’une lourde tristesse,
Après avoir dormi dans les vapeurs du vin.

Ah ! réveille-toi, fuis cette âpre solitude !
Possède un cœur de femme, un cœur comme le tien,
Si tu veux que l’amour soit ton souverain bien,
Ton infini, ton ciel et ta béatitude.

Un idéal amour, qui n’ait rien de charnel ;
Des aveux murmurés, l’échange d’un sourire ;
Une intime union des âmes sans la dire,
Un amour si profond qu’il en soit éternel.

Oui, Dieu s’éveillerait au fond de ces deux âmes ;
Et, libres à jamais dans l’empire étoile,
Deux êtres, ne formant qu’un Ange immaculé,
Se mêleraient sans fin comme deux chastes flammes !

Il ne peut pas mentir, cet instinct de bonheur
A qui ta vie entière est jetée en pâture.
Si tu franchis le cercle étroit de la Nature,
L’amour t’introduira dans la paix du Seigneur !


Tel, je songe. Et pourtant, faible cœur, tu tressailles
Lorsque tu te souviens des soirs silencieux
Où, prenant à témoin la majesté des cieux,
Tu te glorifiais de hautes fiançailles…

Des parfums de là-bas, d’aveuglantes couleurs
Assiègent ma mémoire et troublent ma cervelle,
Tandis que naît en moi ma chimère nouvelle
Sous le feuillage épais des marronniers en fleurs.